lied

(all., pl. lieder ; « chanson »)

Ludwig van Beethoven
Ludwig van Beethoven

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Terme généralement appliqué au genre très particulier de mélodie accompagnée au piano, qui se développa en Allemagne à l'époque romantique, genre dont les maîtres majeurs ont été Schubert, Schumann, Brahms et Wolf.

Propre à la musique chantée allemande, le lied s'est prolongé jusqu'à nos jours, tandis qu'il s'élargissait en des formes plus vastes, avec accompagnement d'orchestre symphonique (Strauss, Mahler, Schönberg). Mais le mot et la notion mêmes de lied ont une origine bien plus ancienne, qui remonte au Moyen Âge.

Le lied avant le lied

Le terme de lied ­ ou plus précisément, sous ses formes anciennes, de liet ou de leich ­ peut être rapproché étymologiquement de celui de lai. Il désigne, tout d'abord, une forme de chanson pratiquée par les trouvères germaniques, les Minnesänger. Chanson monodique savante, sans doute accompagnée ou soutenue par un instrument, c'est originellement une musique à danser, avant de devenir une sorte de madrigal mettant en musique un poème d'amour courtois, de forme raffinée, le liet proprement dit. Le premier maître du genre est le Minnesänger Walther von der Vogelweide, à la fin du xiie siècle. Ce lied savant, ou Kunstlied, est, en Allemagne, le pendant de la chanson des troubadours en pays d'oc ou des trouvères en pays d'oïl : il est la forme de musique vocale par excellence des Minnesänger, jusqu'au xve siècle.

Du haut Moyen Âge proviennent également de très nombreux chants populaires relevant du folklore ­ ou, pour employer l'expression allemande, du Volkslied. Ce sont ces lieder, dont les textes ont été, à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, collectés et rassemblés par des poètes allemands ­ Herder, Arnim, Brentano, Goethe lui-même ­ et publiés en des recueils, qui ont conquis une vaste popularité ; le plus célèbre d'entre eux est le Cor magique de l'enfant (Des Knaben Wunderhorn), qui ne contient pas moins de 700 Volkslieder (Gustav Mahler en a mis plusieurs en musique).

On a voulu voir dans le Volkslied une des sources, sinon la source principale, du lied romantique. Mais si le mot de lied, commun aux deux genres, peut, en effet, abuser et induire une confusion entre les deux, ceux-ci s'opposent radicalement. Autant le lied romantique est une œuvre savante, même lorsqu'il revêt un caractère poétiquement populaire, autant le Volkslied du Moyen Âge ou de la Renaissance, anonyme et transmis par tradition orale, est d'essence et de forme populaires : chantant les travaux des jours, les métiers, l'amour, la guerre, la vie quotidienne, etc., il s'apparente aux autres formes de la chanson populaire.

Dans le domaine savant, la chanson polyphonique française de la Renaissance a son pendant en Allemagne avec le lied polyphonique, profane ou spirituel : chansons d'inspiration séculière, motets religieux, en latin ou en allemand, prennent le terme générique de lieder sous la plume des musiciens du xvie siècle, pour la plupart disciples de Roland de Lassus (Leonhard Lechner, Johannes Eccard, Hans Leo Hassler), dont ils adaptent le langage contrapuntique pour l'introduire dans le monde germanique luthérien.

Deux grands événements historiques vont marquer profondément la musique allemande et comptent parmi les sources auxquelles s'est alimenté le lied romantique : la Réforme de Luther et la guerre de Trente Ans. L'influence de Luther est capitale dans l'évolution de la musique vocale allemande : directement, par les recommandations pratiques qu'impose le réformateur à sa communauté spirituelle ; indirectement et à plus long terme, par tout le courant de pensée qui sera celui du monde allemand dans les siècles suivants, intimement imprégné des grandes composantes du luthéranisme. D'une nature profondément musicienne, Luther centre la pratique cultuelle sur le chant communautaire, au temple ou dans la famille, faisant de cette pratique un acte liturgique. Le lien ainsi établi entre la musique (et plus particulièrement le chant) et le sacré orientera de façon décisive toute la pensée allemande et une certaine façon d'envisager la musique, propre à la culture réformée germanique.

Pour les besoins du culte nouveau, Luther compose des chorals, en fait composer, collecter, adapter par les musiciens de son entourage, à partir, parfois, de chansons populaires. Sur plusieurs générations va ainsi se constituer un corpus de chorals, mélodies volontairement très simples dans la mesure où elles sont vouées à être chantées par tous. Même dans leur version harmonisée à plusieurs voix, les chorals demeurent d'une exécution très aisée, avec leur respiration régulière bien marquée ­ encore un trait dont se souviendra le lied romantique.

De la sorte, Luther donne un formidable élan à la création d'une musique vocale ­ savante, puisque due à des compositeurs professionnels, mais de coupe simple et destinée à de multiples occasions de la vie quotidienne. Le sacré ne s'y distingue pas plus aisément du profane que le lied ne se différencie alors du choral.

Quant à la guerre de Trente Ans, au siècle suivant (1618-1648), elle provoque des ravages considérables dans la culture et la société allemandes ; mais elle suscite aussi une exacerbation de la spiritualité, qui s'incarne sur plusieurs générations en courants de pensée et en poèmes religieux (généralement sur fond de terreur et de mort, souvenir immédiat des atroces malheurs de la guerre). C'est, notamment, le courant piétiste, qui touche en profondeur les milieux bourgeois, et dont les principaux poètes sont Jakob Böhme et Angelus Silesius.

Les prédécesseurs de Schubert

De ces mouvements naîtra le climat propice à la fondation d'un art musical typiquement allemand, que ce soit dans le drame lyrique (qui aboutira à partir de l'Enlèvement au sérail de Mozart) ou dans l'ode de salon. La veine populaire, marquée du caractère sérieux, « engagé », quasi sacré, qui sous-tend toute l'expression littéraire depuis le xvie siècle, donnera naissance au Singspiel, dont Hiller est le premier grand représentant, dans la seconde moitié du xviiie siècle. Mais c'est aussi le moment où l'Aufklärung, époque de pensée rationaliste du « Siècle des lumières », le temps du philosophe Leibniz ou du poète Klopstock, favorise l'éclosion d'innombrables musiques domestiques pour chant avec accompagnement instrumental : les cahiers d'odes rationalistes et moralisantes fleurissent au milieu du xviiie siècle dans toute l'Allemagne, composées par les Mizler, Mattheson, Schubart, Marpurg, Scheibe…, un courant qui se poursuivra jusqu'à certains des lieder de Mozart et de Beethoven, lesquels n'apporteront d'ailleurs pas au lied quelque forme nouvelle, décisive, à la mesure de leur génie.

En Allemagne du Nord, un musicien comme Johann Abraham Peter Schulz (1747-1800) peut être considéré comme l'un des précurseurs du lied ­ chant simple, naturel, de caractère strophique, écrit pour tous, et dont certaines mélodies vont devenir populaires. Son recueil de Lieder im Volkston bey dem Klavier zu spielen, « Chansons de caractère populaire à exécuter avec piano » (1782), fait de lui l'initiateur du genre des Lieder im Volkston, chansons de caractère populaire où s'essaient maints compositeurs du xviiie siècle finissant. Dans les années 1770-1780, en effet, très nombreuses sont les pièces lyriques de style populaire transcendé, dont le caractère vocal se fait d'ailleurs plus volontiers lyrique dans les régions méridionales de l'Allemagne, au contact de l'art italien, qui fleurit alors dans les cours princières.

On ne saurait non plus mésestimer la vogue, à cette même époque, des mélodrames (la Médée de Benda devait fortement impressionner Mozart) : toute la charge émotive du récit y est assumée par la musique, sur laquelle le texte simplement parlé explicite l'action ou les sentiments en présence, texte acquérant du même coup un poids insoupçonné.

