Isidore Ducasse, dit le comte de Lautréamont

Lautréamont
Lautréamont

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain français (Montevideo 1846 – Paris 1870).

L'ignorance où l'on est du détail de sa vie peut passer pour la preuve du désir d'effacement manifesté par son œuvre (« La poésie doit être faite par tous, non par un. »). Cet effacement a favorisé toutes les mythifications. On sait simplement que, fils d'un diplomate français en Uruguay, Lautréamont fit des études aux lycées de Tarbes (1859-1862) et de Pau (1863-1865), avant de mourir pendant le siège de Paris (il préparait vaguement Polytechnique) et de disparaître totalement, en 1890, dans la tombe commune de l'ossuaire de Pantin. Restent cependant une foule de « portraits imaginaires » et une légende prolixe amplifiée par les surréalistes, pour qui Lautréamont est l'ancêtre majeur, « le grand serrurier de la vie des temps modernes ». Le tout fondé sur un livre, les Chants de Maldoror (1869), deux fascicules intitulés Poésies (1870) et quelques lettres à un éditeur.

Les Chants de Maldoror constituent une épopée en prose composée de six chants. Le chant I parut à Paris en août 1868, et l'ensemble, à Bruxelles en 1869. C'est à ce livre qu'incomberait, selon André Breton, « la responsabilité de l'état des choses poétiques actuel ». Se portant au-delà d'un romantisme enfin mis à nu, nourris de références crues au roman noir et aux pratiques des frénétiques, les Chants de Maldoror se livrent à la profanation puissamment paradoxale de toutes les valeurs reconnues et de tous les stéréotypes littéraires et culturels. La rhétorique s'y détruit par la rhétorique et Lautréamont fait de la parodie le moteur de sa création. Son bestiaire, répertorié entre autres par Bachelard, manifeste le dérèglement d'une humanité et d'une divinité factices. Tout se décompose, et surtout la possibilité même d'une figure énonçante qui ordonnerait de façon continue la discordance des voix : qui est ce Maldoror inventeur de Lautréamont, ce Lautréamont inventeur de Maldoror, qui traverse l'espace du texte pour mieux en dénoncer la prétention rhétorique et se prêter lui-même à d'infinies métaphores interprétatives ? Au confluent de toutes les formes d'écriture, y compris celles jusque-là méprisées par la « grande littérature » (les sources et les « réemplois » qu'on y relève n'ont eu de cesse de se multiplier au fur et à mesure des exégèses : Homère, l'Apocalypse, Dante, Maturin, Edgar Poe, Sade, Eugène Sue, le Magasin pittoresque, l'Encyclopédie d'histoire naturelle du docteur Chenu, etc.), l'œuvre propose moins la recomposition irénique d'une beauté nouvelle, à travers le recours à l'incongruité foisonnante des images et à la mise à nu des procédés poétiques, qu'une interrogation désespérée autant que désespérante sur ce qui mérite qu'on « s'y colle ».

Lautréamont est ainsi, aux côtés de Flaubert, de Rimbaud et de Mallarmé, mais dans son registre propre, l'un des « porches de la modernité » en ce qu'il fait de cette « blessure » le cœur affirmé de son projet esthétique. Il « pousse » le lyrisme romantique ou la période de la phrase classique comme on « pousse » une voiture ou un gag, jusqu'au point le plus proche de l'éclatement et même au-delà de la limite tolérable par la structure ou le sens. Il subvertit ainsi moins l'écriture de l'intérieur qu'il ne la met à découvert en la dépouillant de tous ses oripeaux, en subvertissant tous les points de vue. Les stéréotypes qu'il isole et qu'il combine selon une logique qui inspirera la métaphore surréaliste permettent un « effet d'hétéroclite » « beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien courant après son maître... » ou « comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme... ». La méthode de Lautréamont – si on veut bien prendre méthode dans son sens étymologique de détour – consiste à « mettre entre guillemets » la littérature en refusant une poésie « personnelle » qui « a fait son temps des jongleries relatives et des contorsions contingentes », en chassant les « tics », en revendiquant l'œuvre comme infinie citation. Cette méthode trouve son point de perfection avec les Poésies, qui prétendent prendre le contre-pied des Chants dans leur contenu (« Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir... ») et dans leur forme (la sécheresse et l'aphorisme remplacent les tirades lyriques) pour mieux en renforcer l'effet en appelant non pas à correction mais à développement, l'autoparodie n'étant que l'aboutissement naturel de toute orientation parodique. Par cette « dialectique de l'écriture », Lautréamont pose deux questions pour une « poétique future », dont les aboutissants n'ont cessé de se préciser et de se dramatiser : comment ou pourquoi faire neuf ? et comment laisser assez de place aux poètes pour qu'ils puissent vivre pleinement une attitude critique qui leur permette, loin des « Grandes-Têtes-Molles », de « se considérer au-dessus des philosophes » ?

Lautréamont
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