Antilles

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Ce n'est pas seulement le regard extérieur, porté à méconnaître l'individualité de chacune des îles de la mer des Antilles, qui donne une certaine unité à leur production littéraire, c'est surtout la problématique d'une identité culturelle qui semble être devenue la préoccupation majeure des écrivains – identité qui trouve ses racines notamment dans le folklore caraïbe importé par les esclaves (Anansi l'Araignée, par exemple). La culture populaire, davantage accoutumée à célébrer les plaisirs quotidiens ou à critiquer l'injustice sociale et les abus politiques, en a fait l'un de ses sujets de prédilection, comme l'atteste la tradition vivace des carnavals (dont le plus célèbre reste celui de La Trinité). Certes, l'histoire semble avoir œuvré contre la création d'une culture homogène et cohérente : la rapide disparition des Arawaks, Taïnos et Caraïbes a éliminé une tradition réellement indigène qui eût été précieuse au courant nationaliste. La colonisation européenne, l'importation massive d'esclaves africains, les rivalités entre conquérants européens s'exprimant par la piraterie et les invasions successives, tout cela a rassemblé des ethnies diverses au sein d'une tradition de violence qui a opposé les exploités à la « plantocratie », laissant de profonds clivages psychologiques et sociaux entre les classes et les races – bourgeoisie européanisée, mulâtres, Noirs, Indiens, Chinois, etc. D'où la peinture, tantôt amère, tantôt humoristique, d'affrontements exacerbés par le provincialisme, en même temps que le thème récurrent d'une harmonie possible malgré une variété ethnique et raciale sans précédent dans un contexte géographique si limité. Cela dans un milieu où domine cependant un sens très vif de la célébration du présent et de la nature.

Antilles anglophones

Pour le romancier ou le poète, la découverte de sa vocation littéraire va souvent de pair avec la prise de conscience d'une certaine aliénation : encore colonisé malgré les indépendances, encore en butte au racisme blanc, il parle pourtant le langage de la métropole plus souvent que le patois local et utilise une perspective plus vaste. D'où l'importance du thème du départ, du voyage. D'abord comme recul et prise de distance, comme mise en perspective de la situation insulaire lors d'un séjour en métropole qui coïncide avec la découverte d'une spécificité, irréductible aux yeux des Blancs. Ce séjour peut devenir expatriation, comme chez Lamming, Selvon, Mittelholzer, Naipaul, Clarke, Salkey, dans un Occident (Angleterre ou Amérique du Nord) qui déçoit plus encore qu'il ne comble. Les Émigrés, l'Immigré, les Survivants de la traversée, les Londoniens esseulés ou l'expression ironique de les Plaisirs de l'exil : les titres eux-mêmes connotent le douloureux étonnement du colonial rejeté par les métropolitains dont il partage la culture ou encore la découverte de l'insularité dans le brouillard de capitales grises. Ce voyage semble un préalable obligé à la naissance d'une carrière littéraire, car il implique un retour au pays, spirituel ou réel. Ce retour s'effectue alors, très souvent, par le biais de l'autobiographie. Chez Lamming ou Walcott, cette évocation de l'enfance a un arrière-plan populaire ou paysan en dépit de l'école, véhicule de la culture bourgeoise britannique, dont l'attrait est aussi évoqué comme une tentation de réussite individuelle, donc de trahison du groupe et de la race – le parcours de l'Indo-Trinitéen V. S. Naipaul est en cela exemplaire. Comment devenir écrivain et rester fidèle aux siens ? Comment se trouver, si ce n'est hors du lieu de ses origines ? Comment donner à l'insularité sa dimension universelle ? Ce questionnement hante nombre de romans et poèmes. Bien souvent, l'identité caraïbe va se définir, dans la littérature anglophone, par une exploration du passé historique ou plus collectif (le romancier trinitéen Robert Antoni laisse la parole à une grand-mère imaginée dans certaines de ses nouvelles, par exemple).

