Argentine

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Contrairement à Mexico ou à Lima, Buenos Aires (4 000 habitants à la fin du xviie s.) ne devient que tardivement un foyer culturel. La fondation de l'université (1821) marque le point de départ de la vie intellectuelle moderne, paralysée par la dictature de Manuel de Rosas (1829-1852) et l'exil de nombreux écrivains. Manuel del Barco Centenero est le pionnier de la littérature locale grâce à son poème épique sur l'Argentine (1602). Il faut attendre la fin du xviiie siècle pour voir naître, après l'expulsion des jésuites (1767) qui avaient le monopole de l'enseignement, un mouvement de pensée nouveau, nourri de l'esprit des Lu– mières. Le meilleur poète de cette période est Juan Cruz Varela (1794-1839).

Une littérature en quête d'identité

Les préoccupations économiques, sociales, politiques, scientifiques dominent chez les écrivains des premières années du xixe siècle. La plupart d'entre eux sont nourris des idées de Rousseau et se retrouvent au sein de sociétés littéraires, collaborent à des journaux plus ou moins éphémères. Hormis les poésies patriotiques (l'indépendance du pays est assurée en 1816) et les pamphlets, les ouvrages publiés ont un caractère utilitaire, fonctionnel. Le doyen Gregorio Funes (1749-1829) compose un Essai sur l'histoire civile de Buenos Aires, Tucumán et Paraguay (1816-17). Bernardo Monteagudo (1785-1825), l'un des premiers avocats du panaméricanisme égalitaire, et Mariano Moreno (1778-1811) écrivent dans la Gazeta de Buenos Aires des articles contre le despotisme de l'Espagne, exaltent la liberté et le patriotisme et reprennent ces thèmes dans leurs ouvrages.

Les proscrits du régime de Rosas poursuivent leur œuvre en Uruguay, en Bolivie ou au Chili. Leurs propos sont encore essentiellement sociaux, politiques et polémiques. Esteban Echeverría applique à son pays les théories des premiers socialistes français (la Captive, 1837) ; José Mármol propage à travers l'Amérique du Sud le message des proscrits, avant de publier son roman Amalia (1851-1855). Domingo Faustino Sarmiento, figure de proue de ce temps, lui aussi exilé sous la dictature, a laissé une œuvre immense de publiciste, d'éducateur, d'écrivain de mœurs, de romancier et d'essayiste : son Facundo (1845) est le premier hymne à la pampa. Juan Bautista Alberdi fut le juriste et le théoricien politique de la « génération des proscrits », Juan María Gutiérrez en fut le critique, Vicente Fidel López, l'historien.

Vers les années 1830, le gaucho de la tradition populaire et des tableaux de mœurs devient avec Hilario Ascásubi le porte-parole de pamphlets contre Rosas, avant d'être le héros du poème Santos Vega (1872), évoluant dans son milieu originel. Mais il faut attendre José Hernández (Martín Fierro, 1872-1879) pour que naisse enfin le chef-d'œuvre de la littérature gauchesque, genre qui dégénère avec le poème Fausto (1875) d'Estanislao del Campo. Le gaucho deviendra un hors-la-loi de feuilleton sous les traits du Juan Moreyra (1880) d'Eduardo Gutiérrez. Avec Roberto J. Payró, le thème du gaucho retrouvera son authenticité, dans les Aventures divertissantes du petit-fils de Juan Moreira (1910). Au théâtre, Florencio Sánchez redonnera sa dimension dramatique au personnage dans M'hijo el dotor (1903) et l'Étrangère (1904). Enfin, le gaucho perdra peu à peu de sa rudesse, de ses attributs héroïques, au profit d'une psychologie moins sommaire, dans les romans de Benito Lynch et, surtout, dans Don Segundo Sombra (1926) de Ricardo Güiraldes.

Modernisme et modernité

Parallèlement à ce thème national, les modes d'expression se diversifient. Les poésies de Carlos Guido Spano annoncent le modernisme ; Olegario Víctor Andrade sacrifie à une certaine grandiloquence sonore ; Pedro Bonifacio Palacios, alias « Almafuerte », fait preuve d'un goût parodique et parfois discutable. Eugenio Cambaceres pratique dans le roman un naturalisme inspiré de Zola et Gregorio de Lafferère fonde le théâtre réaliste argentin. Paul Groussac crée deux importantes revues, La Biblioteca (1896-1898) et les Anales de la Biblioteca (1900-1915).

De 1893 à 1898, Buenos Aires devient la capitale du modernisme. Leopoldo Lugones, apôtre des idées socialistes (les Montagnes d'or, 1897), se montre ouvert à l'influence des diverses écoles poétiques françaises. Enrique Larreta donne au modernisme son roman, la Gloire de don Ramire (1908). Leopoldo Díaz est sensible à la leçon de Rubén Darío, qui a séjourné à Buenos Aires, et mêle l'inspiration hellénique aux motifs autochtones.

