Lev [en français Léon] Nikolaïevitch, comte Tolstoï
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain russe (Iasnaïa Poliana, gouvern. de Toula, 1828 – Astapovo, gouvern. de Riazan, 1910).
La vie de Tolstoï se résume à une inlassable quête spirituelle. Si l'œuvre littéraire a éclipsé les prédications du penseur, pour autant l'écriture n'eut rien pour lui d'une évidence : la plume fut le scalpel à l'aide duquel il explora les raffinements de la psychologie, la sienne d'abord, celle des autres aussi, traquant la vérité sous les masques, « l'homme naturel » sous les déguisements de la vanité. « Affreux métier », qui « pourrit l'âme », dira-t-il. Malgré tout, même dans les ultimes reniements, écrire reste la tentation suprême : l'art, irrévocablement réprouvé dans la Sonate à Kreutzer, ressurgit, presque contre la volonté de l'écrivain, dans Hadji Mourat. Car faire la biographie de Tolstoï, c'est raconter le combat sans merci d'un homme contre lui-même : la lutte contre les tares de la société, le « tolstoïsme », n'en est que le prolongement.
Enfance et jeunesse (1828-1851)
Le point d'ancrage est une terre, celle de l'enfance, la propriété familiale de Iasnaïa Poliana. Le reste est rupture, arrachement, dès les premières années : orphelin de mère à l'âge de 2 ans, Tolstoï perd son père à 9 ans, puis la tante qui avait pris sur elle l'éducation des cinq enfants (les quatre frères et une sœur) : il n'a pas connu le bonheur familial dont la nostalgie imprègne son œuvre. À 16 ans, il entre à l'Université de Kazan, envisage une carrière de diplomate. Peut-être est-ce la lecture assidue de Rousseau, son écrivain préféré, qui le pousse à arrêter ses études pour s'occuper seul de son perfectionnement intellectuel et gérer le domaine qui lui est échu en héritage, pour le bien de ses paysans. Tolstoï, déjà, cherche à se donner une règle de vie conforme à ses aspirations morales. La rédaction d'un journal intime (d'où sortira une de ses premières compositions, Histoire de la journée d'hier, 1851) lui permet de surveiller son évolution spirituelle. Il le tiendra toute sa vie ; c'est la source essentielle de son inspiration, une école d'écriture, où il apprend à analyser les mouvements les plus subtils de l'âme. Mais le rêve d'une vie de sagesse, les projets généreux tournent court : Tolstoï se cherche, il ne sait pas résister aux plaisirs de son âge et de sa condition, qu'il goûte à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Cette existence creuse et oisive le dégoûte pourtant ; le jeu le laisse criblé de dettes. Il décide alors de rejoindre son frère Nicolas, officier de l'armée du Caucase.
Le Caucase et la guerre de Crimée (1851-1855)
D'abord volontaire, il demande à être incorporé dans l'armée régulière, devient rapidement officier, et participe à toutes les opérations. Cette existence lui paraît propre à corriger son principal défaut, la vanité, qu'il traque dans ses moindres manifestations, révélant déjà une constante de son œuvre et de sa pensée, l'obsession de l'authenticité.
Enfance (1852). La régularité de la vie militaire a permis à Tolstoï de mener à bien ses projets d'écriture. En 1852, il a envoyé un récit à Nekrassov, qui s'enthousiasme pour le jeune écrivain et le publie dans le Contemporain. Enfance s'inscrit dans un projet tétralogique, Quatre Étapes du développement, au sein duquel seuls Adolescence (1854) et Jeunesse (1855-1856) verront le jour. Nikolka Irteniev, le héros, est pourvu de nombreux traits autobiographiques : ce premier livre est motivé par le besoin de porter un regard rétrospectif sur le chemin parcouru. Nikolka est habité, comme Tolstoï, par une exigence de vérité ; il traque le mensonge, chez lui comme chez les autres ; doté d'une intelligence et d'une imagination hors du commun, il scrute ses pensées, ses actes, ses sensations. Mais, lorsqu'il quitte la protection de la propriété familiale, sa soif de pureté se heurte aux réalités du « monde », et la vanité, l'hypocrisie, l'indifférence à autrui, caractéristiques du milieu dans lequel il évolue, ont raison de ses nobles aspirations. La critique contemporaine admira dans Enfance le talent de Tolstoï à montrer « la dialectique de l'âme » et « l'immédiate pureté du sentiment moral ». Ce premier récit procure au jeune écrivain un succès d'estime, mais les nouvelles inspirées par la défense de Sébastopol assiégée, où il demande à être envoyé « pour voir la guerre de près », vont lui apporter la gloire, tout en donnant un sens nouveau, plus universel, à la problématique de l'authenticité.
