chef d'orchestre

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Les termes de chef d'orchestre et de direction d'orchestre entraînent dans nos pays latins une notion « dirigiste » qui fausse relativement son rôle, mieux dénommé chez les Anglo-Saxons, conducting. Paradoxalement, en consacrant nombre de maestros au vedettariat, le public comprend souvent mal leur utilité. Cette incompréhension a été accentuée depuis une vingtaine d'années par l'éclosion d'orchestres de chambre de 12 à 15 musiciens, qui se passent très facilement de chef.

Tant que les ensembles instrumentaux de l'époque baroque furent réduits à ces petits effectifs, le compositeur-directeur de la musique organisait les répétitions de ses musiciens, puis les surveillait du clavecin, sur lequel il réalisait la basse continue. Ainsi travaillèrent Vivaldi, Bach, Haendel et même le jeune Haydn. Les interprétations actuelles de ce répertoire, sous la direction d'un chef, relèvent donc de la plus haute fantaisie. La musique d'église faisait parfois exception, puisque le maître de chapelle pouvait rudement frapper les temps de sa canne sur le sol. Dans cette « préhistoire » du chef d'orchestre, une seconde phase apparut au cours du xviiie siècle : la fortune du violon, son écriture virtuose adaptée à des musiciens d'orchestre plus capables, à l'instar de l'ensemble de Mannheim, déplacèrent le chef du clavecin au violon. De là, il faisait répéter ses instrumentistes et leur indiquait les départs en concert. Une troisième phase s'ouvrit avec Beethoven : l'écriture symphonique se compliqua, se précisa, certaines nuances étaient inattendues, « anormales » (par exemple le crescendo menant à la nuance piano, ou les sforzando répétés), et le premier violon pointant son archet vers les groupes instrumentaux concernés ne suffit plus. Pour être plus maniable, l'archet raccourci, allégé, devint une baguette : le chef d'orchestre au sens moderne était né. Il se plaçait devant les musiciens, et certains compositeurs furent des chefs de grande valeur (Weber, Berlioz, Mendelssohn, Liszt, Wagner). Après 1850, l'apparition du chef interprète ­ non compositeur ­ annonça une quatrième période. Le fossé s'élargit entre l'écrit et une tradition d'interprétation parfois douteuse, le compositeur n'étant plus là pour se défendre. Le chef d'orchestre prit alors une nouvelle responsabilité d'ordre moral, qui fut quelquefois outrepassée : Gounod dut, en 1873, réagir pour diriger ses propres œuvres conformément à ses vues. Cependant, les différentes fonctions de chef (à l'opéra ou au concert) restèrent bien séparées jusqu'au milieu du xxe siècle : Toscanini dirigea d'abord des opéras et se consacra ensuite aux concerts symphoniques. Mais la plupart des grands chefs de notre époque, comme Klemperer, Solti, Karajan, Maazel, pratiquent les deux répertoires.

Le but du chef d'orchestre est d'unifier le jeu des instrumentistes en tenant compte de sa propre vision musicale, pour servir l'œuvre du compositeur devant le public. Pour cela, les connaissances musicales nécessaires sont très vastes, et le rôle du chef est multiple.

La technique, parfois appelée gestique, répond à des conventions générales, mais doit être appliquée particulièrement à chaque partition. La fonction primordiale du bras droit, tenant la baguette, est d'assurer le tempo et ses variations éventuelles par accident ou par volonté, de souligner la mise en place rythmique des différents instruments, d'indiquer la nuance dynamique par l'amplitude du geste et simultanément l'articulation musicale (staccato, legato, etc.). Le bras gauche rappelle les entrées des instruments et exprime le sentiment musical. La symétrie entre les deux bras reste donc exceptionnelle chez les chefs bien formés. Cependant, ces critères sont généraux, et les fonctions sont fréquemment interverties ou modifiées suivant les exigences de la musique. Le fait que cette action ne puisse être décrite d'une manière à la fois globale et précise indique en même temps l'impossibilité d'une pédagogie rationnelle et unifiée : les plus grands maîtres ne sont pas issus d'écoles de direction. L'observation des répétitions d'autrui, l'étude des partitions et une longue expérience personnelle sont des facteurs déterminants.