Surtout depuis le mouvement culturel du « Pouvoir Noir », le contrepoids à l'attrait de la culture européenne se trouve dans la revendication d'un héritage africain ou indien, jadis honteux. Pour la plupart, le voyage imaginaire dans une Afrique mythique devient tout aussi de rigueur que l'intermède londonien ou new-yorkais. Il ne faut pas oublier que Marcus Garvey, fondateur du mouvement du Retour en Afrique et, après lui, C. L. R. James, George Padmore, Stokely Carmichael, doivent probablement à leur origine antillaise d'être devenus des champions du panafricanisme et de l'unité des Noirs de la diaspora. Souvent, cependant, plus que d'un retour unilatéral à la mère Afrique, il s'agit chez l'écrivain d'une tension extrême et féconde entre des origines doubles (Walcott : « ... comment choisir/ entre cette Afrique et cette langue anglaise que j'aime ?/ Trahir l'une et l'autre, ou rendre ce qu'elles m'ont donné ? »). S'opposant à la « grande tradition » britannique qui tend à exclure l'écrivain antillais, la réhabilitation de l'Afrique permet à celui-ci de se réconcilier avec lui-même, bien que, comme le souligne E. K. Brathwaite, « on ne puisse retraverser le fossé de l'histoire ».

D'autres thèmes connexes sont donc l'histoire et le présent, la liberté et l'exploitation, l'opposition entre pauvres et nantis, la différence raciale, la créolisation, la création d'une société nouvelle, la quête de racines dans la culture populaire qui, en fait, influence considérablement les formes et l'expérimentation littéraires. Cette dernière se trouve, entre autres, dans l'éclatement de la prose romanesque de Lamming en fragments poétiques et surtout, chez Harris, dans l'entrée, au-delà des apparences du quotidien, dans la jungle des profondeurs de la psyché et du temps. Qu'ils calquent le parler local ou tentent d'établir un équilibre entre le dialecte et « l'anglais de la reine », les écrivains incorporent, comme dans le théâtre de Walcott, des formes populaires fortement africanisées. Au détour des phrases de Naipaul et Selvon, nous retrouvons le calypso qui conteste le pouvoir ou les relations entre les sexes par sa satire codifiée. Dans les poèmes de Brathwaite battent les rythmes des tambours. Chez Austin Clarke éclate parfois une atmosphère de carnaval, tandis que Louise Bennett utilise systématiquement le folklore et les réjouissances populaires dans ses performances verbales. Après l'impact donné par C. L. R. James, le dialecte et ses adaptations jouent un rôle important. En bref, la découverte par les écrivains d'une culture créole que les valeurs européennes visaient à gommer (et la revendication des formes de cette culture) correspond à un engagement idéologique qui les porte davantage vers la négritude.

Qu'il s'agisse des plages de Sainte-Lucie ou des jungles de la Guyane, les écrivains se laissent en outre guider par le génie des lieux : flore et faune insulaires, souvenirs aborigènes, souffle des grands espaces alternent dans des œuvres qui chantent, souvent en relatant une existence difficile, la splendeur du cadre naturel et l'essor des villes insulaires.

Inconnue du grand public avant la Seconde Guerre mondiale, la notion de « littérature des Caraïbes » (« West Indian literature ») est en grande partie le produit de l'après-guerre où les relations entre les îles, la publication de revues, les programmes radiophoniques (notamment celui des « Voix caraïbes », Caribbean Voices, diffusé sur la BBC dans les années 1950 et qui a fédéré nombre d'intellectuels et d'artistes), la découverte réciproque des divers Antillais à Londres, les mouvements d'indépendance et les plans de fédération ont tissé des liens nouveaux. Ce concept a l'avantage de souligner les points communs entre des populations tropicales qui, ayant subi le joug colonial, restent profondément marquées par l'empreinte européenne contre laquelle elles sont amenées à se définir. Enfin, les générations qui ont suivi celles des premiers « expatriés » (ou émigrés, comme dans le cas de V. S. Naipaul), noyau dur de la diaspora caribéenne aux États-Unis, au Canada ou en Europe, fait retour sur les Caraïbes de leurs origines dans leurs écrits ; ainsi, les diasporas installées au Canada ont produit de très grands artistes : la poétesse Dionne Brand (née à La Trinité en 1953) place souvent la femme au centre de ses poèmes engagés (Sans Souci, 1988 ; Aucune langue n'est neutre, 1990). Cyril Dabydeen (né en Guyane britannique en 1945) a lui aussi émigré au Canada au début des années 1970 (Goatsong, 1977). Les écrivains de la diaspora reviennent sur la terre maternelle qui souvent a aussi été pour leurs ancêtres une première terre d'exil (ainsi Fred d'Aguiar dans la Mémoire la plus grande évoque un père et un fils esclaves qui s'affrontent dans leur rapport au maître de la plantation). Le paysage des lettres s'est résolument transformé depuis une vingtaine d'années : à la suite de Merle Hodge et de son roman Crick, Crack, Monkey (1970), de nombreuses femmes ont pris la parole, dans plusieurs directions : Lorna Goodison (Je deviens ma mère, 1986 ; Heartease, 1988) ou Jean Binta Breeze en poésie, par exemple, Olive Senior pour la nouvelle, Michelle Cliff (Pas de téléphone pour le paradis, 1987), Shani Mootoo Cereus Blooms at Night, 1997), Jamaica Kincaid (Annie John, 1985 ; l'Autobiographie de ma mère, 1996) ou encore Edwidge Danticat pour le roman la Récolte donne des larmes, 1998.