Trois compositeurs peuvent alors être considérés comme les annonciateurs les plus directs du lied schubertien : Reichardt, Hiller et Zumsteeg. Johann Friedrich Reichardt (1752-1814) publie de très nombreux volumes de mélodies accompagnées, appelées elles aussi lieder, sur des poèmes de Goethe, Schiller, Claudius, Hölty, Klopstock ­ les poètes mêmes qui inspireront Schubert : Goethes Lieder ; Lieder der Liebe und der Einsamkeit, « Chansons d'amour et de solitude » (1798) ; Wiegenlieder für gute deutsche Mütter, « Berceuses pour les bonnes mères de famille allemandes » (1798) ; Oden, Balladen und Romanzen (1809-1811), etc. Il est également l'auteur d'opéras et de Singspiele, où fleurissent aussi ces ariettes quelque peu simplistes. On notera qu'il est le premier à avoir mis en musique le Roi des aulnes (Erlkönig) de Goethe, qui sera l'un des plus fameux lieder de Schubert.

Johann Adam Hiller (1728-1804), dont on a rappelé qu'il était l'initiateur du Singspiel, a publié, à côté de multiples arrangements et d'harmonisations de chorals, des mélodies ­ « lieder » ­ avec accompagnement, depuis 1759 (Lieder mit Melodien an meinen Canarienvogel, « Textes de chansons avec leurs mélodies, pour mon canari ») jusqu'à 1790 (Letztes Opfer, in einigen Lieder-Melodien, « Dernière offrande, en quelques mélodies de chansons), dont un cahier de Lieder für Kinder, « Chansons pour les enfants », en 1769.

Quant à Johann Rudolf Zumsteeg (1760-1802), il est le créateur de la ballade pour chant et piano, grande mélodie « durchkomponiert » (composée de bout en bout, sans retour à des refrains ou à des couplets), dont il organise la forme en divers plans d'intensité dramatique et musicale. Ses poètes sont, comme pour Reichardt, ceux de l'Aufklärung des années 1740-1770, et ceux du courant littéraire nouveau, celui du premier romantisme allemand ou Sturm und Drang, influencé par les romans sentimentaux européens du xviiie siècle (Pamela de Richardson, la Nouvelle Héloïse de Rousseau) et les poèmes d'Ossian, et illustré principalement par le jeune Goethe : le surnaturel y perd de son caractère strictement religieux pour acquérir une dimension dramatique, profane, mais conservant toujours une vision mystique du monde, mêlée au sentiment de la mort. On a publié de Zumsteeg 7 livres de Balladen und Lieder.

De ces musiciens, on peut rapprocher Carl Friedrich Zelter (1758-1832), ami et conseiller musical de Goethe, auteur, lui aussi, de nombreux lieder ; certains précèdent ceux de Schubert, d'autres en sont contemporains et même de peu postérieurs, mais sans toutefois être influencés par son apport résolument neuf à l'art du lied.

Car le lied de Schubert est le premier à faire converger, génialement, en un seul foyer le climat sérieux et le caractère « engagé » issu du vieux fonds luthérien, l'intimité bourgeoise de la mélodie plus ou moins populaire et l'esprit de la musique de chambre. Cela beaucoup plus qu'il n'opère de synthèse de tous ces courants, dont il procède cependant et sans la connaissance desquels il est impossible de remonter aux sources de son art : les mouvements littéraires du piétisme, de l'Aufklärung et du Sturm und Drang, la recherche d'une expression musico-dramatique spécifiquement allemande, le monde du choral, le fonds populaire de la chanson, l'air d'opéra et de Singspiel, l'ode rationaliste et le lied im Volkston.

Une production unique, en quantité comme en qualité : les lieder de Schubert

En une quinzaine d'années seulement, Franz Schubert (1797-1828) a écrit quelque 625 lieder pour voix et piano. Cette production s'étend sur toute sa vie créatrice, de ses années de collège aux derniers jours de sa vie. Le premier de tous qui nous ait été conservé est la Plainte d'Agar dans le désert (1811), qui avait été précédé d'essais antérieurs, disparus ; le dernier est le Pâtre sur le rocher, avec un accompagnement de clarinette et de piano (1828). Doué d'une extraordinaire rapidité dans un genre qui était l'expression si intime de sa pensée, Schubert a écrit ses lieder très rapidement ­ jusqu'à cinq en une seule journée. Mais ce fait ne doit pas masquer que la rédaction d'un lied pouvait être précédée d'une lente rumination plus ou moins inconsciente, ni que certains lieder aient été repris, retravaillés, jusqu'à parvenir à leur forme achevée définitive. C'est ainsi, par exemple, que, parmi les premiers lieder de Schubert, certains, comme Gretchen am Spinnrade (« Marguerite au rouet », 1814) ou Erlkönig (« le Roi des aulnes », 1815), chefs-d'œuvre si accomplis, malgré la jeunesse du compositeur, qu'on les donne généralement pour date de naissance du lied romantique, ont fait l'objet de plusieurs rédactions successives. Le Roi des aulnes a connu 4 versions, apportant chacune des différences minimes d'apparence, mais fort importantes quant à l'expressivité musicale.

Chanté pour la première fois en 1820, le Roi des aulnes fut la première œuvre publiée de Schubert, en 1821. Les lieder sont d'ailleurs la partie de l'œuvre de Schubert qui se répandit le plus tôt, sinon dans le grand public, du moins dans les cercles musicaux et littéraires. Ce sont eux qui lui assurèrent, de son vivant même, une notoriété certaine ­ encore que Goethe ne répondît à aucun de ses envois ­, notoriété que ne connut le reste de l'œuvre que plusieurs dizaines d'années après la mort du musicien. La première édition complète des lieder ne fut cependant établie que de 1884 à 1897, par Mandyczewski, et publiée par Breitkopf und Härtel ; elle a été rééditée par Dover, aux États-Unis, en 19 volumes, de 1965 à 1969.

Contrairement à ce que l'on avance généralement, Schubert ne fut pas un illettré qui aurait choisi ses poèmes au hasard. Tout au contraire, il a participé à d'innombrables réunions littéraires avec ses amis ; et il montre dans ses choix de poètes une véritable intuition (bien plus grande que celle d'un Fauré, par exemple). C'est ainsi que plus de 60 de ses lieder, soit 1/10 de sa production, sont écrits sur des textes de Goethe, le plus grand poète allemand ; plus de 30 le sont sur des poèmes de Schiller. À la fin de sa vie, en 1828, il découvre, à peine publié, un jeune poète encore inconnu, Heinrich Heine, qui deviendra le poète de prédilection de Schumann. Schubert lui consacre 6 de ses derniers lieder, 6 chefs-d'œuvre, du Chant du cygne. Quant aux poètes de moindre renom sur lesquels se fonde tout le reste de son œuvre, ils ne sont pas pour autant de valeur négligeable ; leur univers est celui dans lequel se situe Schubert, dans lequel il se sent totalement impliqué.

Le fait est essentiel, car écrire un lied n'est pas pour Schubert imaginer une jolie mélodie, soutenue au piano, par-dessus un texte ; c'est là le domaine de la romance, de la simple « mise en musique », et Victor Hugo avait bien raison d'interdire : « Défense de déposer de la musique le long de mes vers. » La musique, ici, que ce soit celle du piano ou celle du chant, deux éléments traités en étroite communion (comme dans la musique de chambre), cherche à approfondir la vision poétique du texte, à en prolonger les harmoniques, les vibrations, en symbiose intime avec le texte. L'opération est d'ordre musical : la charge poétique, affective du texte passe dans la musique, et le texte chanté ne fait que la traduire « en clair », comme c'était le cas dans le mélodrame. Non pas mise en musique, donc, mais transfiguration poético-musicale.

