Turquie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Ancienne Asie Mineure ou Anatolie, envahie par les Turcs à partir du xie siècle, noyau de l'Empire ottoman (xive-xxe s.), actuellement dominée par la culture turque et l'islam sunnite avec de notables minorités ethniques et religieuses.

Origines diverses des musiques de Turquie

Les minoritaires gréco-byzantins et arméniens (autochtones) ou juifs (réfugiés d'Espagne) sont désormais rassemblés à Istanbul. Les Kurdes et les Lazes (musulmans), les chaldéens nestoriens, assyriens et syriaques (chrétiens), autochtones de l'Anatolie orientale, y perpétuent discrètement leurs langues et leurs traditions. Les confréries musulmanes orthodoxes (derviches mevlevi-s) ou d'inspiration chiite (bektachi-s ou alévi-s) perpétuent également des rites et des traditions propres et ésotériques. Mais les traditions et les musiques des minoritaires sont méconnues ou sont assimilées à la culture dominante turque et sunnite.

L'ampleur du destin géographique et historique des Turcs, ouralo-altaïques originaires de l'Asie centrale et implantés en Asie Mineure, justifie la coexistence de nombreuses théories scientifiques ou officielles sur la nature de la musique turque, évoquant notamment, séparément ou concurremment :

l'héritage géographique des traditions proto-hittites, hittites, anatolo-helléniques avec référence aux tétracordes musicaux antiques ou grecs qui inspire les théoriciens ou les compositeurs contemporains ;

l'héritage ethnique des traditions touraniennes de l'Asie centrale marquées par le chamanisme et les musiques pentatoniques descendantes que l'on cherche à déceler dans les musiques populaires ;

l'héritage religieux des traditions islamiques authentiques perpétuées par les confréries sunnites et chiites ésotériques ;

l'héritage institutionnel de l'élitisme médiéval abbasside affiné par le mécénat des empereurs califes ottomans et le talent des musiciens de la cour, enfin répertorié et enseigné par les institutions de la République, qui est évoqué dans les manuels d'enseignement de la musique turque savante, avec description des modes orientaux heptatoniques (cf. maqam-s) selon le tempérament commatique perpétué par les Turcs.

Une identité musicale turque

L'identité musicale turque, encore que bien différenciée, s'inscrit dans un courant historique et une zone géographique porteurs de musiques comparables. Les musiques de l'Antiquité et de la Grèce reposent sur des modes musicaux. Les grands traités musicologiques de l'islam médiéval multinational s'inspirent des théories grecques et des pratiques autochtones du Moyen-Orient pour décrire des systèmes acoustiques ou des tempéraments, en définissant des doigtés-degrés, des intervalles, des genres et des modes sur la touche du luth à manche court (ud). Ainsi naît au sein et autour de l'islam abbasside une théorie musicale confluentielle mise au point par des savants arabes, iraniens ou turcs du viiie au xiiie siècle, et cette théorie peut désormais être revendiquée par les Arabes, par les Iraniens et par les Turcs.

À partir du xive siècle, la récession des Arabes et des Iraniens et l'ascension des Turcs ottomans conduit ces derniers à hériter de l'élitisme et du califat. Avec le mécénat impérial, Istanbul va attirer les musiciens brillants du Moyen-Orient et perpétuer le tempérament commatique mis au point à Bagdad au xiiie siècle par Safiy al-Din, tandis qu'Arabes et Iraniens sombrent dans l'empirisme avant de se raccrocher au tempérament à quarts de ton à la fin du xixe siècle. De nos jours, la différence entre les structures modales, maqam-s arabes, dastgan-s iraniens et makam-s turcs, est une différence de tempérament accentuée par sept siècles de divergence au niveau des formes et de la transmission.

Les musiques traditionnelles savantes

La nature théocratique de l'Empire ottoman marque la vie musicale de toutes les pratiques rituelles quotidiennes ou saisonnières de l'islam sunnite orthodoxe. En outre, les confréries de derviches perpétuent leurs traditions propres. Les bektachi-s, se recommandant de Haji Bektach (xiiie siècle), perpétuent un ésotérisme à vocation populaire. Les mevlevi-s, se recommandant de Jalaleddn Rum (xiiie siècle) et de son fils Sultan Veled, fondateur de l'ordre des derviches tourneurs, perpétuent un rituel ou ayn de danse accompagnée par des ney-s (flûtes, cf. nay) et des kudüm-s (timbales). Ces mevlevi-s, influents dans les activités artistiques de la cour, ont fourni un bon nombre de compositeurs savants, comme Itr Çeleb (1641-1711) et Dede Efend (1777-1845).