Antilles francophones

On ne peut pas parler des Antilles-Guyane littéraires comme on ferait d'une province de l'Hexagone. Cette spécificité n'est pas essentiellement le fait du rapport qu'entretient le centre français avec la périphérie insulaire – longtemps défini en termes d'exotisme et de dépendance culturelle, économique et politique –, mais le fait d'une histoire lourde, qui commande de comprendre que la qualité d'écrivain s'y double presque toujours d'une problématique idéologique. Ainsi l'œuvre d'Aimé Césaire, poète et dramaturge de Martinique, aura été multiplement émancipatrice : du colonialisme, du capitalisme, du stalinisme et des risques de dictature postcoloniale. À ces titres, il est sans doute en ce début de siècle le plus grand « auteur littéraire » français vivant.

Littérature non autochtone puisque, dans les trois îles francophones, la question indienne était réglée par l'extermination dès 1660. Ethno-littérature cependant, produite d'abord par la caste des colons blancs, et accédant parfois à une autonomie littéraire sinon artistique : chroniques des pères Du Tertre et Labat, manuels de planteurs (Descriptions de Moreau de Saint-Merry) appréciés dans l'Amérique des xviiie et xixe siècles.

Avant la guerre d'indépendance de Saint-Domingue, devenant Haïti en 1804, avant les abolitions de l'esclavage (à quatre reprises), aucun Noir ne put écrire, à l'exception de quelques « hommes de couleur » affranchis, sans envergure. Après 1804, la situation politique et littéraire suivit deux cours différents (voir Haïti). Pour les territoires demeurés colonies, l'ensemble produit en langue française par les générations d'après l'abolition de 1848 se greva d'exotisme, tout en reproduisant les divers courants de la littérature de métropole : romantisme, symbolisme, Parnasse, réalisme... Ses caractéristiques locales : régionalisme, lyrisme suscité par les paysages, célébration « doudouiste » de la femme noire, ne laissaient pas d'être attachantes, comme l'a justement montré le critique Jack Corzani. Mais l'assomption survint avec le recueil Éloges (1911) du Blanc créole Alexis Leger (Saint-John Perse, prix Nobel).

Le sentiment identitaire des descendants d'esclaves, en germe dans quelques essais, émergea à Paris avec la Revue du monde noir (1931), Légitime Défense (1932), l'Étudiant noir (1935), et le Cahier d'un retour au pays natal (1939) de Césaire, initiant avec l'Africain Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Damas le mouvement de la négritude. Négritude : « une poétique qui se prend pour une anthropologie », dira le philosophe martiniquais René Ménil (Antilles déjà jadis, 1999). La culture rationaliste et marxiste de Césaire fit beaucoup pour que même les auteurs indépendantistes ne tombent pas dans la veine ethnico-nationale. Ainsi, dans la genèse d'une anthropologie critique aux Antilles-Guyane françaises, l'histoire, la situation sociale, la culture du « nègre quotidien » (Césaire) comptèrent plus que la biologie.

Le mouvement de l'antillanité (1959), lancé par E. Glissant, puisa dans une géographie de désir du « pays » des identités tant enracinées qu'archipéliques. Puis l'Éloge de la créolité (1989) de P. Chamoiseau, R. Confiant, J. Bernabé, donna vigueur à la langue créole et au français créolisé. On observe aujourd'hui un multiculturalisme de haut niveau, une pratique des cultures de transit, non seulement caribéennes mais aussi mondiales. L'importance du référent national français s'en trouve relativisée, quand l'esprit de dissidence ne s'y affirme pas. Avec la Parole des femmes de Maryse Condé (1979) et les motifs de l'amour (doucines, limbés), la personne antillaise est traitée entre identité compromise et langue menacée.