Avec Schubert, le lied trouve d'un coup sa forme la plus achevée. Dresser la typologie du lied schubertien, c'est inventorier tout ce qui fait l'originalité de Schubert sur ses devanciers et souligner les grands traits du lied romantique allemand. Il faut donc envisager succinctement ces caractéristiques, d'ordre littéraire et d'ordre musical, et en commençant par le domaine poétique. D'abord parce que c'est du poème, mûrement choisi et provocateur du choc initial de la création musicale, que part le musicien, entrant en relation de tension avec le texte pour en fouiller, par les sons, toutes les virtualités ; mais aussi parce que, dans la pensée allemande, ce domaine littéraire pèse traditionnellement d'un bien plus grand poids que ce qui ne ressortit qu'à la seule musique.

Le trait caractéristique le plus frappant à la lecture des poèmes utilisés par Schubert est la présence, dans une forte proportion, de la nature. Celle-ci apparaît comme simple paysage de claire détente (Au printemps, Chant du matin). Mais le décor est très souvent beaucoup plus riche de signification intime : au paysage naturel correspond le paysage intérieur du poète, l'âme et l'univers se reflètent l'un dans l'autre, comme le microcosme et le macrocosme. La description de la nature nous concerne en ce que la suite du poème et du lied nous y situe, le destin de l'homme se trouvant intimement lié à celui du monde naturel. C'est là le domaine d'un Wilhelm Müller (le poète de la Belle Meunière et du Voyage d'hiver), mais aussi des auteurs qui s'apparentent au Sturm und Drang et cultivent le fantastique cosmique (Herder, Percy, Ossian).

À cette peinture de la nature participent évidemment les éléments. L'eau, principalement, élément de prédilection de Schubert : ruisseaux et rivières, fleuves et mers (Berceuse du ruisseau, Ruisseau d'été, À une source, la Truite, le Fleuve, Bord de mer, Au bord du fleuve) ; mais aussi l'eau courante en ce qu'elle incarne une image de la destinée humaine, dans son voyage inexorable de la source vers l'embouchure, de la naissance à la mort (c'est, notamment, le thème du chœur pour voix d'hommes sur le Chant des esprits au-dessus des eaux, de Goethe). Eau du destin, élément dans lequel se reflètent les hommes : c'est la substance même de la Belle Meunière, où le thème de l'eau joue le rôle de leitmotiv. Avec l'eau, l'orage et la tempête, les vents déchaînés (Matinée orageuse, la Jeune Religieuse, le Roi des aulnes), la neige et le gel (Voyage d'hiver), la nuit et la lune (sérénades, nocturnes, À la lune).

Le thème de la destinée humaine prend souvent chez Schubert et ses poètes l'image du voyageur (der Wanderer). L'insatisfaction de l'homme, son inquiétude le poussent à quitter sa maison, son pays, et à parcourir le monde ; il se met ainsi à l'unisson d'un univers qui n'est que mouvement, en marche comme la destinée et la vie ; mais la nostalgie (die Sehnsucht, thème corollaire, fondamental lui aussi) le ramène vers son pays, sa vraie patrie, qui sera en réalité la mort. C'est le thème du Tilleul, de Bienvenue et départ, comme des nombreux lieder de voyage : le Voyageur, Nocturne du voyageur, En voyage, etc., et surtout du cycle du Voyage d'hiver.

Dans sa pérégrination, l'homme reste solitaire et ne rencontre pas l'amour, la bien-aimée est absente. Solitude schubertienne, dans la Belle Meunière et le Voyage d'hiver, dans Marguerite au rouet, la Plainte d'Agar dans le désert, Solitude, À l'absente, À la lointaine, le Sosie, la Ville, les divers Chants du harpiste et chants de Mignon, la Litanie pour le jour des morts. Solitude suprême, enfin, la mort, où aboutit toute destinée, mais généralement envisagée comme un apaisement. Le thème de la mort prend chez Schubert une importance croissante, en trois vagues successives. Dans les premières années, elle est composante d'un paysage funèbre (Couronne funèbre pour un enfant, Au postillon Kronos), pour s'intérioriser ensuite peu à peu, vers 1816-17 (À la mort, la Mort et la Jeune Fille, le Jeune Homme et la Mort). Enfin, dans les années 1823-1828, la mort est devenue intérieure et a rejoint la solitude, la maladie, le voyage, la nostalgie, dans une vision globale du monde intime, tragique et privée d'espoir (Voyage d'hiver, lieder sur des poèmes de Heine dans le Chant du cygne).

Les motifs littéraires de tous ces poèmes sont empruntés à diverses sources : fonds légendaire de l'Allemagne et de l'Europe du Nord, motifs populaires et folkloriques (Petite Rose des bruyères), grands thèmes littéraires (Faust, le Divan occidental ou Wilhelm Meister, pour Goethe). Une petite touche chrétienne (Ave Maria, Pax vobiscum, Litanie) apporte rarement son éclairage à un monde essentiellement panthéiste, assez fortement teinté du paganisme véhiculé par les grands motifs de la mythologie grecque revisitée par Schiller et Goethe : Prométhée, Ganymède, les Dieux de la Grèce, le Groupe au Tartare, le Fils des muses, Chant d'un nautonnier aux Dioscures.

De ces grands courants musicaux convergents, de ces divers types de poèmes, subtilement sélectionnés, dépendent les types formels que Schubert met au point. Car, on l'a compris, il ne s'agit jamais de musique populaire, recueillie dans le terroir ou véhiculée par la tradition, à laquelle le musicien aurait octroyé un soutien instrumental pour en faire de la romance de salon. Populaire, le lied de Schubert l'est dans son apparente simplicité, dans une expression lyrique d'abord facile et aisément mémorisable, bien « dans la voix », dans toutes les connotations avec la vie des hommes simples et les paysages naturels. Il y a ainsi chez Schubert la permanence d'une « fiction populaire », qui couronne en le masquant un travail formel extrêmement savant et élaboré.

Il est frappant d'observer que Schubert trouve d'emblée, dès ses premiers lieder, sa personnalité, l'originalité du lied romantique qu'il porte aussitôt à son point de perfection, et comme la forme évolue relativement peu tout au long de sa production, en dépit d'une maîtrise croissante des éléments de son langage musical. Ce sont d'abord, formes primitives, des sortes de petites cantates traitées avec un accompagnement qui évoque la réduction au piano d'une partie orchestrale. Très tôt abandonnée, cette forme débouche dans la grande ballade mélodramatique à la Zumsteeg, mais menée à un exceptionnel accomplissement expressif et formel. La voix et l'instrument s'y trouvent intimement mêlés, comme en une œuvre de musique de chambre. La symphonie pianistique fait vivre les éléments de l'espace naturel et les frémissements de la vie intérieure, emportant la voix dans un grand mouvement épique. Composées de bout en bout, sans retours, les ballades s'entrecoupent de récitatifs articulant les temps forts de l'épopée poétique, opposent les plans d'intensité, les tonalités, les assises rythmiques. C'est tout un opéra en quelques minutes, tel que le brossent les poètes du Sturm und Drang (le Plongeur, le Gant, le Nain, le Groupe au Tartare, Au postillon Kronos, le Roi des aulnes).

À ces formes de type excentrique s'opposent les formes concentriques de la méditation musicale, de l'introspection : une vision sonore est saisie comme en « instantané », et les mouvements obsessionnels de redites et d'incantation, de la voix comme du piano, en explorent tous les harmoniques intérieurs. C'est le monde de Du bist die Ruh' (« Tu es ma paix »), des lieder sur les poèmes de Heine ou des cycles.

Un troisième registre est constitué des lieder de paysage pur, au caractère extraverti : évocations de la nature, échos, simplicité et lumière (Au printemps).

