Thomas Mann
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain allemand (Lübeck 1875 – Zurich 1955).
Originaire d'une vieille famille de négociants et de patriciens hanséatiques, installé à Munich après la mort du père (1891) et la liquidation de l'affaire familiale, il publie en 1901 le roman les Buddenbrook. Roman du déclin d'une famille et d'une société, c'est aussi une variation sur un thème central de son œuvre : les rapports entre l'art et la vie, l'artiste et la société bourgeoise. Ce thème romantique rejoint chez Mann le thème moderne, « fin de siècle », de la décadence : la sensibilité artistique constitue non seulement un obstacle à l'adaptation à la société bourgeoise, mais aussi un symptôme de la décadence. L'artiste est fasciné par les aspects nocturnes, morbides de l'existence, et attiré par la mort. L'art et l'esprit sont des formes de dégénérescence de la « vie ». Comme Nietzsche, Mann voit l'ambiguïté de cette notion de décadence, et c'est cette contradiction qui est à l'œuvre en particulier dans les nouvelles Tristan, Tonio Kröger (1903) et la Mort à Venise (1912), dans le drame Fiorenza (1906) et le roman Altesse royale (1909).
En 1914, Thomas Mann se fait le propagandiste de la spécificité et de la mission particulière de l'Allemagne et de sa « culture », contre la « civilisation » occidentale et contre la démocratie (Considérations d'un apolitique, 1918). Il se trouve alors aux antipodes d'un Romain Rolland ou de son propre frère, Heinrich Mann. Dans les années de l'après-guerre, il reviendra progressivement sur ces positions : 1922 voit à la fois la réconciliation entre les deux frères et une prise de position publique de Thomas Mann en faveur de la démocratie allemande (De la République allemande). Par la suite, il ne cessera de soutenir et de défendre la république de Weimar et de lancer des mises en garde contre le danger nazi (Discours aux Allemands. Un appel à la raison, 1930). Sa production littéraire des années 1920 comprend des nouvelles (Désordres, 1926 ; Mario et le Magicien, 1930), de nombreux essais, discours et articles, et surtout un grand roman, la Montagne magique (1924), qui est une magistrale somme des courants spirituels de l'Europe au xxe s. Thomas Mann obtient en 1929 le prix Nobel de littérature.
Surpris par l'arrivée au pouvoir d'Hitler alors qu'il se trouve à l'étranger, Thomas Mann ne rentre pas en Allemagne. À partir de 1936, il s'engage activement dans la lutte contre le fascisme : il publie la revue Mass und Wert (1937-1940) et multiplie ses appels (Avertissement à l'Europe, 1938 ; Appels aux Allemands, 1942). Même les œuvres littéraires de cette époque, en particulier le roman sur Goethe Charlotte à Weimar (1939), sont des manifestes contre la barbarie, au nom de l'humanisme. Après la Suisse, ce sont les États-Unis qui l'accueillent (1938-1952). La tétralogie romanesque Joseph et ses frères, dont les trois premiers tomes ont paru en 1933, 1934 et 1936, est à présent achevée (1943). Sur la trame fournie par la légende biblique de Joseph, fils de Jacob, Thomas Mann mêle tous les genres et tous les styles, le passé et le présent. Joseph, l'élu de Dieu, le rêveur égocentrique (un autre avatar de l'artiste), trouve sa voie dans le dévouement au bien commun et devient le protecteur et le nourricier de son peuple. Cette évolution, de l'irrationalisme romantique à un socialisme aux couleurs du New Deal rooseveltien, est aussi celle que Thomas Mann a suivie lui-même. Le destin du compositeur allemand Adrian Leverkühn, héros du roman le Docteur Faustus (1947), ne connaît pas cette fin apaisée. C'est la course à l'abîme, à la folie, à la mort, d'un artiste prisonnier de son démon, et c'est, à travers lui, l'image du destin de l'Allemagne. Cette Allemagne, que Thomas Mann retrouve en 1949, lui est devenue étrangère ; il ne se sent enraciné que dans la culture allemande, non dans sa réalité présente, et refuse de choisir entre les deux États allemands nés de la guerre. C'est en Suisse qu'il s'installe finalement en 1952 et qu'il meurt en 1955.