Antilles hispanophones

Cuba, Porto Rico et Saint-Domingue forment un ensemble culturel original : hispano-américain par ses influences, caribéen par sa position géographique et sa problématique humaine. Une histoire commune, une ethnie semblable, une même langue et des migrations interinsulaires constantes lient les Antilles hispanophones dans un même devenir culturel. La trajectoire littéraire des trois îles est similaire, de la conquête espagnole à l'indépendance (1492-1898). Cependant, des différences notoires apparaîtront à l'époque contemporaine. Cuba et Porto Rico s'uniront aux courants antillanistes, tandis que Saint-Domingue restera dans la lignée d'une expression créole coloniale. Comme dans les îles francophones et anglophones, il faut mettre en évidence l'existence d'une littérature écrite dans la langue du colonisateur (ici l'espagnol) – fait de la colonisation – et signaler celle d'une littérature de tradition orale en langue créole – fait de l'esclavage.

Il faut remarquer avant tout qu'il n'existe pas de littérature précolombienne. Cependant l'Indien, habitant autochtone des îles, sera dans une certaine mesure un sujet littéraire. La réalité historique engendrera la thématique littéraire : découverte, colonisation, esclavage, économie de plantation (café, canne à sucre, coton). En réalité, la littérature caribéenne, comme la littérature hispano-américaine, naît à l'aube du xixe s. dans le feu de l'émancipation de la tutelle espagnole. Une grande partie de cette littérature est donc politique, voire pamphlétaire. Depuis lors, les États nés de l'indépendance ont connu de violentes luttes sociales et politiques. Il était donc inévitable que nombre d'écrivains – qui sont souvent orateurs, publicistes et politiciens – aient orienté leur production littéraire dans un sens « engagé ». Mouvements d'indépendance vis-à-vis de l'Espagne, action antiesclavagiste, luttes internes contre les dictatures et contre l'expansionnisme américain laisseront leurs traces dans les écrits antillais.

Les premiers écrivains sont des conquérants et des religieux espagnols qui ont découvert le Nouveau Monde. Bien que leurs récits revêtent un caractère mythique, voire épique (la conquête, l'or, l'évangélisation), ils peuvent être considérés plus comme des témoignages historiques que comme des œuvres littéraires. Christophe Colomb dans ses Notes de voyage (1493) offre une description des différentes ethnies indiennes et met en évidence la préoccupation des conquérants : trouver l'or et christianiser les Indiens. C'est ce thème qui sera repris, sur un registre critique, par l'écrivain cubain contemporain Alejo Carpentier dans la Harpe et l'Ombre (1979). Dès 1518, Alonso de Zuazo, envoyé du cardinal Cisneros à Hispanolia, fait parvenir à Charles Quint un récit sur l'organisation des relations entre seigneurs blancs, travailleurs indiens protégés par la couronne et esclaves noirs. De même, un religieux établi à Porto Rico, le père de Diego Torres Vargas, publie en 1647 une histoire de l'île.

Aux xviie et xviiie s., la littérature des îles n'est que le reflet de la littérature espagnole métropolitaine. C'est l'époque du théâtre baroque. Les colons représentent des œuvres qui sont souvent jouées par des indigènes dans les églises ; mais, en 1660, Philippe IV interdit cette pratique, et le théâtre s'installe sur les places et dans les cours.

Le xixe s. voit apparaître une littérature d'émancipation à l'égard de la métropole, bien que fortement marquée par les écoles européennes (romantisme, positivisme, costumbrismo). En réplique à la mode européenne, des salons littéraires apparaissent, à Porto Rico par exemple, chez les poètes Alejandrina Benitez et Rodolfo Gautier. Toutes les écoles littéraires exaltent la beauté du paysage et les valeurs de la nation américaine, dans une perspective plus ou moins romantique ou politique, avec les Cubains José Maria de Heredia (1803-1839), Domingo Belmonte, qui regroupe les jeunes intellectuels de l'île autour de la revue Revista bimestre cubana (1831-1834), et, dans la lignée du costumbrismo, José Jacinto Milanés. Eugenio Maria de Hostos (1839-1903), né à Porto Rico et mort à Saint-Domingue, vécut dans les trois îles et peut être de ce fait considéré comme un auteur antillais hispanophone au sens large : il projeta la création d'une fédération antillaise libre. De façon paradoxale, c'est aux Antilles, où l'Indien avait disparu, que la littérature « indianiste » commence à fleurir. Le thème de l'Indien est plus fréquent dans la littérature des Antilles d'expression espagnole que dans les îles d'expression anglaise ou française, avec le poème Anacaona (1830), de Salomé Ureña de Henriquez, et le roman Enriquillo (1882), de Manuel de Jesus Galván. L'indianisme sera d'ailleurs bientôt relayé par l'indigénisme, littérature antiesclavagiste dans laquelle le Noir prend la place de l'Indien, et qu'illustre le roman Francisco, d'Anselmo Suarez Romero, et surtout l'œuvre de Gabriel de la Concepción Valdés, dit Plácido (1809-1844), mulâtre autodidacte qui appelle Noirs et métis à la révolte contre les créoles. Un poète moderniste comme José Marti ne séparera pas non plus sa lutte contre le joug espagnol de son interrogation sur la question raciale (Miraza, 1893).