Quelques groupes de lieder sont associés en « cycles ». C'est le cas de la dizaine de lieder de Mignon, d'après le Wilhelm Meister de Goethe ; mais il s'agit là d'un ensemble de lieder fondés sur une même œuvre littéraire, sans que l'on puisse dégager une dramaturgie musicale unissant entre eux ces lieder. C'est aussi le cas du recueil du Chant du cygne, regroupant 14 lieder (7 de Rellstab, dont la populaire Sérénade, 6 de Heine et 1 de Seidl) ; mais, en fait, la composition de cet album et son titre larmoyant sont pure fantaisie de l'éditeur posthume, aucun lien n'ayant été voulu par Schubert entre ces diverses pièces. Restent 2 cycles, expressément composés comme tels : les 20 lieder de la Belle Meunière (1823), et les 24 du Voyage d'hiver (1827). Tous deux, sur des poèmes de Wilhelm Müller (de bien plus grande valeur qu'on ne le dit généralement), enchaînent des lieder en grande partie de type méditatif, selon une dramaturgie qui en fait de véritables récits, unis par l'emploi de leitmotive : les mouvements de doubles croches de la Belle Meunière, thème de l'eau quasi omniprésent et qui finit par recouvrir dans ses flots le petit meunier Schubert et son espoir déçu ; motif du pas du voyageur (noires ou croches insistantes) dans le Voyage d'hiver, avec ses interruptions de silences et ses cris désespérés, dans un monde gelé et raréfié.

À ces grandes familles de lieder, il faudrait ajouter les ensembles vocaux et les chœurs pour voix d'hommes accompagnés de piano, qui ne procèdent pas directement du lied, mais s'y rattachent par leurs motifs poétiques.

Les structures musicales utilisées par Schubert ne relèvent jamais, on l'a dit, de la mélodie accompagnée ; formes de musique de chambre, elles sont nombreuses et adaptées précisément à chaque type de poème, visant chaque fois à projeter l'espace visuel et poétique dans un espace sonore qui en délivre les images. On trouve ainsi divers systèmes strophiques : rarement purs, si ce n'est pour quelques lieder de caractère franchement populaire et souvent devenus chants populaires de l'Allemagne romantique (Petite Rose des bruyères), mais faisant appel à des variations (rythmiques, mélodiques) ou à des contrastes (majeur opposé au mineur, ou inversement). La variation est, en effet, l'un des ressorts de la structure schubertienne, variations instrumentale (Au printemps) ou rythmique (Ganymède). Sur le plan mélodique, la variation peut se faire par amplification du galbe de la ligne vocale, le lied procédant alors par « cris » successifs. Lorsqu'il n'est pas rigoureusement durchkomponiert, le lied, surtout de type excentrique, la ballade, s'organise en marqueterie de motifs pianistiques et vocaux, structurés en paliers d'intensité expressive.

Enfin, sur le plan du langage musical, le lied schubertien présente de grandes constantes, qui seront celles de tout le lied romantique allemand. Et d'abord, une extraordinaire concentration sonore. Dans une extrême économie de moyens, aucune note ne se présente comme un quelconque remplissage, comme le moindre bavardage. Rien qui ne soit essentiel, ce qui confère à la partie pianistique comme au chant une relative facilité d'exécution. Brèves introductions au piano, qui en quelques mesures, en quelques notes cernent l'espace sonore et psychologique du lied ; modulations instantanées, par enharmonie ou par simple translation de tonalités, altérations très brèves qui modifient tout à coup un éclairage. Les mouvements obsessionnels font appel à une figure rythmique ou mélodique, à la répétition d'une seule note, et à un élément dont Schubert est le premier, bien avant les musiciens sériels, à avoir évalué toute l'importance expressive : le silence. La substance musicale se raréfie parfois jusqu'à l'absence de toute musique exprimée, laissant les sons se prolonger à l'intérieur des auditeurs. Au silence s'opposent les cris, exacerbation de la ligne mélodique qui finit par envahir tout l'espace sonore. Mais cette dilatation de la mélodie est elle-même utilisée avec beaucoup de parcimonie, en conclusion, pour faire éclater la vision dramatique du lied ; en règle générale, au contraire, la ligne de chant est très diatonique et contenue dans un ambitus relativement restreint. Toute la musique de Schubert chante ­ le piano, le quatuor à cordes, les instruments de l'orchestre ­ comme la voix. Cette vocalité de Schubert explique comment des thèmes de lieder, son monde essentiel, font résurgence dans la musique de piano ou la musique de chambre (quintette la Truite, Wanderer Fantasie pour piano, quatuor la Jeune Fille et la Mort). Ce chant « naturel », où ne perce jamais la science de l'écriture, est sans aucun doute ce qui a pu accréditer la légende d'un Schubert populaire ; c'est, en tout cas, ce qui contribue à donner à ses lieder leur incontestable popularité.

Les lieder de Schumann

Schubert a véritablement créé le lied romantique allemand, et lui a donné, d'un coup, ses plus hauts chefs-d'œuvre. Tous les musiciens qui vont le suivre vont se définir par rapport à lui, à commencer par Robert Schumann (1810-1856), qui, en quelque sorte, le complète et achève d'explorer toutes les potentialités du lied. Et pourtant, on ne peut imaginer plus dissemblables que Schubert et Schumann. Autant le premier, autrichien, se masque de fiction populaire, autant le second, allemand, laisse à découvert sa complexité, son trouble univers. Schubert est homme de l'instinct ­ un instinct très sûr ­, Schumann, lui, est issu d'une culture littéraire. Il avait songé aux lettres, s'y est essayé : son lied va perdre de l'immédiateté de celui de Schubert pour se charger de signes, de symboles et d'allusions. À quoi il faut ajouter, deuxième constante de son art du lied, une personnalité complexe, problématique, hantée de peurs et de vertiges, de nostalgie, et d'un drame d'emmuré vivant qui le conduira à l'asile.

D'où un choix très différent de poètes et l'élaboration d'une langue musicale nouvelle. Les poètes, ce sont d'abord Heine, que Schubert lui désigne post mortem dans le Chant du cygne ; et puis Eichendorff, et Lenau, dans ce que leur œuvre compte de plus désespéré ; et Chamisso, qui n'échappe pas à une certaine sensiblerie, avant de retrouver quelques textes de Goethe, de Rückert, de Mörike, ou de découvrir une nouvelle génération, avec Byron, Burns ou Moore. C'est le monde des crépuscules et des lumières « entre chien et loup », où la raison bascule dans la folie, celui des noces tragiques, des amours comblées et malheureuses, des carnavals de l'âme, des rêves et des paysages méphitiques.

Musicalement, la langue schumannienne porte témoignage de ces complexes et de ces contradictions. D'abord, dans une part différente dévolue au piano : à lui les introductions qui plongent au cœur d'un univers tourmenté, et les longues conclusions où tente de se résoudre et de se libérer le drame chanté que la voix seule n'est pas parvenue à exorciser ­ là où il fallait à Schubert un cri à peine répété et quelques accords. La ligne de chant, elle aussi, rompt avec la simplicité schubertienne : plus distendue, plus apparemment raffinée, elle souligne, avec le piano, les moindres intentions du texte en des altérations plus ou moins marquées. Schubert campait son lied dans une progression musicale et épique ; Schumann, au contraire, en lyrique, analyse et explore toutes les facettes de ses poèmes dans une opération beaucoup plus statique, presque contemplative. Et pour cerner le climat émotif des poèmes il en appelle au chromatisme, aux accords altérés (septième diminuée, neuvième), aux incertitudes rythmiques, aux mouvements syncopés.

