Henry James
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».
Écrivain anglais d'origine américaine (New York 1843 – Londres 1916).
Petit-fils de puritain irlandais, fils d'un intellectuel renommé de Boston qui se passionna pour Swedenborg et Fourier, il est le frère de William James, visionnaire, pionnier de la psychologie et militant anti-impérialiste, qui fonda le pragmatisme. L'influence des travaux de son frère se double chez James d'un intérêt très vif pour les études de Charcot en psychiatrie (notamment sur l'hystérie) et se fait sentir dans la volonté de l'écrivain d'étudier les ambiguïtés de la subjectivité à travers les formes narratives. Vite célèbre en Amérique comme nouvelliste (Un pèlerin passionné, 1871), il gagne Paris, Venise, Londres, faisant du voyage en Europe la clé de la révélation artisitique. Un obscur mal de dos, dont il souffrit toute sa vie, l'avait empêché de s'engager dans l'armée comme ses frères au moment de la guerre de Sécession. C'est l'Amérique et la vie américaine elle-même qu'il finit par mettre à distance, et il s'établit en Europe. En 1915, par solidarité avec l'Angleterre en guerre, il demande la nationalité britannique.
20 romans, 120 nouvelles, une autobiographie, des carnets, des pièces de théâtre, telle est l'ampleur d'une œuvre remarquable par son travail sur le regard et les ambiguïtés de la perception : James se veut pur témoin, comme ces réverbérateurs qui déambulent dans son œuvre, merveilleusement attentifs à l'authenticité douloureuse de ceux qui sont « plongés dans la vie ». Disciple d'Eliot et de Balzac, il fréquente Tourgueniev, Flaubert, Zola, Kropotkine, les exilés intérieurs de l'Europe. Si l'optimisme américain lui semble naïf, brutal et volontariste, les révoltes spectaculaires l'ennuient : ce sont les révolutions intérieures qui le fascinent, la fluidité des consciences, les révélations et les trahisons partielles, les clairs-obscurs de la subjectivité. La hantise de cet impossible dévoilement prend la forme d'une confrontation sans cesse à venir et vouée à l'échec, entre le moi et autrui, entre l'Europe et l'Amérique, symboles de ces contradictions. Dans Daisy Miller (1878), une Américaine écervelée, mais vertueuse, découvre en Europe sa capacité de déchéance et meurt de la malaria à Rome après s'être compromise avec un chasseur de dot : ce premier succès de James campe une image neuve de la jeune fille américaine. Portrait de femme (1881) met en scène les tribulations d'Isabelle Archer, jeune Américaine qui refuse plusieurs mariages avantageux avant de se retrouver la proie d'une intrigante, Mme Merle. C'est l'ancien amant de cette dernière qu'Isabelle épouse à son insu, un collectionneur raffiné qui se révèle un époux sombre et cruel. Inspiré par George Eliot et par le Dickens des Grandes Espérances, ce roman de la désillusion est aussi l'une des illustrations les plus éclatantes de la technique du « point de vue » cher à James : la souffrance de l'héroïne, qui aura raté sa vie pour en avoir trop attendu, ne se dévoile que dans quelques scènes où le non-dit devient à peine explicite.
L'héroïne des Ailes de la colombe (1902) est une jeune millionnaire américaine mourante qui ne guérira que si elle découvre le bonheur. Située à Venise, l'intrigue se noue quand une amie pauvre de l'héroïne pousse son amant à jouer à la jeune Américaine la comédie de l'amour. L'héroïne meurt, léguant sa fortune à celui dont elle sait qu'il l'a trompée, mais son ombre – ses ailes – planera désormais entre les amants. Le renversement des valeurs et l'inversion des caractéristiques du héros romanesque marquent cette œuvre, soulignant la naïveté du moralisme puritain. Et, plus que jamais, l'allusion et l'implicite jouent un rôle essentiel dans l'écriture du roman : les projets secrets des deux amants, les prémonitions de la mort chez l'héroïne, les liens nouveaux qui se créent entre l'amant et l'héroïne trompée sont évoqués sur le mode métaphorique, comme un jeu de reflets qui donne au tableau de Venise une valeur spéculaire.
La vision de la civilisation européenne est ambiguë, comme le montrent pleinement les Ambassadeurs (1903) où un quinquagénaire bostonien, chargé par une riche veuve de lui ramener son fils qui succombe aux charmes de Paris, alors que celui-ci doit épouser une héritière américaine, découvre à son tour la « civilisation ». À travers le contraste des cultures, le conflit entre le puritanisme américain et l'esthétisme européen, James développe une méditation quasi proustienne sur « la terrible fluidité de la vie » et l'exil intérieur de qui tente de vivre par procuration, dans le vain espoir d'une confrontation avec soi : « Vivez », conclut l'ambassadeur à l'intention du jeune homme.
Ces conflits ne sont pas seulement continentaux : James les voit aussi qui séparent les générations et les traditions (la Princesse Casamassima, 1886), les hommes et les femmes (la Bête dans la jungle, 1903 ; la Coupe d'or, 1904), les adultes et les enfants (Ce que savait Maisie, 1887 ; le Tour d'écrou, 1898). Dans le Tour d'écrou, la nouvelle effleure le fantastique dans l'évocation des visions prétendues d'une gouvernante dont la santé mentale est sans cesse sujette à caution. Narratrice, celle-ci tente de convaincre le lecteur de sa bonne foi et de sa volonté de sauver les enfants de l'emprise maléfique des anciens domestiques devenus fantômes. Tragiquement, la mort du petit garçon, dont on ne sait s'il meurt de peur ou étouffé par l'étreinte de la gouvernante, achève la nouvelle et laisse le lecteur dans l'incertitude et l'effroi d'un ultime tour d'écrou. James constamment évoque les révoltes mutilées et tyranniques de femmes porteuses de l'audace de vivre ou d'enfants (Maisie) atterrés par les drames sournoisement évacués vers eux : « Chacun de nous est un faisceau de réciprocités. »
Une nouvelle, l'Autel des morts (1894, en partie adaptée par François Truffaut dans la Chambre verte en 1977), livre une autre clé pour entrer dans cette œuvre sinueuse : la fidélité aux morts, ces autres qui ne disparaissent pas, dont le souvenir est entretenu, au risque même d'étouffer les vivants. C'est à ces morts que James consacre en tout cas ses dernières années, avec sa trilogie autobiographique (Un petit garçon et les autres, 1913 ; Souvenirs d'un fils et d'un frère, 1914 ; Carnet de famille, posthume, 1917) ; cette œuvre austère, pauvre en anecdotes, mais envahie par les lettres et les paroles des parents, des frères, de la sœur et de la cousine aimée, est un adieu à sa jeunesse américaine.
L'« image dans le tapis », tout à la fois visible et dissimulée, figure célèbre empruntée à la nouvelle éponyme (1896), devient ainsi le symbole même d'une esthétique que ne cesseront de préciser les écrits critiques de James sur le roman : une construction complexe, un mystère sans dénouement, la suggestion d'un secret dont la formulation serait mortelle, dessinent ainsi un centre absent, autour duquel les personnages ne peuvent qu'errer dans l'attente d'une catastrophe – cette catastrophe attendue toute sa vie par le héros de la Bête dans la jungle, et qui n'est autre que sa vie inutile.