La littérature du xxe s. fait plus que jamais appel à l'histoire. Henri Christophe, roi noir qui prit le pouvoir à l'indépendance, deviendra un personnage littéraire tant pour les écrivains de langue française (Aimé Césaire) que pour les auteurs d'expression espagnole comme Alejo Carpentier (le Royaume de ce ce monde). De façon générale, la littérature contemporaine est dominée par une prise de conscience de la négritude. L'esclavage, qui a été aboli dans toutes les Antilles en 1886, restera un thème cher aux écrivains (Alejo Carpentier, le Siècle des lumières, 1962). On date de 1927 l'apparition du mouvement afro-cubain ou afro-antillais. Au début phénomène intellectuel (prise de position des intellectuels antillais contre la culture gréco-latine), ce courant influencé par le surréalisme correspond aussi à la mode des arts nègres en Europe. Le mouvement se développe essentiellement à Porto Rico et à Cuba, où Fernando Ortiz fait figure de précurseur avec Dictionnaire afro-cubain (1924). En revanche, la République dominicaine, qui redoute toujours l'infiltration haïtienne, recherche, dans sa culture, des sources espagnoles. Les écrivains de Porto Rico et de Cuba découvrent, eux, la danse, les chansons et les superstitions africaines. L'afro-antillanisme se manifeste à travers la musicalité. La poésie s'affirme ainsi comme le mode d'expression immédiat avec Danse nègre (1926) de Luis Palés Matos, Motifs du son (1930) de Nicolás Guillén et Ecue-Yamba-O (1933) d'Alejo Carpentier. La recherche d'une esthétique noire conduit Palés Matos et Nicolás Guillén à louer les beautés de la femme noire et à s'opposer par là aux canons de la beauté classique européenne. D'autres écrivains, comme Lydia Cabrera (Chants nègres de Cuba, 1945), transcrivent des contes d'inspiration africaine transmis oralement dans les veillées populaires. Le mouvement, au départ intellectuel, aboutit à une révolte et les écrivains de langue espagnole se rallieront au poète antillais d'expression française Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1946). Les préoccupations politiques et sociales dominent la littérature antillaise hispanophone contemporaine : condition du paysan exposé à la répression et à la famine née de la sécheresse ou des cyclones, exploitation des grands propriétaires, discrimination raciale. La canne à sucre est devenue un thème littéraire majeur.

