Søren Aabye Kierkegaard

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Théologien, écrivain et philosophe danois (Copenhague 1813 – id. 1855).

Il a consacré à la musique de Mozart, Don Giovanni en particulier, un court écrit, les Étapes érotiques spontanées (ou, selon les traductions, les Stades immédiats de l'Éros), intégré dans un ensemble publié en 1843 sous un pseudonyme (Enten-Eller), Ou bien… ou bien. Mais toute son œuvre fait référence, implicitement ou explicitement, à l'univers acoustique et à la musique. L'opuscule des Étapes érotiques spontanées (sous-titré l'Érotisme musical) célèbre le Don Giovanni considéré comme l'opéra des opéras, l'expression la plus géniale de la sensualité comme principe. Les trois étapes qu'évoque le titre apparaissent dans trois opéras de Mozart : la première, c'est le Chérubin des Noces de Figaro, troublé par l'éveil d'un désir sans objet et qui ne se reconnaît pas encore comme tel ; la deuxième, c'est le Papageno de la Flûte enchantée, être immédiat et gaiement gazouillant (à l'opposé de Tamino, décrit avec justesse comme un personnage « a-musical… au-delà de la musique ») et dont le désir cherche son objet au milieu d'une multitude ; enfin la troisième étape, c'est Don Juan, c'est-à-dire le désir « absolument déterminé comme tel », victorieux, irrésistible, un personnage qui ne pouvait, selon Kierkegaard, apparaître que dans le cadre chrétien, seul propice à l'affirmation de ce concept de sensualité. Mais Don Juan, l'anti-Tamino, est un être complètement musical, « la parole, la réplique ne lui appartiennent pas (…), il se hâte dans un perpétuel évanouissement, justement comme la musique ». Par opposition, l'auteur critique les Don Juan littéraires de Byron et de Molière. Celui de Mozart est, au sein de l'opéra qui porte son nom, désigné comme la « note fondamentale », la force fondamentale, le révélateur par excellence, qui donne de l'intérêt à tous les autres personnages qu'il touche. « Écoutez, écoutez, écoutez le Don Giovanni de Mozart », conclut le philosophe danois.

Ce Mozart vénéré, ce musicien suprême, pour n'être abordé longuement que dans cet article, reste présent à travers l'œuvre de Kierkegaard, par l'esprit de vivacité rythmique qui anime son style et sa pensée même, pensée « musicale » au plein sens du mot. Comme l'a souligné Nelly Viallaneix, Kierkegaard, amoureux de la sonorité de la langue, en joue d'une manière orale, rythmique, avec, notamment, un grand souci de la ponctuation, qui donne sa respiration à la phrase, et une recherche de cadence très sensible, même à travers les traductions. Extrêmement sensible aux impressions acoustiques (son Journal en note un grand nombre, qui sont souvent des perceptions musicales d'impressions rythmiques et visuelles), avouant, entre les cinq sens, préférer celui de l'ouïe, Kierkegaard a visiblement cherché non pas seulement à habiller de musicalité une pensée abstraite, mais, encore mieux, à donner à l'essor de sa pensée une logique, un mouvement directement musical ­ un certain sving de l'esprit, comme on dit en danois ­ jusque dans les frémissements, les contradictions, les dissonances assumées. Au reste, il conçoit la musique comme un domaine mystérieux « confinant partout à la langue », et qui commence « partout où la langue cesse ». Son goût pour les onomatopées, pour les allitérations, pour les genres poétiques obéissant à des règles « acoustiques » (telle la rime) manifeste sa conscience aiguë du langage dans la matérialité de sa substance signifiante, sa « matière sensible », et son intuition d'une dimension du langage au-delà de la signification littérale.