Raymond Roussel

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain français (Paris 1877 – Palerme 1933).

Il connaît enfant le « bonheur parfait » dans le giron de la grande bourgeoisie et d'une mère magnifique et autoritaire, et écrit sa première œuvre, la Doublure, à 17 ans dans la fièvre et « une sensation de gloire universelle d'une intensité extraordinaire ». L'incompréhension totale du public lui cause une profonde dépression (son psychiatre, Pierre Janet, décrit son cas dans De l'angoisse à l'extase), et la mort en 1911 de sa mère avec laquelle il vit encore l'isole davantage. Affichant une maitresse pour (mal) dissimuler son homosexualité, il adopte un mode de vie phobique et insolite, voyage comme on fuit et abuse des drogues. En 1932, il cesse d'écrire pour se consacrer aux échecs, et se suicide (?) en 1933 à Palerme.

Ses premiers romans sont en alexandrins : la Doublure (1897), dont une ample description du carnaval de Nice occupe les deux tiers, raconte l'échec d'un comédien ; la Vue (1904) décrit de manière méticuleuse, quasi obsessionnelle, l'image enchâssée au fond d'un porte-plume, la Source (1902), l'étiquette d'une bouteille d'eau, et le Concert (1903), la vignette d'une feuille de papier à lettres.

Comment j'ai écrit certains de mes livres (posth., 1935) décrit le procédé, qui a beaucoup fait pour sa gloire (et son occultation ?), utilisé pour les romans suivants (en prose) ainsi que deux pièces (l'Étoile au front, 1925 ; la Poussière de soleils, 1927) : « Je choisissais deux mots presque semblables (...) Puis j'ajoutais des mots pareils, mais pris dans deux sens différents, et j'obtenais ainsi deux phrases presque identiques... 1) Les lettres du blanc (craie) sur les bandes (bordures) du vieux billard. 2) Les lettres du blanc (homme) sur les bandes (hordes) du vieux pillard », qui sont ensuite reliées par une histoire dont les épisodes sont engendrés par la « dislocation » des mots « un peu comme s'il se fût agi d'en extraire des dessins de rébus ». Écrites sur ce procédé, les Impressions d'Afrique (1910) narrent des aventures rocambolesques qui carnavalisent la culture occidentale, tandis que Locus solus (1914) raconte la visite du parc d'un inventeur, peuplé d'insolites machines et de cadavres automates.

Dans Nouvelles Impressions d'Afrique (1932), le procédé disparaît et l'alexandrin revient, au service d'une structure étonnante : une phrase s'ébauche, est interrompue par une parenthèse, qui s'ouvre à son tour sur une deuxième, etc., et ne se termine que 600 vers plus loin ; au cœur du roman, protégé par un rempart multiple de parenthèses enfermé entre le nom et le verbe d'une phrase unique, se pose la question du silence : « De se taire parfois riche est l'occasion ».

Objet du mépris de la critique et de l'enthousiasme de principe des dadaïstes, Roussel demeure de son vivant incompris. Son espoir d' « un peu d'épanouissement posthume à l'endroit de [s]es livres » est toutefois exaucé : redécouvert par Foucault, Leiris et Robbe-Grillet, il est revendiqué comme un modèle par les avant-gardes. Sa modernité naïve et empreinte de conventions est toutefois paradoxale ; les procédés, loin d'être uniquement ludiques, servent à dire l'inavouable (ce n'est pas moi qui le dit, ce sont les mots) ; exercice de funambulisme à tout moment menacé de glisser de la littérature vers le discours de la névrose, son œuvre demeure peu lue. À partir d'une image ou d'un jeu de mot, il construit, avec un sérieux hallucinant et un humour désarmant, de fascinantes machines célibataires et tautologiques, des textes profondément ambigus sous les apparences de la fantaisie et de la vraisemblance, profondément noirs et bouleversants sous un style blanc et presque glacé.