Les Buddenbrook. Ce premier roman (1901) de Thomas Mann, qui porte le sous-titre Décadence d'une famille, décrit le destin d'une dynastie patricienne de Lübeck au xixe s. : le dernier rejeton, Hanno, un garçon délicat et artiste, meurt à l'âge de 15 ans, épilogue d'une évolution que T. Mann suit à travers quatre générations. La déchéance sociale des Buddenbrook est due en partie au monde extérieur qui change, mais aussi et surtout à la perte progressive de leur vitalité à mesure que se développent leur sensibilité et leur raffinement intellectuels et artistiques. Roman d'une famille, c'est aussi le roman d'une société vouée à la disparition. Les rapports de l'art et de la vie sont développés dans une œuvre qui allie la tradition du roman réaliste et la philosophie de Schopenhauer.
La Mort à Venise, nouvelle (1912). Gustav Aschenbach, écrivain à l'apogée de son art et de la réussite sociale, rencontre à Venise un jeune garçon extraordinairement beau, Tadzio. Tout son univers bascule ; sa rigueur morale, la façade de respectabilité et même l'instinct de conservation se désagrègent. Il reste à Venise malgré l'épidémie de choléra et succombe à la maladie. Tout le processus qui amène Aschenbach de déchéance en déchéance, et finalement à la mort, apparaît comme une fatalité secrètement acceptée par la victime. Dionysos est plus fort qu'Apollon, la connaissance comme la beauté conduisent fatalement à l'abîme. Hermès psychopompe, le jeune Tadzio lui en a montré le chemin. Construit sur des éléments historiques (le personnage de Gustav Mahler, le souvenir de R. Wagner et du comte de Platen), ce récit apparaît aussi comme une sorte de catharsis personnelle de Thomas Mann. Le film de Luchino Visconti (1970), adapté de cette nouvelle, qui mêle un style pictural emprunté à l'impressionnisme à la musique de Mahler, a contribué à faire de cette œuvre l'un des livres les plus lus en France.
Docteur Faustus (1947). Sur ce récit, écrit entre 1943 et 1947 aux États-Unis, Thomas Mann a publié un vaste essai explicatif, la Genèse du docteur Faustus. Roman d'un roman (1949). Un narrateur, Serenus Zeitblom, adepte d'Érasme, raconte entre 1943 et 1945 le destin de son ami d'enfance, le compositeur Adrian Leverkühn, mort fou en 1940. La technique narrative (y compris le symbolisme très développé des chiffres) permet de transformer cette histoire d'artiste en une allégorie tragique de l'histoire de l'Allemagne qui, vouée au diable national-socialiste, sombre dans la folie et la destruction. Le roman est composé selon des modèles musicaux (Wagner et Schönberg) et repose sur l'équation idéologique « Allemagne depuis Luther = Faust et le diable = musique = démission politique ». La folie du nouveau Faust est racontée d'après le modèle biographique de Nietzsche et développe le problème de la singularité créatrice qui, lorsqu'elle ne se détruit pas elle-même, est rendue vaine par l'inhumanité de l'époque.
La Montagne magique (1924). Un jeune ingénieur, Hans Castorp, vient rendre visite à un de ses cousins dans un sanatorium de Davos. Intrigué, puis séduit par ce lieu hors du temps et de l'espace, il tombe malade lui-même et finira par y rester sept ans. Ce seront des années de formation et d'initiation par la lecture et la réflexion, par la rencontre de l'amour et surtout par les conversations dans lesquelles tous les courants spirituels de l'Europe d'avant 1914 convergent, s'affrontent et déploient leur magie, rendus à la fois plus dérisoires et plus tentants par l'omniprésence de la mort. Hans, le « simple », traversera les sortilèges en restant indemne ; il partira guéri, mûri, prêt à affronter la « vie »... mais ce sera pour trouver l'Europe embrasée par la guerre la plus meurtrière. Sous une structure linéaire se cache un jeu complexe de correspondances et de références mythologiques et hermétiques.