Au début du xxe siècle, après le mélancolique Arturo Capdevila, la voix la plus originale d'Argentine est celle d'Alfonsina Storni, passant d'un chant d'amour douloureux (le Doux Mal, 1918 ; Ocre, 1925) à une poésie volontairement tourmentée et hermétique (Mascarilla y trébol, 1938). Les revues Martín Fierro (1924-1928) et Proa (1924-1925) sont les organes des jeunes écrivains de la nouvelle avant-garde. Parmi eux, Oliverio Girondo, Ezequiel Martínez Estrada, Ricardo Molinari, Eduardo González Lanuza, Norah Lange sont surtout préoccupés de problèmes formels. Le surréalisme attire le poète et critique Aldo Pellegrini et le groupe de la revue Que (1928). D'autres, tels que Enrique Amorim et Raul González Tuñón, s'attachent à créer un art social. Ils ont leur revue : Los Pensadores, devenue Claridad. L'écrivain le plus important de tous est Jorge Luis Borges, collaborateur de la revue Sur (fondée en 1931) de Victoria Ocampo, introducteur de l'ultraïsme en Argentine. Donnant de la littérature moderne une image exemplaire et labyrinthique, il a constamment cultivé la poésie depuis son premier livre, Ferveur de Buenos Aires (1923), de même que Leopoldo Marechal, connu par son Adán Buenosayres (1948).

La ville, et singulièrement Buenos Aires, sert le plus souvent de cadre aux romans, inspirés par les problèmes moraux et sociaux suscités par l'immigration et la solitude de l'homme dans une cité atteinte de gigantisme. Cette littérature urbaine est cultivée, notamment, par les tenants du groupe de Boedo : Elias Castelnuovo, romancier du sous-prolétariat, Alvaro Yunque, ému par le sort des enfants déshérités, Leonidas Barletta et Roberto Arlt, aux accents dostoïevskiens. Le régionalisme littéraire garde de nombreux partisans, dont Juan Carlos Dávalos et Juan Goyanarte (Lac argentin, 1948).

Surréalisme et fantastique

L'époque du péronisme (1943-1955) est marquée par un mouvement d'exode des intellectuels. La littérature reste néanmoins féconde. En poésie, le nom de « génération néoromantique », parfois donné à la « génération de 1940 », montre dans quel sens s'orientent les jeunes poètes : Vicente Barbieri, Mario Binetti, Daniel Devoto, Juan Rodolfo Wilcock, César Fernández Moreno, Eduardo Jonquière, au style dépouillé, comme celui d'Alberto Girri, l'un des plus doués de sa génération. D'un style au contraire luxuriant et imagé, Enrique Molina est, avec sa revue À partir de 0 fondée en 1952, le meilleur surréaliste argentin. Sur le plan narratif, la misère urbaine fournit le thème de romans-reportages comme ceux de Bernardo Verbitski, de Roger Pla et de deux écrivains de premier rang, influencés par l'existentialisme français, Eduardo Mallea et Ernesto Sábato, tandis que Manuel Mujica Láinez décrit dans ses romans proustiens une Argentine patricienne.

Mais la création la plus originale des lettres argentines contemporaines est le fantastique, avec pour précurseur Eduardo Ladislao Holmberg et pour doyen du genre Borges, maître d'un fantastique intellectuel. À la même famille d'esprit appartiennent Adolfo Bioy Casares, qui partage avec Borges et Manuel Peyrou le goût des intrigues policières, et Julio Cortázar, expert dans l'art de transposer la réalité quotidienne dans l'imaginaire (Marelle, 1961). Dans ce même courant fantastique se situent Silvina Ocampo et Gloria Alcorta. La littérature féminine est brillamment représentée, dans des tonalités diverses, par Luisa Mercedes Levinson, Silvina Bullrich, Beatriz Guido, Marta Mynch.

L'incroyable essor des lettres

Après l'effondrement du péronisme (1955), la littérature prend un nouvel élan. L'édition est en plein essor et les revues prolifèrent : Poesía Buenos Aires, dirigée par le surréaliste Edgar Bayley, ou Contorno, revue de tendance réaliste et sociale. Tandis que le surréalisme se prolonge chez Mario Trejo et Francisco José Madariaga, la culture populaire – le tango, le lunfardo (argot de Buenos Aires), le folklore – suscite l'intérêt chez nombre d'écrivains de la nouvelle génération (née autour de 1930) : les poètes Francisco Urondo, Alberto Vanasco, Julio Llinas, Roberto Juarroz, Juan Gelmán, Juan José Hernández, Noé Jitrik, Elena Walsh ainsi que la poétesse Alexandra Pizarnik. La vitalité du théâtre est aussi remarquable. On retiendra, après Samuel Eichelbaum, nourri de Strindberg et de Tchekhov, Conrado Nalé Roxolo et Omar del Carlo, le nom d'Osvaldo Dragun.

Quant au roman, il s'impose par sa variété. Tandis qu'Hector A. Murena se meut dans un univers clos et désolé, d'autres écrivains se font les témoins de leur temps : Humberto Costantini, Dalmiro Sáenz, Pedro Orgambide, David Viñas surtout. Certains visent à la critique sociale (Rodolfo Walsh, Juan José Saer) ; d'autres, à un certain objectivisme (Antonio di Benedetto). Héctor Biancotti se situe dans la lignée du fantastique. L'heure est à la redéfinition de l'écriture et de l'espace romanesques. Si Daniel Moyano apparaît comme le romancier de l'adolescence, Néstor Sánchez serait plutôt celui de l'incommunicabilité, et Manuel Puig caricaturise un monde façonné par les médias (le Baiser de la femme-araignée, 1979). La nouvelle génération du roman et du conte argentins est portée par de jeunes talents, tels Guillermo Martinez (Près de Roderer, 1993 ; la Femme du maître, 1998) et Gustavo Nielsen (Plage brûlée, 1994).