La production de lieder de Schumann compte quelque 250 morceaux, pour la plupart regroupés en recueils et même en cycles. Mais alors que les lieder accompagnent toute la vie créatrice de Schubert, ils n'apparaissent chez Schumann qu'en deux formidables vagues : 130 environ pour la seule année 1840, plus de 100 pour les années 1849 à 1852.

En 1840, Schumann a trente ans. Dans les dix années qui précèdent, il n'a écrit que pour le piano : la quasi-totalité de ses chefs-d'œuvre. Obtenant enfin l'autorisation d'épouser Clara, en cette même année 1840, il va consacrer toute l'année exclusivement aux lieder ; et, à part quelques pièces, il n'y reviendra qu'en 1849, après une longue série de crises. Pris alors par une frénésie de création, il s'adonne à tous les genres, dans les quatre années qui suivent, avant la chute de 1853.

À côté de la production des lieder pour voix et piano, il faut mentionner un nombre important de duos, trios et quatuors vocaux avec piano, 3 morceaux pour voix parlée avec piano, et de nombreux chœurs pour voix de femmes, voix d'hommes ou voix mixtes, pour la plupart sans accompagnement. À de rares exceptions près, toutes ces pièces ont vu le jour dans les deux grandes vagues de création des lieder ­ elles datent principalement de 1849. Et elles font appel aux mêmes poètes que les lieder pour voix et piano.

Il est troublant de voir Schumann, au moment même d'épouser la pianiste Clara Wieck, qu'il attend depuis dix ans et pour qui il a écrit nombre de ses grandes pages pour le piano, abandonner ce piano et chercher dans le lied, et exclusivement, l'expression lyrique, explicite, d'amours malheureuses. Dans la production de cette année, 5 groupes de lieder sont baptisés « cycles » ­ Liederkreise : les opus 24 et 25 (Myrthes), 39, 42 (l'Amour et la vie d'une femme) et 48 (les Amours du poète), représentant en tout 71 lieder. Mais 2 seulement, les opus 42 et 48, constituent des ensembles cohérents, construits en tant que tels et animés d'une dramaturgie musicale interne (leitmotive, relations tonales entre les lieder, etc.).

Le Liederkreis op. 24 est le premier bouquet de fleurs vénéneuses que Schumann cueille chez Heine ­ 31 lieder d'après Heine en 1840, presque plus ensuite. Le Liederkreis op. 25, Myrthes, rassemble 26 lieder de poètes divers en une couronne de fiançailles offerte à Clara, plus suaves, moins fervents que les autres. C'est Eichendorff qui donne les poèmes de l'opus 39, 12 chefs-d'œuvre qui chantent la fiancée morte, la détresse du poète, les menaces de la nuit, dans un décor de châteaux en ruines et de forêts enchantées.

Lui aussi offert à Clara, le cycle l'Amour et la vie d'une femme doit son texte sentimental et quelque peu larmoyant à Chamisso. Malgré le caractère petit-bourgeois de la Restauration (Biedermeier, en Allemagne), qui peut paraître d'une ingénuité un peu puérile, mais qui convient si exactement à toute une part de la sensibilité schumannienne, ce cycle de 8 tableaux évoque la vie sentimentale d'une jeune femme, depuis les premiers aveux jusqu'à la mort du bien-aimé, en passant par les noces et la naissance de l'enfant. Huit portraits réunis en une seule suite, d'aspect étrangement prémonitoire. Les Amours du poète, enfin, sur des poèmes de Heine, sont une sorte de tragédie en réduction ­ la tragédie du poète, dont la bien-aimée en épouse un autre, et qui en meurt : 16 miniatures organisées en contrastes, avec temps forts et moments de détente.

1840, toujours, pour le minicycle du Pauvre Pierre (de Heine, encore), ou quelques ballades, sortes d'ébauches d'opéras ­ l'opéra qui est la nostalgie de tout le romantisme allemand, et que seul Wagner, après Weber, réussira. Et puis plusieurs cahiers d'après des poèmes de moindre envergure de Rückert, de Reinick ou de Kerner.

Dans les années de maturité, Schumann emprunte à un grand nombre de poètes, de Goethe et Schiller à des anonymes. À nouveau, des rêves, des scènes fantastiques, des chants de soldats ou des scènes médiévales : tout un monde très différencié, qui ne cesse de pétrir et de ressasser ces motifs de l'inquiétude qui ne tarderont pas à mener Schumann à la folie, mais qui constitue un corpus passionnant encore beaucoup trop ignoré des interprètes.

Autour des maîtres du lied

Le foisonnement de musique vocale avec piano ­ tout ce que l'on regroupe sous le terme générique de lied ­ ne s'est pas arrêté du jour où Schubert, puis Schumann ont porté le lied à sa perfection. Tout au contraire, ce foisonnement se poursuit, et il n'est guère de musicien allemand qui, au xixe siècle, ne compose des lieder ­ musiciens mineurs ­, ni créateur de génie chez qui le lied n'atteindra pas les sommets des maîtres du genre.

On a indiqué que, avant Schubert, ni Mozart, ni Beethoven, ni d'ailleurs Haydn n'ont innové réellement en ce domaine. Certains de leurs lieder, cependant, pressentent ce que sera le lied romantique. Chez Mozart, Abendempfindung (« Sentiment du soir »), Unglückliche Liebe (« Amours malheureuses ») ou Das Lied der Trennung (« le Chant de la séparation ») possèdent déjà un ton, un registre de sensibilité et un rapport entre chant et piano, qui seront ceux de Schubert. Dans ses délicates canzonettes anglaises, ou dans le lied de Wilhelm Meister, Haydn s'approche lui aussi du lied schubertien. Quant à Beethoven, il se situe en marge de cette évolution et ignore tout de Schubert ; ses quelque 70 lieder sont proches des mouvements lents de ses Sonates pour piano, et traités plus instrumentalement que vocalement. Mais ses Six Lieder sur des poèmes de Gellert op. 48 (1802), Adélaïde (1794-95), ses différents lieder sur des poèmes de Goethe ­ et notamment Nur wer die Sehnsucht kennt (« Seul, qui connaît la nostalgie », de Wilhelm Meister), son cycle À la bien-aimée lointaine (1815-16) possèdent une unité dramatique, une ambiance sonore, une subtilité dans le traitement du piano qui préfigurent par moments, plus que Schubert, Schumann et Wolf.

Chez les contemporains de Schubert, peu de musiciens se détachent réellement. Ce ne sont ni Ludwig Spohr (1784-1859), ni même Carl Maria von Weber (1786-1826), qui, malgré quelques réussites (Prière à la bien-aimée, Poèmes de lyre et d'épée), reste le plus souvent enfermé dans la cantate ou surtout l'ariette populaire de Singspiel. Anselm Hüttenbrenner (1794-1868) est plus attachant, mais reste un peu dans l'ombre de son grand ami Schubert. C'est de Carl Loewe (1796-1869) qu'il faut le plus attendre. Non que tout soit chez lui du meilleur goût ni de la plus subtile facture : Loewe rassemble tous les grands thèmes littéraires, historiques et poétiques de son temps, il connaît bien la musique de ses contemporains, et se montre fort habile à composer des sortes de pots-pourris propres à séduire le public moyen. Mais il a aussi des intuitions et un souffle épique, qui vont le faire exceller dans le genre de la grande ballade. L'allure d'opéra que celle-ci prend chez lui n'est pas empruntée à autrui, mais au contraire préfigure les drames musicaux à venir : son Roi des aulnes annonce les tempêtes du Vaisseau fantôme de Wagner. Et des ballades comme Sire Oluf, la Fille de l'hôtelière, Edward, le Woyvode, Thomas le rimeur sont parmi ce qu'il a laissé de meilleur. L'épopée s'y fait volontiers descriptive, mais sa carrure, son galbe ont pu séduire Robert Schumann.