Les Récits de Sébastopol (1855). « Sébastopol en décembre », « Sébastopol en mai » et « Sébastopol en août 1855 » sont conçus par leur auteur comme des reportages, qui dévoilent, derrière l'imagerie patriotique, la réalité du front : manque d'armes, mauvais ravitaillement, stupidité de la discipline, impréparation des troupes. En même temps, la guerre constitue un révélateur humain. Si le premier de ces récits-vérité s'attache avant tout à décrire avec exactitude un épisode du siège de Sébastopol et à rendre hommage à l'héroïsme des hommes, les deux suivants opposent le courage véritable, souvent le fait de simples soldats qui n'en ont pas conscience, au panache de façade des officiers.
Le retour à la vie civile (1855-1862)
Après la guerre, Tolstoï est affecté à Saint-Pétersbourg, où il fréquente les milieux littéraires, Nekrassov, Tourgueniev, Gontcharov, Ostrovski, les progressistes gravitant autour de la revue le Contemporain. Mais il prend rapidement ses distances, se rapproche de Fet et du cercle de « l'art pour l'art ». Lui-même écrit la Tempête de neige (1856) : c'est presque un exercice de style, autour d'un argument réduit au minimum. Dans deux nouvelles qui prennent pour figure centrale des musiciens, Tolstoï se pose implicitement en partisan de l'autonomie artistique. Lucerne (1857) lui est inspiré par un voyage en Europe où il a vu, dans la petite ville de Suisse qui donne son titre à la nouvelle, la population fermer ses fenêtres au musicien qui demandait l'aumône : ce miséreux, pourtant, leur est supérieur en ce sens qu'il est capable de tirer une satisfaction infinie du seul exercice de son art. De même, Albert (1857-58), « le musicien déchu », selon une traduction récente, sombré dans la misère et l'alcoolisme, reste un « élu », porteur d'un don supérieur, qui est en soi la justification de son existence.
Pour autant, Tolstoï n'est pas indifférent aux problèmes sociaux qui agitent alors l'intelligentsia, celui du servage en particulier. Jouant son rôle de propriétaire éclairé, il tente d'améliorer le sort de ses paysans, mais se heurte à leur méfiance, à l'instar de Nekhlioudov, héros de la Matinée d'un propriétaire (1856). La nouvelle décrit le sort des paysans sous un jour particulièrement sombre, tout en montrant la vanité des tentatives de Nekhlioudov pour améliorer leur sort. L'aristocratie terrienne s'est complètement coupée de la mentalité paysanne, et aucune réforme n'y peut rien changer : dans Polikouchka (1863), la femme d'un propriétaire, croyant bien faire, accorde au paysan Polikeï la possibilité de racheter ses fautes passées, au lieu de le punir, et le conduit ainsi au suicide. Ce constat, Tolstoï le fait parce que lui-même se sent de plus en plus proche du monde paysan, qui lui paraît incarner son idéal d'authenticité, très nettement formulé dans la parabole que constituent les Trois Morts (1859). La leçon de cette nouvelle ressort implicitement de la juxtaposition de trois récits d'agonie. Une dame du grand monde meurt comme elle a vécu, dans le mensonge, avec un effroi stérile ; non loin, un paysan attend la mort avec la simplicité de celui dont la vie a été rythmée par les cycles de la nature ; cette agonie trouve son prolongement naturel dans la mort magnifiée d'un arbre. La dénonciation de l'artifice est récurrente chez Tolstoï : Kholstomer (1862) est ainsi un cheval, par les yeux duquel l'auteur regarde la société et en dénonce l'hypocrisie.
