Nathalie Sarraute

Nathalie Sarraute
Nathalie Sarraute

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Femme de lettres française (Ivanovo, Russie, 1900 – Paris 1999).

Avocate de formation, elle commence en 1932 une série de textes brefs, achevée en 1937, qui paraît en volume deux ans plus tard, dans une indifférence à peu près générale. Son titre, Tropismes, emprunte à la biologie un terme désignant, chez les organismes animaux ou végétaux, des « réactions d'orientation ou de locomotion causées par des agents physiques ou chimiques ». Il s'agit donc de traquer « les sensations à l'état naissant » et de chercher à recréer « sous une forme très condensée » ces mouvements, essentiels dans la mesure même de leur imperceptibilité, qui sont à l'origine de nos comportements. « Ce sont des drames microscopiques [...] toujours internes, cachés, on ne peut que les deviner à travers la surface, à partir de nos conversations et de nos actions, des actions tout à fait banales », dont l'auteur s'efforce de dégager une « réalité nouvelle ». D'emblée, le ton est donné : derrière les clichés de la parlerie quotidienne, les lieux communs des convenances sociales, les conformismes des apparences, les rôles stéréotypés que chacun joue dès qu'il est en présence d'autrui, il faut débusquer l'univers de la « sous-conversation », lieu authentique où résident les passions et les complexités de l'être véritable.

Sarraute continue de plaider de petites affaires jusque fin 1940, date à laquelle elle est radiée du barreau de Paris, par application des lois antijuives de Vichy. Encouragée par son époux, également passionné de littérature, elle abandonne définitivement le droit et entame, en 1942, la rédaction de son premier roman. Portrait d'un inconnu (1948) n'aura guère de retentissement à sa publication, malgré le concours de Sartre, qui préface cette « vision protoplasmique de l'univers » où des échappées de conscience tâtonnent sur les lambeaux d'un réel tentaculaire, suivant toujours ces mêmes « mouvements secrets, ces sentiments à l'état naissant qui ne portent aucun nom et forment la trame de nos rapports avec autrui et chacun de nos instants ». Martereau (1953) ne retient aussi l'intérêt que de quelques initiés, sensibles à une œuvre novatrice qui se place volontairement en amont de l'observation psychologique caractéristique du romanesque traditionnel, dont les grandes orchestrations sont désormais reléguées au rang d'épiphénomènes. Inscrits dans la lignée de Dostoïevski, les personnages de Sarraute ne sont pas des types mais de « simples supports, porteurs d'états encore inexplorés ».

De 1947 à 1956, Sarraute publie également une série d'articles critiques dans les Temps modernes et la Nouvelle Nouvelle Revue française ; bientôt regroupés pour former l'Ère du soupçon (1956), ils attirent notamment l'attention de Butor et de Robbe-Grillet. Conformément à l'un des constats de l'ouvrage, selon lequel « c'est l'élément psychique à l'état pur qu'aujourd'hui quelques romanciers cherchent à saisir chez n'importe qui », Sarraute fait paraître l'année suivante l'édition revue et augmentée de Tropismes, recueil définitif dont Claude Mauriac signale aussitôt qu'il constitue un appel à un « nouveau réalisme ». La coïncidence de publication avec la Jalousie, de Robbe-Grillet, et un article qu'Émile Henriot consacre à ces deux livres dans le Monde associent leurs auteurs sous l'étiquette « nouveau roman » et ouvrent une période d'effervescence littéraire, dont l'Ère du soupçon est le premier manifeste. Balzac, Zola et Tolstoï ont vécu. Le romancier comme le lecteur ne savent plus rien : ils doutent de tout et s'inquiètent. Le temps des certitudes épistémologiques et romanesques est révolu.

De fait, tandis qu'à la fin du siècle précédent le positivisme triomphant prétendait connaître pour toujours les lois de l'univers, le xxe siècle en général et l'après-Seconde Guerre mondiale en particulier sont l'époque d'un questionnement plus angoissé sur la signification du monde. On découvre non seulement que toute apparence n'est que l'aboutissement d'un processus obscur, mais surtout que celui-ci échappe à la cognition, parce que non identifiable dans sa complétude. Résistant aux théories censément exhaustives et aux présupposés généraux les plus compacts, les valeurs établies que synthétise le ciel artificiel du Planétarium (1959), sont autant d'illusions derrière lesquelles grouille le vrai monde, fantasmagorique, dont la matière, faite de grattements insignifiants et d'insaisissables secousses, se dérobe à la compréhension et pose les lacunes des définitions reçues. Les « solides fauteuils de cuir », censément inusables, symbolisent bien ce quotidien faussement rassurant qui verse dans l'opacité marécageuse à la moindre impulsion émise par les réseaux intermittents de la vie psychologique, dans le foisonnement de l'infra-conscient et du subliminal. Les plus « infimes drames réels » rappellent un désordre fondamental et instinctif, totalement étranger à l'ordre que prétendent instaurer les « arguments d'autorité » d'une intelligentsia bouffie d'orgueil (les Fruits d'or, 1963). Plus que jamais, la satire de l'arrivisme social est un instrument de démystification.

Continuant d'explorer « cette substance fluide qui circule chez tous, passe des uns aux autres, franchissant des barrières arbitrairement tracées » (« Ce que je cherche à faire », 1972), l'examen des interactions entre l'individuel et le collectif se joint à une réflexion sur le sens et la possibilité même de l'écriture, qui refuse la théorisation formaliste. À partir d'Entre la vie et la mort (1968), l'inspiration se dégage progressivement de l'héritage proustien, très présent dans les premiers textes narratifs. La phrase ample et complexe cède peu à peu la place à une syntaxe au rythme syncopé, entrecoupée de nombreux silences. Les points de suspension, caractéristiques de l'écrivain, marquent alors une figure de réticence qui enjoint le lecteur de déchiffrer l'implicite et l'indicible. À mesure que le langage éprouve son enlisement dans le ressassement du monologue intérieur, l'œuvre cherche une issue dans le dialogue. Or le conflit des générations peut rendre impossible cet échange (Vous les entendez ?, 1972), à moins qu'il ne se déroule sur le mode de la surdité, chacun se figeant dans l'image qu'il veut donner de lui (« disent les imbéciles », 1976).

Auteur de pièces radiophoniques aux titres évocateurs (le Silence, 1964 ; le Mensonge, 1966), Sarraute expérimente les malentendus de la communication dans un théâtre plus élaboré (Isma ou ce qui s'appelle rien, 1970 ; C'est beau, 1973 ; Elle est là, 1980 ; Pour un oui ou pour un non, 1982). Le courant linguistique n'est conductible qu'entre pôles distincts, voire opposés, telles les voix contradictoires qui mènent à la fois ensemble et l'une contre l'autre le récit autobiographique d'Enfance (1983), tandis que le dialogue philosophique et polyphonique de Tu ne t'aimes pas (1989) confirme la scission du sujet et l'impossibilité de la plénitude. Le drame interne à l'Usage de la parole (1980) culmine dans Ici (1995) et Ouvrez (1997), où les mots, dégagés du référent, deviennent les porteurs de la fiction romanesque.

Nathalie Sarraute
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