L'islam turc de rite hanéfi tolérant admet la pratique de la musique et la haute société en profite pour s'adonner au chant, aux instruments et à une écriture musicale qui n'exclut pas l'improvisation à l'orientale. Les empereurs jouent, chantent et composent, et le plus fameux de ces souverains musiciens est Selim III (1761-1808), meilleur poète que guerrier. Cette mélomanie active des notables a conduit une princesse ottomane et un médecin d'Istanbul à briller dans la musique et le chant au plus haut niveau professionnel.

Les grandes compositions classiques (fasil) comprennent une introduction instrumentale (taksim-solo et pe¸srev-tutti), des poésies chantées (kar, beste, murabba, sema, ¸sarki, etc.), et un final instrumental (saz semasi). Elles font appel à des chœurs (jadis masculins et mixtes depuis Selim III) chantant en monodie mélismatique.

Les instruments jouent en homophonie ou parfois en hétérophonie. Le tanbur, luth à manche long, est considéré comme essentiellement turc. Le ud, luth à manche court, caractéristique de l'islam depuis l'époque abbasside, est ici toujours pourvu de six rangs de cordes. Le kanun (cf. qanun), cithare-psaltérion, absent au xviiie siècle, est revenu de Damas au xixe siècle. Le santur, cithare-tympanon, jadis florissant, disparaît. Le rebab (cf. rabab), vièle traditionnelle, s'efface au profit du keman (cf. kaman), violon européen. Le kemençe (cf. kaman) est une vièle hémipiriforme à trois cordes. Le violoncelle européen est apprécié. Les ney-s, flûtes obliques, sont souvent confiés à des derviches. Les kudüm-s, timbales, et les deff-s (cf. daff), tambours de basque, marquent les rythmes, fort complexes.

Les musiques traditionnelles populaires

La poésie populaire épique est colportée depuis des siècles par des a¸sik-s (cf. achiq), bardes chantant en solo et s'accompagnant d'un saz, luth à manche long. D'autres chants populaires poétiques relèvent du uzun hava, « air long » à récitatif et rythme libre, du kirik hava, « air fragmenté » mesuré, de chansons à refrains, du kaŗsilama, chant alterné, etc.

Les danses populaires comprennent, outre les göbek havasi, danses du ventre confiées à des professionnelles ou à des tsiganes, des variantes régionales : çiftetelli : Anatolie occidentale ; zeybek : mer Égée ; halay : Anatolie centrale ; ka¸sik havasi : Sud méditerranéen ; horon : mer Noire ; bar, koçeri : Anatolie orientale. Elles sont dansées par des groupes linéaires séparés d'hommes et de femmes, accompagnées de chants et d'interjections, et désormais interprétées par d'innombrables troupes d'amateurs et de professionnels dans les festivités et festivals.

Les fêtes et les mariages se font au son du duo habituel zurna – davul, hautbois et grosse caisse. Les ensembles populaires ont souvent recours à des instruments perfectionnés comme les saz-s, luths à manche long à trois rangs de cordes, de différentes tailles, soit du plus grand au plus petit : meydan-sazi, divan-sazi, a¸sik-sazi, bozuk, tanbura, baǧlama, cura, souvent rassemblés en petits orchestres populaires. Le kemençe populaire est un violon allongé spécifique de la mer Noire. Les vents comportent le düdük ou le kaval, flûtes, ou le mey, hautbois, ou la « klarinet » empruntée à l'Europe. Les percussions sont marquées par le darabuka, tambour-calice, le deff (cf. daff), tambour de basque, les dümbek ou dümbelek, timbales, à l'est.

Les musiques du xxe siècle

Après l'avènement de la république, Mustafa Kemal Atatürk veut occidentaliser le pays et éliminer la musique orientale des mœurs et des cœurs en en interdisant l'enseignement public et la diffusion radiophonique. Ainsi, le plus talentueux maître du ud, Cherif Muhieddin, s'exile-t-il pour diriger l'École de luth de Bagdad et former les valeureux iraqiens Jaml Bachr, Salman Chukur et Munr Bachr. Après la levée de cette interdiction, la musique orientale est à nouveau diffusée et enseignée dans les conservatoires d'Istanbul et d'Izmir. Mais l'effort officiel se porte sur le conservatoire d'Ankara qui enseigne exclusivement la musique occidentale depuis 1925.

La composition contemporaine à l'occidentale relève de trois générations de Turcs. La première, formée en Europe, constitue « le groupe des cinq » avec : Cemal Resid Rey, Ulvi Cemal Erkin, Ferid Alnar, Ahmed Adnan Saygun et Necil Kazim Akses. Dans la deuxième, Bülent Tarcan perpétue le nouveau style, Bülent Arel et Ilhan Usmanba¸s font des musiques sérielles ou électroniques. La troisième génération s'attache comme la première au fonds traditionnel populaire avec Nevid Kodalli, Ferit Tüzün, Ilhan Mimaroǧlu, Ilhan Baran, Cengiz Tanç et Muammer Sun.