L'écrivain ne se contente pas d'être l'apôtre du monde paysan ; soucieux d'améliorer la condition de ces hommes qui sont le sel de la terre russe, il met dès 1857 l'instruction au centre de ses préoccupations. Il fait ouvrir à Iasnaïa Poliana et dans les villages voisins une vingtaine d'écoles pour lesquelles il élabore une pédagogie originale, reposant sur l'absence de contrainte, qu'il expose dans une revue créée à cet effet, Iasnaïa Poliana. Sa vie durant, Tolstoï cherchera ainsi à mettre ses aspirations en pratique. La fondation d'une famille lui paraissant constituer une condition nécessaire à son perfectionnement moral, il cherche donc à se marier. Une tentative manquée, avec une toute jeune fille, le conduit à réfléchir sur le sens de cet engagement dans Bonheur familial (1859), récit de l'union d'un homme âgé avec une femme beaucoup plus jeune qui, malgré l'amour sincère qu'elle porte à son mari, se laisse séduire par un homme de son âge ; sur le point de céder, elle retourne dans un sursaut à sa vie conjugale, et entre dans « un nouveau bonheur », bien loin des élans amoureux du début. En 1862, Tolstoï épouse sa jeune voisine, Sonia Bers, avec qui il aura treize enfants. C'est, selon ses mots, un « effrayant bonheur » : « Je n'ai jamais senti mes forces intellectuelles et même morales plus libres et plus aptes au travail », écrit-il dans son journal. En effet, Tolstoï connaît alors une période de sérénité inhabituelle, mais l'assistance pratique apportée par la jeune femme n'est pas à négliger pour autant : elle prend en charge l'éducation des enfants, gère le domaine, s'occupe aussi de mettre au propre les brouillons de son mari (elle aurait recopié sept fois Guerre et paix).
Les grands romans (1862-1877)
Quoi qu'il en soit, commence pour Tolstoï une période extrêmement féconde, inaugurée par l'achèvement d'un roman commencé au Caucase, dix ans auparavant.
Les Cosaques (1853-1863). C'est un jalon dans l'œuvre de Tolstoï dans la mesure même où la durée de sa gestation lui permet d'y affiner sa vision du monde. On reconnaît l'auteur sous la figure d'Olénine, le héros, jeune noble désabusé, parti pour le Caucase afin de commencer une existence nouvelle. Progressivement, son âme s'ouvre, au contact de la nature sauvage, à des sentiments nouveaux. Il prend d'abord la fascination qu'exerce sur lui la jeune cosaque Mariana pour le prolongement de l'amour universel que lui inspire la contemplation du monde. Forte de l'indépendance dont jouissent parmi les montagnards les filles sur le point de se marier, celle-ci accepte le jeu de la séduction. Olénine s'y laisse prendre, tout en la sachant promise à Loukachka, jeune cosaque comme elle d'une nature vigoureuse et indomptée. Lorsqu'au cours d'une échauffourée Olénine blesse le jeune cosaque, Mariana ne lui témoigne plus que du mépris : comme l'explique à Olénine le vieil Erochka, incarnation de la mémoire du peuple cosaque, il reste le représentant d'une civilisation déchue face à une race dont la force réside dans un sentiment de liberté puisé au sein même de la nature.
Guerre et Paix (1863-1869 ; publié à partir de 1865). On retrouve l'écho de cet hymne à la vie « naturelle » dans le premier grand roman de Tolstoï, formidable fresque historique consacrée aux guerres napoléoniennes. Les héros (le roman entrecroise l'histoire de deux familles, les Rostov et les Bolkonski) cherchent le sens de la vie et finissent par le trouver lorsqu'ils acceptent de s'intégrer dans le chœur de l'harmonie universelle. L'amour de la vie fait la force, la faiblesse aussi, du personnage de Natacha. Incapable d'attendre son fiancé, Andreï Bolkonski, parce que la vie n'attend pas, justement, elle se laisse séduire par le bellâtre Anatole Kouraguine, reflet d'une société frivole, mais se montre sublime et vraie au chevet d'Andreï mourant, qui vient lui-même d'éprouver la révélation de l'amour universel. Changeante, comme tous les personnages de cette épopée, elle garde son unité profonde, une forme de fidélité à un principe terrestre ; rien d'étonnant dès lors à ce que Pierre Bezoukhov (auquel l'auteur a prêté une partie de ses traits), qui, après bien des errances, a trouvé auprès du moujik illettré Platon Karataïev, cette « liberté intérieure qui ne dépend pas des choses », la choisisse pour épouse, lui permettant de s'épanouir enfin dans une maternité légèrement empâtée qui est le prolongement de la pulsation du monde. Le frère de Natacha, Nicolaï Rostov, par son mariage d'amour avec Maria Bolkonskaïa, laide et gauche, peut redresser la propriété familiale, accomplissant avec simplicité ce qu'il sait être sa destinée.
