les Mille et Une Nuits
(Alf layla wa layla)
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Recueil de « contes » arabes.
Le livre, traduit du persan au viiie ou ixe s., a attiré l'attention des lettrés arabes de l'époque par son ingénieuse architecture, fondée sur l'enchâssement – fort bien motivé du point de vue dramatique – de tous les récits dans un seul qui leur sert de cadre ; si bien qu'il a été de nombreuses fois imité et que le titre même de l'œuvre persane Mille Récits extraordinaires est devenu en arabe Mille et une nuits, mettant désormais l'accent sur la technique de narration plutôt que sur sa matière. Les premiers à le signaler sont l'historiographe al-Mas'udi, dans ses Prairies d'or, puis le libraire Ibn al-Nadim, dans son Fihrist ou Index, tous les deux des Bagdadiens du xe siècle.
L'œuvre est en fait anonyme, et l'original persan a disparu, de même que sa première traduction. Les textes de référence que nous avons aujourd'hui entre les mains, des manuscrits syriens et égyptiens pour la plupart, relativement différents les uns des autres, ont été recomposés dans le domaine arabe et datent, pour les plus anciens, du xve s. et, pour les plus récents, du xixe s. Ils appartiennent tous à une « littérature moyenne », une littérature de divertissement, qui relève d'un genre particulier, fort répandu pendant cette période dite d'Inhitat (décadence des formes classiques), et dont les Nuits ne sont qu'une composante parmi d'autres. Le terme de « conte », le plus souvent utilisé pour marquer le contenu des Nuits, fort commode il faut le dire, est en réalité impropre pour désigner une pratique littéraire qui se distingue nettement du conte de fées habituel. Car les Nuits mêlent en permanence prose et poésie, n'hésitent pas à intégrer au narratif un discours argumentatif ou descriptif de longue haleine, à invoquer tel proverbe, hadith ou passage coranique. Elles offrent aussi bien des anecdotes courtes et joliment tournées concernant des personnages historiques (poètes, prophètes, musiciens, gouverneurs), que des fables animalières, des romans de chevalerie de plusieurs centaines de pages, ou des fictions citadines, à propos de jeunes gens de bonne famille, aux mœurs dissolues, ruinés, et parvenant tout de même à reconstituer leur patrimoine. Cette matière, colossale (plus de 450 récits), est ce qui nous est arrivé au bout de la chaîne. Elle s'est constituée progressivement, par ajouts successifs, au fil des textes.
Il convient cependant de distinguer, toutes versions confondues, un petit noyau commun : le récit-cadre, dont l'héroïne est la fameuse Chahrazad (Schéhérazade) ; le Marchand et le génie ; l'Histoire du pêcheur ; l'Histoire de trois calenders ; les Trois Pommes ; l'Histoire du petit bossu (d'après les titres donnés par la traduction d'Antoine Galland). Ce groupe partage en effet une même thématique : épargner un innocent et réaliser la justice, à chaque fois, grâce à des histoires que l'on raconte. Il est l'indice d'une composition réfléchie qui s'est transformée par la suite en une gigantesque compilation.
Le récit-cadre ou l'Histoire de Schéhérazade, le composant premier des Mille et une nuits, a joué en effet le rôle d'un aimant, attirant à lui, en guise de métal, toute matière narrative qui s'en approche. L'intrigue de base le permettait : Chahrazad doit repousser jour après jour une menace de mort (injuste) qui pèse sur elle ; elle commence le soir une histoire qu'elle ne peut terminer au matin ; du coup, le roi, son auditeur, remet son exécution afin de pouvoir entendre d'elle la suite. Quelles histoires raconte-t-elle ? Après des variations sur le même thème (l'injustice), qui caractérise le noyau le plus ancien, on passe à des variations sur le même genre (série de fables animalières, d'histoires d'amour, de voyages extraordinaires) ou sur le même type de personnage (le calife Harun al-Rachid, le fils du marchand ruiné, le poète Abu Nuwas, le maître d'école, le prophète Salomon, Alexandre, le courageux Ma'n Ibn Za'ida) et ainsi de suite, jusqu'à toucher à peu près tous les registres du narratif. C'est cette étonnante ouverture dont témoignent aujourd'hui les différents manuscrits.
Au début du xviiie s., les Mille et une nuits furent introduites en Europe, en français, par l'intermédiaire d'Antoine Galland. Celui-ci ne se contenta pas de traduire le contenu des deux ou trois manuscrits qu'il avait en sa possession, il les enrichit et leur ajouta, à son tour, une matière nouvelle, exactement à l'image de ce qui se passait déjà en culture arabe. Cette augmentation française du corpus, fort bien faite, apporta avec elle, entre autres, deux nouveaux récits sans doute d'origine syrienne et qui allaient devenir parmi les plus célèbres des Mille et une nuits : Ali Baba et les quarante voleurs, Aladdin et la lampe merveilleuse.
Le premier, Ali Baba, immortalisé au cinéma français sous les traits de Fernandel, résulte de la combinaison d'une série de thèmes et de motifs liés, entre autres, à une tradition narrative fort répandue au Moyen-Orient, celle du Rusé voleur ou Histoire de Rhampsinite telle qu'on la trouve chez Hérodote. La figure de Morgiane, femme intelligente et avisée, fait alors écho à Chahrazade, et permet d'établir un lien avec le récit-cadre. Quant à Aladdin (Ala' al-Din en arabe), Galland le situe curieusement en Chine, mais il présente lui aussi des éléments d'homogénéisation, comme l'oiseau Rokh que l'on trouve par ailleurs dans les Mille et une nuits (dans Sindbad le marin notamment), éléments qui incitent à le considérer, bien qu'artificiellement ajouté, comme une part normale du recueil. En revanche, on ne peut pas en dire autant de deux autres histoires insérées tout aussi artificiellement dans cette première traduction française : le Prince Ahlmed et la fée Pari Banou et les Deux Sœurs jalouses de leur cadette. Ces deux histoires ont été remarquées par Mia Gerhardt comme des corps étrangers. Elles ressemblent davantage à des contes de fées, et on peut lire en effet dans le journal de Galland que ce sont deux contes du folklore qui lui ont été transmis oralement par un moine alépin et qu'il a choisi pour la première fois de fixer par écrit.
On a encore reproché à la traduction d'Antoine Galland de ne pas avoir tenu compte des nombreux poèmes qui accompagnent le texte, de les avoir ignorés, et d'avoir opté, devant les passages licencieux, pour une trop grande retenue. Toutefois, Antoine Galland a indéniablement su saisir l'esprit du texte et, selon les normes de l'époque, a fourni une bonne traduction, avec, comme pour les manuscrits, des récits qui le distinguent et d'autres qui lui manquent.
À la fin du xixe s., Joseph-Charles Mardrus, conscient des lacunes de son prédécesseur, propose au public français une nouvelle traduction, plus complète il est vrai, qui comprend les passages en vers, et des récits inédits, mais qui pèche cette fois par excès : il force la langue, adopte des tournures volontairement exotiques et accentue aussi souvent qu'il le peut l'aspect érotique du texte. Il ajoute aussi une nouvelle matière qui provient, entre autres, d'un recueil hindoustani sans rapport avec les Nuits. Il s'invente même un manuscrit dont il n'existe jusqu'à présent aucune attestation. Cela dit, on peut considérer que pour le lecteur la retenue de Galland et les débordements de Mardrus se complètent, fournissant deux lectures des Mille et une nuits à quelque deux cents ans de distance l'une de l'autre, et qu'elles-mêmes seraient à compléter fort utilement par la traduction plus récente de J. E. Bencheikh et A. Miquel.