Antilles néerlandophones

Le colonisateur hollandais n'a jamais favorisé l'assimilation à la française ni l'acculturation à l'anglaise des peuples indigènes. Les intérêts purement commerciaux et le sens d'une supériorité culturelle créaient une herengedragspatroon, une « attitude de seigneur » qui, dans la société multiraciale et infiniment stratifiée des Indes occidentales, s'exprimait par une corrélation étroite entre langue et classe sociale. Une telle attitude n'a pas davantage favorisé la « décolonialisation » que l'affirmation d'une identité culturelle différente. Elle explique pour une très large part les difficultés de l'émancipation actuelle tant sur le plan linguistique que plus largement culturel des pays concernés, devenus indépendants comme le Surinam ou restés dans le giron du royaume avec un statut de large autonomie. Le néerlandais s'est trouvé ainsi dans la position d'un moyen de communication exclusivement urbain et dominateur. Il n'a jamais pu atteindre l'envergure internationale ni servir de ciment national, avec des racines clairement affirmées. Historiquement, la littérature antillaise en néerlandais se divise en quatre périodes, dont les deux dernières sont d'une importance particulière. La période précoloniale qui suivit immédiatement la découverte de l'Amérique a vu des auteurs exalter les exploits des marins : dans cette veine, De Americaensche Zee-Roovers (les Boucaniers américains, 1678) est sans doute le plus connu et le plus traduit des journaux d'aventures. La Guyane sert d'arrière-plan à Reinhart, ou Nature et Religion (1791-1792), de l'écrivain romantique Élizabeth Maria Post. Roman exotique, avant tout, qui rappelle le thème du bon sauvage sans caractère philosophique : ce cadre sert de dépaysement à un héros qui, fortune faite, réintègre sa patrie, laissant derrière lui les décombres d'une vie affective. Un deuxième groupe d'œuvres est plus véritablement colonial. À la suite de la création, en 1785, du cercle des Amis de la littérature au Surinam, on voit apparaître dans la série « Letterkundige Uitspanningen » les Surinaamsche Mengelpoëzij (Mélanges poétiques du Surinam, 1804) de Paul François Roos (1751-1805) et l'œuvre d'Hendrik Schouten. Ce n'est qu'après 1916, cependant, quand le néerlandais est imposé comme langue obligatoire dans les écoles primaires, qu'une expression littéraire « autochtone » à chercher à se dire et à se faire valoir. Elle annonce la troisième période généralement située à partir de 1926, quand de véritables talents d'auteur émergent. Albert Helman, pseudonyme de Lou Lichtveld, né à Paramaribo en 1906, publie alors un roman d'apprentissage, Sud-Sud-Ouest, très vite suivi d'un livre plus symbolique et cruel, Mon singe pleure (1928). La célébrité particulière de ce jeune catholique, collaborateur de la revue De Gemeenschap, s'explique par son engagement dans la guerre d'Espagne ; il reprendra son roman historique De Stille Plantage (la Plantation déserte, 1931) en 1952 (le Silence brûlant) et deviendra ministre. Moins connus, mais plus avides d'expériences, sont les poètes, dont la plupart se sont rassemblés autour de la revue De Stoep (le Perron), fondée à Curaçao en 1940 et dirigée par Luc Tournier (Chr. J. H. Engels, 1907–1999) et Frits Van der Molen (1908–?). Charles Corsen (né à Curaçao en 1927), qui se sent très proche de Kenneth Patchen, Oda Blinder (pseudonyme de Yolanda Corsen, née à Curaçao en 1918) et d'autres, comme Tip Marugg (né en 1923), y collaborent. La relation avec la mère-patrie deviendra un point de focalisation, thème aussi bien que motif, selon les multiples perspectives philosophiques des auteurs, qui se débattent toujours avec le problème de l'émancipation, individuelle ou collective, rarement résolue. Cola Debrot (né en 1902–1981), qui débute dans la revue Forum, se distingue comme romancier par Ma sœur, la négresse (1935) et critique (le Cycle du cheval, 1963). Avant de devenir gouverneur des Antilles, il dirigea la série Antilliaanse Cahiers à Amsterdam, qui a fait connaître la quatrième génération d'écrivains antillais aux Européens. Cette nouvelle génération politiquement engagée se détache de plus en plus des langues dominantes du pays : le néerlandais, le papiamentu et surtout le sranan tongo. Ainsi en est-il du poète d'origine hindoue Shrinivasi, des mulâtres Bea Vianen, Leo Ferrier (El Sisilobi), E. A. de Jongh (Fata Morgana) ou Diana Lebacs (Sherry). La littérature s'appuie sur des structures traditionnelles dans sa quête d'émancipation, comme MacLeod dans le roman historique Hoe duur was de suiker ou Astrid Roemer dans ses pièces de théâtre violemment dénonciatrices. Deux auteurs ont acquis une véritable densité littéraire par des œuvres hors du commun. L'ex-rédacteur de Ruku, Frank Martinus, dit Arion, a pris une place majeure dans la littérature néerlandaise moderne avec Dubbelspel (Double, 1973), qui dénonce la discrimination raciale comme un boomerang culturel avec effet rétroactif, et Adieu à la Reine (1975). Le talent le plus prometteur est celui d'Edgar Cairo, qui prend la défense du sranan tongo dans ses esquisses sociales (Temekoe/Kopzorg [Casse-Tête], 1969 ; Djari/Erven ; Jeje Disi, 1981) et son théâtre (Ba Anansi, Woi ! Woi ! Woi ! [la Mort d'Araignée], 1977). Compte tenu de la distance géographique et de l'affirmation culturelle, on peut prévoir que, malgré les efforts de jeunes éditeurs hollandais (In de Knipscheer à Haarlem, par exemple), le néerlandais des Antilles suivra l'évolution de l'afrikaans et se développera comme une langue et une littérature apparentées, mais autonomes.