Cette représentation de la plénitude de la vie comme acceptation par l'individu de la place et du rôle qui lui ont été fixés par la nature se retrouve dans la conception tolstoïenne de l'Histoire, et réalise sur le plan artistique l'unité du roman entre la veine intimiste et la veine épique, l'intégration de personnages historiques, dans la trame de la fiction. Et, de même que Pierre, Natacha, Nicolas, Maria, Andreï réussissent à donner un sens à leur existence en se laissant guider par la vie même, c'est parce que Koutouzov sait que les hommes ne peuvent rien contre le cours des choses qu'il a triomphé de Napoléon ; ce n'est pas la stratégie qui a assuré la victoire de l'armée russe, mais la conscience de la vanité de toute stratégie.
Ampleur de la vision et don de conférer la vie, font la grandeur de ce roman fleuve (on dénombre plus de six cents personnages) qui n'a sans doute pas d'équivalent dans la littérature mondiale. Si l'originalité de son esthétique romanesque est moins sensible aujourd'hui, c'est justement parce qu'elle a servi de modèle plus ou moins conscient à la plupart des grands romans du xxe siècle. Le succès fut colossal. Tolstoï éprouvait, en même temps qu'une forme de nostalgie pour l'effort créatif qu'avait nécessité Guerre et Paix, le désir de faire une pause. Il revient alors à ses activités pédagogiques et compose avec un soin méticuleux un Abécédaire (1871-72), recueil de récits très simples pour l'apprentissage de la lecture.
Anna Karénine (1876-1877). Contrairement à Guerre et Paix, consacré à des événements déjà anciens, Anna Karénine, inspiré d'un fait divers, traite de l'actualité. La haute société pétersbourgeoise, avec ses lois et conventions, sert de toile de fond à cette chronique d'une passion qui va entraîner Anna à renoncer, par amour pour Vronsky, à son rôle d'épouse et de mère, la réduisant finalement au suicide. Double contrepoint de cette histoire : l'amour légitime de Kitty et de Lévine offre l'image d'une vie saine au sein de la nature, tandis qu'aux côtés d'Oblonski, mari viveur et infidèle, Daria est la figure de la résignation. Dans cette véritable épopée de la famille russe contemporaine, dont les structures patriarcales ont été sapées par les diverses évolutions traversées par la Russie, l'hymne à la vie résonne d'un son fêlé. Le personnage de Lévine, dont les intérêts domestiques ne peuvent occulter les tourments métaphysiques, et qui proclame dans un dénouement embarrassé son désir de faire le bien, annonce le revirement de Tolstoï.
L'idéal religieux (1877-1910)
En effet, au moment où il termine Anna Karénine, Tolstoï traverse une crise morale qui aboutira à une Confession (1879-80, publiée en 1884) où il renie son passé d'écrivain, au nom d'un idéal évangélique qui seul, dit-il, pouvait donner un sens à sa vie. Quelle est ma foi ? (1882-1884) formule une éthique reposant sur la « non-résistance au méchant ». Découvrant à Moscou, où sa famille s'est installée pour que les aînés puissent y poursuivre leurs études, la profondeur de la misère urbaine, il tire de sa nouvelle conception du monde des conséquences sociales, exposées dans Que devons-nous donc faire ? (1882-1886) et l'Esclavage de notre temps (1899-1900) : la société se répartit en deux catégories dont la première, celle des oisifs, exploite la seconde. L'art n'échappe pas à cette condamnation radicale : Shakespeare, Pouchkine, Baudelaire, Manet, Beethoven ou Wagner ont été engendrés pour le plaisir de quelques-uns, au prix de l'exploitation du peuple. L'œuvre d'art ne se justifie que lorsqu'elle favorise le progrès moral. Ces théories, développées principalement dans Qu'est ce que l'art ? (1897-1898), expliquent la veine didactique des œuvres de cette période.