Si Conradin Kreutzer (1780-1849) se montre attachant en de nombreux lieder, pour la plupart composés sur des poèmes de Uhland, un Giacomo Meyerbeer (1791-1864) ou un Otto Nicolaï (1810-1849) n'apportent guère d'éléments décisifs à l'art du lied. Quant à Felix Mendelssohn (1809-1847), le lied (malgré les grands poèmes de Goethe ou de Heine auxquels il a recours) est la part la plus mièvre de son œuvre et apparaît comme du Schumann affadi ; en revanche, son génie mélodique trouve une merveilleuse expression dans ses Lieder ohne Worte, Mélodies sans paroles, pièces écrites pour piano seul, où le pouvoir évocateur de sa musique peut s'épanouir pleinement, libéré des sollicitations charmeuses des poèmes.

À la génération de Schumann appartiennent encore un Franz, un Hiller, un Cornelius. Robert Franz (1815-1892), protégé par Schumann, manque singulièrement de force musicale. Ses 350 lieder (sur des poèmes de Heine, Eichendorff, Lenau, Mörike) sont plus des complaintes, où s'exhalent tendresse, douceur et tristesse, sur un ton de confidence qui ne manque pas de charme. Mais Franz semble avoir délibérément laissé de côté l'apport des grands maîtres du lied pour offrir des pages plus largement destinées au grand public, à caractère populaire ; c'est ainsi qu'il ne manifeste aucun intérêt particulier pour la valeur intrinsèque des mots de ses poèmes, et enferme les vers dans des phrases de coupe très simple. Ferdinand Hiller (1811-1885) n'apporte guère plus, mais manifeste plus de tempérament que Franz. Quant à Peter Cornelius (1824-1874), quoique très attiré par Wagner, il demeure toujours extrêmement personnel, dans une écriture savante et rigide qui masque mal une très vive sensibilité de solitaire. Si son piano connaît des partitions amples, vastes, qui risquent de submerger le chant, ce dernier, en revanche, se trouve aéré par une prosodie très originale. Ses 77 lieder culminent en 3 cycles, Souffrance et consolation, Chants à la fiancée et Chants de Noël, sur des poèmes du musicien lui-même, et annoncent parfois Hugo Wolf.

Franz Liszt (1811-1886), créateur abondant et protéiforme, aborde tous les genres, y compris, naturellement le lied. Européen, il fait appel à des poètes de diverses nationalités, qu'il sert dans leur langue originale (allemand, italien, français, anglais) : quelque 80 morceaux, dont certains ont reçu une nouvelle version plus tardive ou une orchestration. Contrairement à ce que l'on pourrait attendre, les parties de piano ne sacrifient pas à la virtuosité ; mais en se bornant à illustrer les poèmes elles brodent des variations à effets, des harmonies suggestives quelque peu en marge du sens profond des textes. Le chant, lui, déclame les poèmes, avec une emphase calquée sur le débit du texte, mais sans pour autant glorifier la poésie, ni en fouiller les résonances intimes.

Chez Richard Wagner (1813-1883), les lieder appartiennent au début de la vie créatrice ­ il faut citer notamment les Sept Compositions sur le Faust de Goethe (1832). Il trouve sa voie dans le drame musical, auprès duquel le lied n'a plus de raison d'être. Mais, dans sa maturité, il écrit les Cinq Wesendonck Lieder, 5 lieder sur des poèmes de Mathilde Wesendonck, esquisses pour Tristan et Isolde : dans le format du lied, il enserre les grandes phrases lyriques de son opéra en gestation, et son piano semble, à lui seul, résumer l'orchestre qu'il pressent. Les Wesendonck Lieder seront d'ailleurs orchestrés ultérieurement, par Felix Mottl.

Enfin, on ne peut que citer des compositeurs minimes, eux aussi tentés par le lied : Friedrich Nietzsche (1844-1900), le philosophe qui se piquait de composition musicale, Theodor Kirchner, Julius Schäffer, Louis Ehlert, Emanuel Klitzsch, Joachim Raff, Alexander Ritter.

Avec Brahms, une nouvelle génération du lied romantique

Le lied accompagne toute la vie de Johannes Brahms (1833-1897) : 200 lieder, de ses vingt ans à l'avant-dernière année de sa vie. À quoi il faut ajouter 25 duos, une trentaine de quatuors vocaux, près de 100 chants populaires pour voix et piano et 26 pour chœur à 4 voix, soit une œuvre vocale importante, où le lied se taille la part du lion.

Mais, avec lui, c'est une nouvelle génération du lied romantique qui commence. Chez Schubert et Schumann s'est cristallisé un genre musical dont ils ont créé les archétypes. C'est à présent dans des formes établies que se coule l'inspiration des compositeurs. Ce qui va les individualiser, c'est d'abord le choix des poèmes auquel leur tempérament les mène. Or, il est curieux de voir Brahms s'adresser à un grand nombre d'auteurs différents, pour la plupart mineurs, voire inconnus. Deux noms surnagent, ses deux poètes de prédilection : Groth et Daumer, au talent bien éloigné des Goethe et des Heine de Schubert et de Schumann.

Le choix des thèmes poétiques est très révélateur : à peu près pas de paysages, sinon de grisaille ; des textes volontiers abstraits et sentencieux, assez flous, sans grande force ­ textes très intériorisés, générateurs d'une ambiance vague, grise elle aussi, celle d'un solitaire qui semble vouloir délibérément se mettre à l'écart de son lied, alors que Schubert et Schumann s'y impliquaient totalement.

La structure musicale de ses lieder, Brahms l'emprunte généralement à Schubert, allant des formes strophiques variées à la composition « de bout en bout », en passant par la forme « concentrique », développement libre balisé de formules qui construisent l'œuvre en lui donnant un semblant d'unité. Mais, par rapport à Schubert, il lui manque la clarté, la netteté de plan, qui donnaient si précisément l'intelligibilité de l'ensemble.

Mais la structure n'en est pas seule cause : le langage même du musicien s'y applique. La richesse, la somptuosité, même, de ses thèmes, l'épaisseur de ses parties de piano, le mouvement généralement très modéré engendrent un climat diffus, une lumière voilée. Brahms ne se confie pas, il invite son auditeur à le suivre dans un cheminement vers l'intérieur de lui-même, de sa solitude, tandis que sa pudeur ne cesse de dresser des barrages à cette introspection. C'est tout un domaine de la sensibilité allemande qu'il faut découvrir ici, non sans patience, dans la mesure où ces lieder demeurent très peu fréquentés des chanteurs ­ sans doute en raison de cette espèce d'impuissance à éclater dans l'espace sonore. Mais, à ce prix, on rencontrera de purs chefs-d'œuvre : C'était beau, Solitude de la campagne, D'amour éternel, Nous nous promenions, Toujours plus doucement.

Ces lieder sont presque tous regroupés en recueils. Mais deux d'entre eux composent des cycles, ou plus exactement des albums de lieder réunis par une unité de ton et d'esprit : les Romances de Maguelonne et les Quatre Chants sérieux (il faudrait traduire plus précisément Quatre Chants graves). La composition des quinze Romances de Maguelonne s'étend de 1861 à 1868. Le poète Tieck en a pris l'argument dans un roman de chevalerie français du xiie siècle. Les amours contrariées du chevalier Pierre et de la belle Maguelonne sont saisies, en 15 temps, dans des romances, comme les chansons, les « lyriques » d'une légende dramatique. Quant aux Quatre Chants sérieux, sur des textes bibliques, ils datent de 1896. Ce sont 4 méditations religieuses centrées sur le problème de la mort, dans un ton d'oratorio qui évoque quelque prolongement au Requiem allemand.