Le chef d'orchestre doit ajouter à une gestique efficace de sérieuses connaissances psychologiques. Arrêter un orchestre et dire la chose juste n'est rien sans le « bien-dire ». Le chef doit, en effet, s'assurer une collaboration, compliquée du fait que l'on ne s'adresse pas avec le même vocabulaire à un hautboïste, un corniste ou un timbalier. Cet art difficile rejoint la question de l'autorité, dont Gounod dit qu'elle émane de celui qui s'attire non l'obéissance à contrecœur, mais la soumission volontaire, l'adhésion du consentement intime. Il ne faut pas oublier non plus que l'apparence physique joue un rôle considérable en la matière : tel chef corpulent ne tirera pas la même sonorité d'un orchestre que tel autre, élancé.

Le public favorisé par une place située en arrière de l'orchestre aura eu la chance de comprendre l'importance du regard ­ ou de l'absence de regard ­ d'un chef sur les musiciens. Le rayonnement de sa présence, sensible au concert, trouve ici un puissant moyen d'expression.

D'autres questions ressortissent à des modes passagères. Ainsi, au début du xxe siècle, la plupart des chefs dirigeaient-ils très droits, figés dans une position qui laissait subsister une énergique battue. Les jeunes chefs plus décontractés ont été accusés d'être des danseurs gesticulateurs, mais l'excès en ce sens ­ souvent inefficace et gênant pour les musiciens ­ a été freiné par la radio et le studio d'enregistrement, d'où le public est absent. Quelques chefs, par conviction personnelle, ont abandonné la baguette pour ne diriger qu'avec les mains. Ce moyen a pu servir la métrique complexe de certaines pages contemporaines, mais la baguette bien employée comme prolongement du bras est d'une lecture plus aisée pour l'orchestre, et surtout les musiciens éloignés. Enfin, la question du « par cœur » revient périodiquement depuis son introduction par le grand chef allemand Hans Richter. Ce procédé est désavoué par ceux qui savent son influence déterminante sur le public, enthousiasmé de prouesses touchant à l'acrobatie. En réalité, la malhonnêteté serait foncière si le chef ne faisait que suivre par la battue une ligne mélodique prépondérante mémorisée. Or Toscanini, par exemple, dont la mémoire était légendaire, dirigeait ses répétitions par cœur, prouvant ainsi sa connaissance des partitions jusque dans les moindres détails. Les grands chefs actuels trouvent deux avantages à ce système : d'une part, la sensation de posséder tout à fait la partition permet d'en suivre le déroulement mental, tout en la réalisant avec l'orchestre ; d'autre part, un contact permanent avec les musiciens assure la continuité expressive de l'œuvre.

Cependant, le grand E. Ansermet dédaignait le « par cœur », en lui reprochant de renforcer le côté spectaculaire de la direction. Ce dernier aspect prend, de nos jours, une importance croissante, car le public s'identifie volontiers au chef d'orchestre, incarnation de l'activité musicale au-dessus de l'anonymat de l'orchestre. Son prestige en vient à attirer dans cette activité des interprètes ayant acquis leur renommée dans d'autres disciplines (M. Rostropovitch, D. Fischer-Dieskau).

La direction d'orchestre n'est donc pas une, mais multiple, et les différentes personnalités qui s'y intéressent lui apportent des réponses aussi variées que sont leurs tempéraments. À cette richesse s'oppose un avenir compromis par le dédain des compositeurs vivants à l'encontre de l'orchestre symphonique, institution musicale historique qui ne répond plus tout à fait à leurs besoins d'expression.