Marguerite de Crayencour, dite Marguerite Yourcenar

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain français et américain (Bruxelles 1903 – Mount Desert, Maine, États-Unis, 1987).

Orpheline de mère, elle est nourrie d'indépendance et d'humanités par un père aristocrate, « aventurier qui aime les lettres et s'instruit par la vie », nomade qui lui fait partager son cosmopolitisme. Il lui apprend le latin et le grec, l'emmène au théâtre, lui transmet sa passion pour la culture (c'est tout naturellement ensemble qu'ils inventeront son pseudonyme). La jeune fille fait son entrée en littérature par la poésie, avec le Jardin des chimères (1921), bientôt suivi par Les dieux ne sont pas morts (1922), qui trahit l'intérêt pour Nietzsche, à une époque de réflexions empreintes de philosophie et de métaphysique, voire de mysticisme (en 1938, les Songes et les Sorts traiteront de communication avec l'au-delà et de destin).

Dès 1926, Yourcenar a terminé une biographie de Pindare (publiée en 1932), inaugurant ainsi la veine des essais anthologiques qui témoignera tout au long de son œuvre d'une intense curiosité intellectuelle. Helléniste, elle rédige en 1939 une Présentation critique de Constantin Cavafy, reprise en 1953 et publiée en 1958 avec une traduction de ses Poèmes. Dans la Couronne et la Lyre (1979), elle réunit les traductions d'autres poètes grecs (cette fois-ci anciens), d'abord réalisées pour son seul plaisir. Anglophone, elle traduit des negro spirituals (Fleuve profond, sombre rivière, 1966), des blues et des textes de Henry James et de Virginia Woolf. Conférencière, elle s'intéresse notamment aux Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, à l'architecture de Piranèse, à la dimension épique chez Selma Lagerlöf (Sous bénéfice d'inventaire, 1962, augmenté en 1978).

Les sujets d'inspiration sont variés ; la création, éclectique. Poète (les Charités d'Alcippe, 1956), dramaturge (la Petite Sirène, 1943 ; Électre ou la chute des masques, 1954 ; le Mystère d'Alceste et Qui n'a pas son Minotaure ?, 1963), Yourcenar avait entrepris, de 1921 à 1925, une vaste fresque romanesque dont elle ne conserva que trois fragments, parus sous le titre La Mort conduit l'attelage (1934). Après ces nouvelles, la prose lyrique et les aphorismes de Feux (1936, édition revue en 1957 puis en 1974) tentent de conjuguer les ardeurs charnelles et spirituelles ; les Nouvelles orientales (1938) revisitent les mythes de la lointaine Asie ; Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gîta-Govinda (1957 et 1982) explore ses sagesses.

C'est surtout en tant que romancière que Yourcenar s'est rendue célèbre. L'influence de Gide se fait sentir dans les analyses moralistes d'Alexis ou le Traité du vain combat (1929) : dans ce récit, un jeune homosexuel demande pardon à sa femme, qui l'aime, « non pas de la quitter, mais d'être resté si longtemps ». En 1931, la critique souligne de nouveau le ton gidien de la Nouvelle Eurydice, que l'auteur reniera par la suite. Denier du rêve (1934, récrit en 1959) traite sur le mode « mi-réaliste, mi-symbolique » de l'Italie fasciste, tandis que le Coup de grâce (1939, repris en 1953, porté à l'écran en 1976 par V. Schlöndorff) raconte une passion impossible sur fond de guerres balkaniques. Entre-temps (1937), Yourcenar a rencontré Grace Frick, qui restera sa compagne jusqu'à sa mort (1979). Lorsque la guerre éclate, l'écrivain, qui sillonnait l'Europe à partir de son foyer grec (1932-1939), rejoint l'élue de son cœur aux États-Unis. Elle devient professeur, obtient la naturalisation (1947), s'installe sur l'île de Mount-Desert (1950).

C'est dans ce cadre qu'elle reçoit, en 1949, une malle égarée dix ans plus tôt, à l'intérieur de laquelle elle retrouve un brouillon des premières pages d'un livre entrepris en 1924. Se mettant en congé de son université, elle en reprend aussitôt la rédaction : les Mémoires d'Hadrien (1951) reçoivent un accueil enthousiaste et lui offrent une notoriété mondiale. De fait, culture, beauté et liberté imprègnent cette autobiographie apocryphe d'un empereur romain, dont l'amour pour Antinoüs est le principal moteur. Il ne s'agit pas seulement d'une brillante reconstitution historique, mais aussi d'une méditation sur le temps, à l'échelle de l'individu et de la civilisation. En 1968, nouveau coup d'éclat : l'Œuvre au noir est à la Renaissance de l'Europe du Nord ce que les Mémoires d'Hadrien étaient à l'Antiquité latine. On y voit l'alchimiste Zénon (ou l'Esprit) s'y détacher des préjugés, en un Grand-Œuvre jamais achevé (il n'est pas fortuit que, en 1955-1956, Yourcenar ait écrit « Humanisme et hermétisme chez Thomas Mann »). À la fin du roman, le héros philosophique se délivre par le suicide (en 1981, Mishima ou la Vision du vide illustrera le même thème).

Reçue à l'Académie royale de Belgique (1971), première femme à pénétrer sous la Coupole française (1980), Yourcenar exhume ses racines familiales dans un cycle généalogique intitulé le Labyrinthe du monde : Souvenirs pieux (1974) évoquent les ancêtres maternels ; Archives du Nord (1977), l'ascendance paternelle ; Quoi ? l'Éternité (1988) demeure inachevé. On lui doit aussi un autoportrait, les Yeux ouverts (1980), fruit d'entretiens accordés à Mathieu Galey. Entrée de son vivant dans la « Bibliothèque de la Pléiade », elle jette un dernier regard, à la fois curieux et apaisé, sur le monde et la mémoire dans les nouvelles de Comme l'eau qui coule (1982) et dans les essais du Temps, ce grand sculpteur (1983).