Le lied, part essentielle de l'œuvre de Hugo Wolf (1860-1903)

Ses 340 lieder ont été composés sur une vingtaine d'années seulement. Les 245 qui ont été publiés de son vivant se regroupent en cahiers, dont les 5 plus importants présentent une très grande unité, due à la fois à l'unité poétique et au très court laps de temps de la composition : Lieder sur des poèmes de Mörike (53 lieder, 1888), Lieder sur des poèmes d'Eichendorff (20 lieder, pour la plupart de 1888), Lieder sur des poèmes de Goethe (51 lieder, 1888-89), Livre de lieder espagnol (44 lieder sur des poèmes de Heyse et de Geibel, 1889-90) et Livre de lieder italien (46 lieder sur des poèmes de Heyse, en 2 tomes, respectivement de 1890-91 et de 1896). Ces lieder ont été composés par courtes vagues successives, très brusques, coup sur coup, à raison de plusieurs parfois la même journée.

Dans ses lieder comme dans sa vie, Wolf procède à la fois de Schubert et de Schumann. Du premier, il a la rapidité de la création, la solitude ; du second, l'exaltation, les angoisses et la folie ; et des deux, le plus sûr instinct poétique. Car c'est, avant tout, les poètes que cet homme très cultivé et connaisseur veut mettre en valeur, glorifier, et derrière lesquels il cherche à s'effacer. C'est pourquoi on ne peut avec lui cerner un univers poétique dans lequel se définirait la personnalité du musicien, à la lumière des textes choisis par lui : ce qui l'intéresse en Goethe, par exemple, ce n'est pas le lieu de quelque projection de son moi profond, c'est le moi de Goethe lui-même. Ainsi de chacun de ses poètes ­ et quels poètes ! À côté des grands recueils, de Goethe, Mörike et Eichendorff, ce ne sont pas moins que Shakespeare, Ibsen, Byron, Heine, Lenau ou Michel-Ange. À l'opposé de Brahms qui se masque derrière ses poètes et se réfugie dans la musique du piano, Wolf met en lumière les poèmes qu'il révèle par la musique, dans une fusion absolue du verbe et du son.

Avant d'entreprendre la composition d'un lied, Wolf commençait par en déclamer le texte à plusieurs reprises. D'où l'extrême raffinement dans les intonations du chant, le rythme de la déclamation lyrique, le débit de la voix, cette miraculeuse alchimie sonore qui sertit le poème en chacune de ses syllabes. Sous le chant, le piano n'a pas d'harmonies, d'altérations, de modulations, de fantaisie rythmique assez riches pour façonner le somptueux écrin révélant le poème : un langage wagnérien ramassé dans l'espace concentré du piano entendu dans un salon. Il procède par multiplication de petites facettes ­ un accent, une altération, une secousse rythmique ­, dont la juxtaposition en kaléidoscope cherche à épuiser toutes les virtualités de chaque poème. De la même façon qu'au travers de tous ces poèmes, il semble vouloir épuiser une vision totale de l'univers, des évocations de la nature aux chansons de soldats, de l'amour à la mort, de la tendresse à l'humour et de la piété à la dérision. D'où l'immense diversité de ce monde musical, qu'il faudrait analyser pièce après pièce ­ et, en tout cas, tirer de la méconnaissance quasi totale où le tiennent les mélomanes. Le monde poético-musical de Wolf n'est pas d'un accès très aisé ; et l'étroite sujétion des pouvoirs musicaux à la glorification d'un texte impose une totale compréhension de celui-ci, dans sa langue originale. Mais l'œuvre de Wolf contient par gerbes entières des chefs-d'œuvre de musique qu'on ne peut se priver d'ignorer.

Les lieder de Mahler

Gustav Mahler (1860-1911) est l'exact contemporain de Hugo Wolf, et appartient à la même génération que Richard Strauss. Parmi ses premières œuvres, on compte 14 lieder pour voix et piano, composés de 1880 à 1892, et publiés sous le titre de Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chants de jeunesse), en 3 volumes, en 1885 et 1892. Mais, déjà, Mahler songe à la fusion de la voix et de l'orchestre, en composant la cantate en 3 parties Das klagende Lied, le Chant de la plainte (Légende de la forêt, le Ménestrel, Chant nuptial, 1880, révisée en 1892-93 et 1898-99). Alto, ténor et chœurs y chantent des poèmes du compositeur lui-même, inspirés par le vieux fonds légendaire.

Dès ses débuts, donc, Mahler subit la double tentation du lied et de la symphonie. Or, c'est à ce moment que se joue une articulation décisive dans l'histoire du lied. Car Mahler vient de rencontrer le recueil poétique qui va orienter toute son œuvre. Des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit, en effet, 9 des 14 lieder (ceux des volumes II et III) sont écrits sur des poèmes extraits du recueil Des Knaben Wunderhorn. Par la puissance d'évocation personnelle que ces textes éveillent chez lui se révèle un monde sonore que va pouvoir envahir la symphonie. Le piano des lieder de Wolf se substituait, avec ses moyens propres, à un orchestre sous-entendu. Wagner, dans les Wesendonck Lieder, « pensait orchestre » au piano. Et quand Mahler poursuit l'exploration du recueil du Wunderhorn, c'est déjà à l'orchestre qu'il songe.

Dans les années suivantes (1891-1899), il tire du recueil merveilleux une nouvelle gerbe de lieder ­ 15 en tout. Mais, cette fois, c'est à l'orchestre symphonique qu'est destiné leur accompagnement. Dix de ces lieder seront publiés en 1905 sous forme d'un cycle, les Wunderhorn Lieder proprement dits ; 5 autres composent les 2 premiers numéros du recueil Sieben Lieder aus letzter Zeit (Sept Lieder de la dernière période), les 5 autres de ce recueil étant de Rückert ; un est le premier des Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d'un compagnon errant, de déc. 1883 à janv. 1885), les 3 autres poèmes étant de Mahler ; les 2 derniers, enfin, sont parties constituantes de symphonies : Es sungen drei Engel einen süssen Gesang (Trois anges chantaient une douce chanson) figure dans le 5e mouvement de la 3e Symphonie (Ce que me racontent les anges), et Urlicht (Lumière originelle) dans le quatrième mouvement de la 2e Symphonie.

Mais ce n'est pas tout, car 2 autres poèmes du Wunderhorn se retrouvent dans les symphonies, sans avoir toutefois connu de rédaction séparée. Ce sont Ablösung im Sommer (Relève de l'été), 3e mouvement de la 3e Symphonie (Ce que me racontent les bêtes de la forêt), et Das himmlische Leben (la Vie céleste), finale de la 4e Symphonie. Pour être complet, il faut ajouter que la 2e et la 3e Symphonie font appel, pour leur partie chantée, à d'autres poèmes : l'ode Résurrection de Klopstock, révisée par Mahler, dans le finale de la 2e Symphonie, et un poème de Nietzsche, O Mensch, gib acht ! (Ô homme, prends garde !), extrait de Ainsi parlait Zarathoustra, dans le quatrième mouvement de la 3e (Ce que me raconte l'homme).

Selon Bruno Walter, Mahler trouva dans Des Knaben Wunderhorn « tout ce qui remuait son âme ». « Nature, piété, nostalgie, amour, séparation, mort, fantômes, lansquenets, gaieté de la jeunesse, plaisanterie enfantine, humour étrange ­ tout cela vivait en lui comme dans les poèmes, et c'est ainsi que ses lieder surgissaient, torrentueux. » Encore faudrait-il ajouter que Mahler a, non seulement, sélectionné dans le vaste recueil les quelques poèmes (26 sur quelque 700) avec lesquels il entrait le mieux en résonance, mais qu'il les a de surcroît adaptés quand il le fallait, modifiant ici un titre, là coupant des strophes. Mais c'est bien tout son monde intime qui s'incarne en ces poèmes, en ces lieder, à tel point que la fusion se fait inévitablement entre cet univers poétique et le domaine de la symphonie qui est le sien : c'est non seulement l'accompagnement qui devient symphonique, mais les lieder qui entrent dans la symphonie (nos 2, 3 et 4) ; plus encore, les mouvements purement orchestraux des symphonies, des premières, en tout cas, vont bruire de fanfares militaires et de sonneries de casernes, de marches de condamnés, de rires stridents et dérisoires, comme de chants d'oiseaux et de cris d'enfants. L'univers du lied semble s'être définitivement accompli chez Hugo Wolf, pour devenir générateur de symphonie avec Mahler, au point que certains motifs orchestraux peuvent être entendus comme des lieder sans paroles.