La Mort d'Ivan Ilitch (1884-1886). C'est l'évidence irréductible de la mort qui avait conduit Tolstoï, en proie au sentiment de l'absurdité, à se tourner vers la foi. En racontant les derniers jours d'Ivan Ilitch, homme ordinaire dont l'existence banale est bouleversée par l'annonce de sa mort prochaine, il voulait rendre sensible la notion chrétienne de « salut » : hanté par cette perspective qui le terrorise, effrayé par l'indifférence de ses proches (seul un jeune paysan lui révèle une manière humaine de mourir), Ivan Ilitch cesse finalement de lutter et c'est alors que la lumière l'envahit et que la peur l'abandonne. On retient surtout de ce récit l'impitoyable réalisme de la description très laconique des états d'âme du mourant ainsi que des réactions de son entourage.
La Sonate à Kreutzer (1887-1889, publiée en 1891). L'hypocrisie sociale ne défigure pas que la mort, elle masque aussi la véritable nature de l'union conjugale. Pozdnychev s'aperçoit que le lien qui l'unit à son épouse, Lise, repose sur la seule sensualité ; leur union se dégrade et la jeune femme s'éprend d'un violoniste, avec lequel elle joue la Sonate à Kreutzer, incarnation artistique de la « bestialité » charnelle. La jalousie pénètre lentement Pozdnychev qui, subitement revenu d'un voyage, surprend sa femme dînant avec le violoniste et la poignarde. Le Diable (1889-1890) revient sur cette condamnation de l'amour physique, qui est aussi au centre d'un drame écrit à la même période, la Puissance des ténèbres (1886), modèle de l'esthétique naturaliste, au titre emblématique.
Résurrection (1889-1899). Le dernier grand roman de Tolstoï, inachevé, n'a pas la force des deux précédents, il est entièrement tourné vers une démonstration, qu'annonce clairement son titre. Le prince Nekhlioudov séduit une paysanne orpheline, Katioucha. Membre d'un jury de tribunal, il la retrouve, prostituée et injustement accusée d'un meurtre ; pris de remords, il se propose de l'épouser et part avec elle pour la Sibérie après avoir distribué ses terres aux hommes qui les cultivent. Le trait est souvent grossi, le personnage de Nekhlioudov monolithique, mais le réquisitoire contre les institutions, qu'il s'agisse de la justice ou de l'Église (Tolstoï fut excommunié par le Saint-Synode en 1901), porte loin : l'art est mis, ici, au service de ses idées.
Hadji Mourat (1896-1904). Dans ce récit, au contraire, la portée idéologique est comme emportée par la force artistique du réalisme tolstoïen : souhaitant démontrer la barbarie du régime autocratique, l'auteur revient à ses souvenirs de jeunesse pour donner une figure de rebelle caucasien impressionnante de force, de noblesse et de vérité, mais aussi de poésie. Dépassé en quelque sorte par son propre génie, il refusa de publier ce récit, dont la lecture lui semblait offrir un plaisir beaucoup trop gratuit, sans doute parce que c'est ce sentiment qu'il avait éprouvé en l'écrivant.
La mort de Tolstoï
Pendant cette période, Tolstoï tente d'adapter sa conduite à ses idées : pour s'opposer à l'organisation sociale qui produit des maîtres et des esclaves, il refuse de se faire servir et participe aux travaux des paysans, dont il adopte le costume. Des jeunes gens férus d'égalité suivent son exemple, l'écrivain se sent engagé envers eux et le fossé avec sa famille se creuse. Dans la nuit du 27 au 28 octobre 1910, il fait secrètement atteler une voiture et part pour la gare en laissant une lettre d'adieu à sa femme. Il prend froid au cours du voyage et est contraint de descendre à la gare d'Astapovo. C'est là, dans l'isba du chef de station, que la mort le délivre, la nuit du 6 au 7 novembre, sous le regard de ses adeptes, accourus de toute la Russie.