Marie Joseph, dit Eugène Sue

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain français (Paris 1804 – Annecy 1857).

Fils de grand médecin, sommé de poursuivre la carrière paternelle, s'y refusant, se réfugiant dans le dandysme pour finir député de la iie République, puis persécuté par Napoléon III, il est l'un des grands auteurs de romans populaires.

Premiers succès

Après une brève carrière de chiurgien militaire, Sue revint à Paris en 1828 et écrivit des comédies, puis des romans maritimes où se mêlent l'observation précise issue de ses voyages et le goût d'une fiction échevelée (Kernok le pirate, 1830 ; Atar-Gull, 1831 ; la Salamandre, 1832 ; la Vigie de Koat-Ven, 1833). Auteur connu, dandy, membre du Jockey-Club, il menait la grande vie, mais connut une période de crise vers 1837 où il exprima son sentiment de n'avoir fait que des imitations de Cooper ou de Scott. Latréaumont (1837) et Arthur (1838-1839) marquent le tournant du roman d'aventures vers le roman de mœurs. Mathilde. Mémoires d'une jeune femme (1840-1841) brosse une peinture des milieux aristocratiques (bals, toilettes, relations entre maîtres et domestiques, sorties, mais aussi la générosité à l'égard des pauvres). Dans cet univers, il met en scène un parvenu qui se croit tout-puissant, possède une police secrète, achète les domestiques, enlève les femmes. Ce premier roman-feuilleton de Sue fut aussi le premier à connaître des prolongements imprévus, suite à l'enthousiasme manifesté par ses lecteurs. La fin de Mathilde montre l'intérêt de l'auteur pour les questions sociales qui seront au centre de ses deux ouvrages suivants.

Les Mystères de Paris (1842-1843) sont un carrefour. L'auteur fut brusquement submergé par un courrier émouvant : le peuple s'y reconnut et infléchit le projet initial. Le roman parut d'abord en feuilletons dans le Journal des débats qui vit, grâce à lui, le nombre des lecteurs augmenter de manière spectaculaire. Il est vrai que Sue a l'art de capter l'intérêt, de l'aiguiser avec d'innombrables rebondissements, des fausses morts, un arsenal de l'horreur (caves-prisons peu à peu englouties par la Seine, flacons de vitriol, arrachages de dents ou aveuglements punitifs, bateau à trappe pour la noyade), avec ce savant dosage du frisson et de l'attendrissement, en particulier pour la figure centrale de Fleur-de-Marie, la petite prostituée qui, après mille enlèvements, deviendra princesse. À côté de ce pâle et pur personnage surgissent des silhouettes puissantes, des portraits à la Balzac, très contrastés, où la laideur renvoie toujours à une âme tortueuse, ceux de la Chouette, l'épouvantable mégère, de Tortillard, l'enfant pervers et boiteux, de Bras-Rouge, le sanglant tavernier, du Squelette, le redoutable assassin. Les bas-fonds de Paris livrent là tout leur pittoresque flamboyant, jusque dans ces noms propres si frappants qui empruntent parfois à l'argot leur pouvoir évocateur (le Chourineur, spécialiste des coups de couteau). Faut-il s'agacer avec Marx de l'« antithèse » outrée « du bien et du mal », du moralisme paternaliste du héros, l'aristocrate qui s'encanaille comme pour trouver ses pauvres et sa bonne conscience de riche fat ? Le manichéisme n'est pas si fortement marqué et Rodolphe est, avant tout, par sa quête interminable, prétexte à évoquer tous les milieux, en particulier, outre une pègre crapuleuse et haute en couleur, la misère honnête des artisans prolétarisés (les Morel), le petit peuple représenté par les Pipelet, concierges cocasses, ou Rigolette, grisette faussement frivole. Si la vision des paysans reste succincte, celle de la noblesse grossièrement idéalisée, la description des malversations du notaire perfide est plus approfondie : Jacques Ferrand est une des grandes incarnations du mal, ce qui souligne l'ambiguïté d'une œuvre qui participe du romantisme avec son apologie de l'individu hors du commun, tout en témoignant d'une inspiration humanitaire et sociale, puisqu'elle donne la parole au peuple – n'est-ce pas lui en réalité l'acteur principal ? – trompé par le bourgeois.

Un auteur engagé

Un an après, le Juif errant, publié en feuilleton dans le Constitutionnel (1844-1845), connut un succès comparable. Le roman se faisait l'écho des violentes polémiques entre le parti catholique et le parti libéral ; Veuillot contre Michelet ou Quinet. Mais le livre n'est pas un pamphlet anticlérical, même s'il présente une véritable attaque des Jésuites, puisque le mal s'y trouvait incarné par la Compagnie de Jésus, assimilée, par un audacieux parallèle, à une société secrète d'étrangleurs asiatiques. Avec Sue, le roman populaire devient symbolique et oppose la mort et la vie, la réaction et le progrès. Ici, les souffrances d'une famille persécutée depuis des siècles comme hérétique par l'Église, éparpillée à travers le monde et ayant essaimé dans diverses catégories sociales, permet d'explorer tous les milieux, procédé cher à un auteur qui évolue de plus en plus vers un socialisme humanitaire.

Sue devint le chantre des classes pauvres avec les Sept Péchés capitaux (1848) ou les Misères des enfants trouvés (1851). Élu député de gauche à Paris en avril 1850, il rédigea les Mystères du peuple (1849-1857), vaste fresque historique qui retrace l'histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges. S'appuyant sur les théories de l'historien Augustin Thierry, il dépeint, au fil des épisodes, l'union de la bourgeoisie et du prolétariat contre l'aristocratie dominante. Les éditeurs de ce texte violemment polémique furent condamnés par décision de justice en 1857, et le roman, détruit.

Arrêté lors du coup d'État du 2 décembre 1851, Eugène Sue s'exila en Savoie (qui appartenait alors au royaume de Piémont-Sardaigne), où il s'opposa au second Empire en publiant des brochures (Jeanne et Louise ou les Familles de transportés, 1852 ; la France sous l'Empire, 1857) et poursuivit la publication de romans-feuilletons : la Famille Jouffroy (1853-1854), les Fils de famille (1856), le Diable médecin (1854-1857). Prônant les vertus laïques républicaines, il livra aussi la guerre au catholicisme dans ses Lettres sur la question religieuse (1856).

Comme l'affirme J.-L. Bory, Sue « doit exister aux côtés de Balzac ». Il est un exemple frappant de la métamorphose des divers courants du romantisme en un genre naissant, le reflet d'une transmutation. Du roman noir qui, dès 1797, fait frémir les lecteurs d'Ann Radcliffe, il utilise l'arsenal des châteaux ténébreux aux obscurs souterrains, les silhouettes opposées du traître et de la victime. À la suite de Fenimore Cooper, il se lance dans le roman maritime et exotique. Sans négliger les ressorts du mélodrame, il préfère le roman de mœurs et dresse une fresque documentée de nombreux milieux sociaux. Il syncrétise toutes ces tendances dans le cadre du roman-feuilleton qui impose une esthétique contraignante : chapitres brefs, rebondissements, intrigue complexe et haletante. Son souffle épique s'accommode fort bien du rythme soutenu d'un récit magistralement mené.