1900 voit la fin de la longue période marquée par Des Knaben Wunderhorn : 4e Symphonie et Sieben Lieder aus letzter Zeit. C'est une seconde manière du lied mahlérien qui s'ouvre alors : tandis que les 3 nouvelles symphonies se font exclusivement instrumentales, 2 groupes de 5 lieder avec orchestre voient le jour, tous deux sur des poèmes de Rückert : les lieder 3 à 7 des Sieben Lieder aus letzter Zeit et les 5 Kindertotenlieder (Chants pour des enfants morts, 1901-1904). Le langage de Mahler se fait, ici, plus intérieur, plus dépouillé ; il manifeste une sorte de retrait par rapport au tumulte du monde, abandonnant les caractéristiques nettement populaires du langage de l'époque Wunderhorn, comme les danses paysannes ou les marches militaires. Quant à l'orchestre de ces lieder, il est relativement réduit par rapport à l'imposant effectif instrumental des symphonies contemporaines.

Avec la 8e Symphonie (1906), Mahler revient à l'alliance de l'orchestre avec la voix ­ ici, 8 solistes, 1 double chœur mixte et un chœur d'enfants. Le Veni Creator et la scène finale du second Faust de Goethe y sont traités sur le mode oratorial. C'est la symphonie suivante qui va revenir au lied, celle que Mahler n'appelle pas « neuvième », mais Das Lied von der Erde (le Chant de la terre, 1908-1909), symphonie pour ténor et alto solos et orchestre ­ on notera, cette fois, l'absence de chœur. Les textes sont des traductions de poèmes chinois anciens, qui amènent avec eux leur dépaysement, leur résignation et leur sagesse. Les 5 premiers sont autant de cris désespérés, tandis que le 6e et dernier, de loin le plus développé, Abschied (Adieu), est, sur le thème poétique de l'adieu à l'ami, un adieu au monde, sans le moindre espoir, mais dans un climat de totale résignation. La voix y est traitée comme un instrument de l'orchestre, mais un orchestre dont le langage se fait ici étonnamment prophétique des futures conquêtes de Schönberg.

Richard Strauss et les derniers lieder

Avec Mahler, le lied s'élargit au domaine de la symphonie dans laquelle il se dissout. Richard Strauss (1864-1949), au contraire, va maintenir autant que possible la tradition du lied romantique avec piano, comme il le fera aussi de l'opéra, durant toute la première moitié du xxe siècle. Ses œuvres publiées comptent quelque 140 lieder avec piano (certains ont été orchestrés par le compositeur), et une quinzaine de lieder écrits directement avec accompagnement orchestral. La plupart d'entre eux datent de l'époque symphonique du compositeur, jusqu'à Salomé (1905) ; quelques groupes de lieder suivent, dans les années 1913 à 1921, puis un dernier petit recueil en 1929, avant le chef-d'œuvre de la vieillesse, les Quatre Derniers Lieder de 1948.

Admirable virtuose de l'écriture, doué d'une imagination que rien n'entrave, ouvrant sa palette sonore à tous les domaines de la poésie, il compose sous forme de lieder des fresques généreuses, rutilantes, d'un vif chatoiement harmonique et instrumental. Sa mémoire musicale le fait se souvenir de Schubert et de Schumann, surtout quand il lui arrive d'opter pour une forme courte. Mais la concision n'est pas son domaine, et il affectionne la véhémence et la sensualité ­ mais son goût et son savoir-faire l'empêchent de verser dans l'emphase. Avec les Quatre Derniers Lieder, le climat sonore n'a rien perdu de sa somptuosité capiteuse ; mais ce serein adieu au monde prend, en 1948, l'allure d'un testament qui scelle la mort du lied romantique.

Hans Pfitzner (1869-1949) se montre un peu plus tourné vers l'avenir que son rival Richard Strauss ; plus de 100 lieder jalonnent son œuvre, parmi lesquels il faut au moins mentionner les Cinq Lieder sur des poèmes d'Eichendorff (1888-89).

Compositeur prolifique, Max Reger (1873-1916) n'a pas laissé moins de 270 lieder, mais qui ne représentent pas le plus passionnant de son œuvre. Ces lieder oscillent du pastiche folklorique à l'archaïsme, et la réelle sensibilité du musicien tend trop souvent à disparaître dans un jeu de formules.

Le lied ne représente pas l'essentiel de l'œuvre d'Arnold Schönberg (1874-1951) ; en une cinquantaine de pièces, il fait briller de ses derniers feux la tradition de Schumann et de Wolf, dans un esprit violemment expressionniste. Mais une part doit être faite à la grande symphonie vocale et orchestrale des Gurre Lieder. Orchestre énorme, partition énorme pour ces chants d'amour et de mort empruntés à la saga scandinave. Le langage musical doit beaucoup au Wagner de Tristan et à l'influence du Mahler des premières symphonies, dans son harmonie foisonnante, son lyrisme débridé, torrent musical d'une très puissante force poétique. Écrite en 1900-1901, l'œuvre ne fut achevée qu'en 1910-11, avec le mélodrame final qui oppose à l'orchestre une voix parlée en une sorte de Sprechgesang qui anticipe sur Pierrot lunaire. Mais, malgré son sous-titre (Trois Fois sept lieder), peut-on encore parler de lied à propos de Pierrot lunaire ? Sans doute pas : le chant a disparu, et avec lui tout ce qui reliait le lied le plus savant à ses sources les plus anciennes.

Anton Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935) écrivent eux aussi des lieder ; mais après les premiers recueils, appartenant encore à l'héritage post-romantique, le langage radicalement atonal et plus encore la technique sérielle coupent le lied de ses racines populaires pour en faire des pages extrêmement raffinées, où les rapports traditionnels du chant avec le texte poétique se trouvent complètement réévalués.

D'autres compositeurs, plus jeunes, tentent cependant de ne pas rompre le fil qui les unit à cette tradition. Ce sont le Suisse Othmar Schoeck (1886-1957), avec 170 lieder, Paul Hindemith (1895-1963), particulièrement dans le cycle Das Marienleben (la Vie de Marie, d'après Rilke, 1922-23, 2e version en 1936-1948), Ernst Křenek (1900-1991), Wolfgang Fortner (1907-1987) ou, plus près de nous, Aribert Reimann (1936).

Le lied hors d'Allemagne

Le lied, on l'a vu, est une forme d'expression propre au monde germanique, dont le genre est si particulier, malgré ses diverses formes, qu'on ne peut en traduire même le nom : chanson, mélodie ? Mais cet univers est si puissant, si cohérent, si typé, qu'il a tenté d'autres musiciens, non allemands, dont les mélodies s'apparentent au lied dans leurs caractéristiques poétiques et musicales comme par les noces qu'ils célèbrent entre un univers poétique, une déclamation chantée et une symphonie pianistique. Si l'on continue à parler de mélodies à propos des œuvres pour chant et piano du Français Henri Duparc, du Norvégien Edvard Grieg ou du Russe Modeste Moussorgski, il n'en est pas moins vrai que leur cousinage est évident avec un art dont la plus certaine caractéristique reste d'être romantique et allemand.