qenê

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Genre poétique éthiopien.

Le terme, qui renvoie à une racine trilitère q n y, connote l'idée de chant plus que celle de poésie ; la traduction par « hymne » est peu satisfaisante. Il s'agit en fait d'une brève pièce de vers qui est un des constituants de l'office chrétien. On trouvera peut-être des antécédents du genre qenê dans d'autres civilisations du Proche-Orient, mais le développement qu'il a pris dans la culture éthiopienne est tout à fait original. La langue du qenê est le guèze, comme il en est de tous les textes récités ou chantés dans la liturgie chrétienne. Cependant, on s'est mis par la suite à composer des qenê en langue amharique, mais il s'agit d'une imitation qui s'éloigne du modèle original liturgique.

L'étude de la composition des qenê est un des sommets de l'étude de la langue guèze, à la fois rhétorique et versification. Le qenê est le genre chéri des érudits éthiopiens par sa beauté, sa richesse et sa difficulté. Les Éthiopiens distinguent une douzaine de types de qenê de 2 à 11 vers monorimes. Chacun de ces types a un nom qui lui est propre. En outre, le qenê peut être dit « simple » ou « cire et or », c'est-à-dire « équivoqué » : ce dernier utilise dans une rigoureuse composition une concaténation des métaphores ou d'équivalences qui aident à construire deux significations parallèles dont l'une, « l'or », est camouflée par l'autre, « la cire ». La « cire » se réfère toujours à quelque récit des Écritures, mais « l'or » fait allusion à des faits contemporains, que parfois l'autorité a cherché à étouffer. C'est là le tour de force : la liberté d'expression s'y manifeste pleinement. Un chroniqueur éthiopien relève, au xvie s., que c'est « l'usage des prêtres d'Éthiopie de chanter dans l'église des hymnes rappelant les exploits du roi de l'époque ».

C'est ainsi que, dans l'Histoire du roi Sars'a Dengel, le chroniqueur relate comment, le jour de Pâques 1588, un certain Zaparâqlit'os chanta en présence du roi le qenê et'âna mogar suivant : « Le thaumaturge Moïse au début de la fête des Azymes / fit engloutir les Égyptiens dans la mer Rouge / et libéra de l'esclavage les esclaves de Pharaon. / Le Christ, en se livrant en sacrifice pour nous tous / a fortifié notre espérance par la résurrection du premier-né des morts / et l'Ange de la mort resta au fond du Schéol. / C'est pourquoi Sars'a Dengel a été gratifié de l'ornement de sa Pâque de lumière, / celui qui s'est dressé contre toi (est) semblable à Adêr le Satan / et semblable à Sâmi l'Ennemi, / celui qui a aimé les rocs on l'a couvert de rocs, / il avait choisi les rocs pour son refuge. » Cette pièce de 11 vers se divise en deux parties. Dans les six premiers vers, l'auteur insère son poème dans la liturgie du dimanche de la Résurrection en remémorant successivement la Pâque chrétienne. Après ce rappel parfaitement clair, voici l'allusion, en cinq vers, aux faits contemporains : de même que les ennemis des Juifs ont été détruits, l'ennemi de Sars'a Dengel a péri entre ses mains ; c'est là « sa Pâque de lumière », qui confirme l'espérance de vie éternelle et de défaite du démon portée par le Christ. En effet, la veille, on avait apporté au négus la tête coupée du rebelle tigréen Wad Ezum : ainsi cet ennemi démoniaque est retourné au Schéol. Le rebelle avait été tué alors qu'il s'enfuyait du sommet où il s'était réfugié pour un autre sommet plus fort. Par ordre du roi, sa tête avait été lapidée. Ainsi, il avait aimé les rochers, s'était réfugié dans les rochers et on l'avait couvert de pierres, lui faisant de celles-ci un dernier abri.

Antoine d'Abbadie décrit dans un article du Correspondant (1868) comment se situait le qenê du jour dans la liturgie chrétienne : « Dans toute église bien servie, les paroles rimées de chaque hymne doivent être composées pour chaque fête. Les douze däbtärä de la fabrique y signalent leur piété, leur savoir et surtout leur esprit. C'est dans des hymnes savamment parsemées de doubles sens qu'on critique l'évêque, qu'on donne des leçons au chef des moines et même des avertissements politiques au souverain. En rappelant un acte de tel personnage de l'Ancien Testament, on trouve moyen de faire la police de la ville, de louer un mécène qu'on attend ce jour-là à l'office, ou même au besoin de satisfaire une rancune particulière. Quand un däbtärä s'avance dans le chœur pour dire à voix basse au principal chanteur l'hymne qu'il vient de composer et qu'il doit toujours savoir par cœur, ses collègues se groupent autour de lui, cherchent à devancer le sens ou la rime, fouillent la phrase pour en extraire le double sens ; et, quel que soit le résultat, ils se hâtent toujours de féliciter l'heureux auteur. » Les savants éthiopiens, s'étant de longue date constitué des collections manuscrites des plus beaux qenê, assurèrent leur transmission jusqu'à nos jours, même si, pour certains d'entre eux, les allusions aux faits contemporains sont devenues obscures. Au xixe s., la correspondance du Dabtarâ Assaggâkhagn nous livre des qenê en langue guèze, de caractère profane : deux en l'honneur du consul anglais Cameron emprisonné par l'empereur Théodore et un troisième à la gloire de son correspondant Antoine d'Abbadie. Grande, en effet, était la tentation de composer des qenê profanes en langue amharique. Beaucoup de poètes s'y sont essayés avec succès. Leurs œuvres ont été chantées, apprises, notées, recopiées, et appréciées par les fins connaisseurs du genre.