la crise des années 1970-1990

En 1974-1975, le monde industrialisé assiste à la dégradation des principaux indicateurs économiques : inflation, chute des taux de croissance, chômage. À l'époque, peu d'économistes comprennent que ces indices annoncent l'entrée des pays industrialisés dans une crise économique qui durera plus de vingt ans.

1. Introduction

Pendant la grande croissance des années 1945-1970, on avait pu croire que les phénomènes économiques étaient définitivement maîtrisés et que les interventions de type keynésien dans l'économie permettaient d'écarter les crises. Aussi la rupture des années 1974-1975 est-elle perçue comme un événement passager, dû à une cause fortuite : la hausse des prix du pétrole. Par la suite, d'année en année, les responsables de l'économie annonceront la fin de la crise pour… l'année suivante. Ces erreurs de diagnostic tiennent à de graves lacunes dans la théorie des crises.

Tout ensemble économique rencontre, à un moment de son histoire, ses propres limites dans la poursuite des gains de productivité, poursuite qui ne peut cesser, puisqu'elle est le moteur de l'évolution économique. La crise, phénomène global dans lequel chaque structure du corps économique est affectée, permet à cet ensemble économique de se restructurer et de retrouver un niveau satisfaisant de gains de productivité.

C'est dans cette optique qu'il faut analyser la crise des années 1970-1990. Ainsi, le choc pétrolier de 1973 – comme, auparavant, le choc monétaire de 1971 ou tous les autres chocs plus récents –, loin d'avoir provoqué la crise, en découle. La cause profonde, traduite par un faisceau d'indices cohérents, tels l'inflation et le chômage, est à chercher dans les limites de productivité partout atteintes, au tournant des années 1970, dans les pays industrialisés.

Comme toute crise économique, celle-ci a ses spécificités, liées au moment de l'histoire où elle apparaît. Accélération du rythme de l'évolution économique, élargissement de l'espace économique qu'on appelle « mondialisation », coexistence d'aires de prospérité et d'aires de crise, accroissement préoccupant, enfin, des écarts de niveau de vie, tels sont les traits propres à cette crise de la fin du xxe siècle.

2. Les signes annonciateurs

On peut dater la rupture – le moment où les pays industrialisés sont passés d'une période de stabilité économique à une période d'instabilité – de l'année 1969. C'est autour de cette date, en effet, que plusieurs indicateurs (qui n'offriraient guère de signification pris séparément) deviennent révélateurs (si on les examine ensemble et si on les considère sous le jour de l'évolution économique) d'une crise.

Le premier de ces signes est l'accroissement de l'inflation. Le taux moyen de hausse des prix dans les pays industrialisés, qui n'avait pas dépassé 3 % dans la période de croissance des années 1945-1970, franchit ce seuil vers 1965 pour atteindre 5 % en 1970.

Le taux de rentabilité des entreprises tend, à la même époque, à se détériorer dans les principaux pays occidentaux (en 1965 en Grande-Bretagne, en 1966 aux États-Unis et en RFA, en 1969 en France et au Japon).

En cette fin des années 1960 commence aussi une nouvelle révolution technologique. L'atterrissage de l'homme sur la Lune, en 1969, devenu réalisable du fait des nouvelles technologies dans les domaines de l'électronique, des matériaux, de l'énergie… peut servir de point de départ symbolique de cette révolution.

La concentration du capital des firmes et des banques connaît, dans les pays industrialisés, une nouvelle poussée. Fusions et absorptions se multiplient. Parallèlement, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à s'implanter à l'étranger : le mouvement de multinationalisation des firmes et des banques s'accélère.

Dans le même temps, la structure du commerce mondial change. Certains produits industriels anciens (sidérurgiques ou métallurgiques, par exemple) entament leur déclin, tandis que d'autres (comme les produits de l'industrie électronique) sont en plein essor.

Un important volant de chômage, enfin, fait son apparition entre 1968 et 1972 dans les pays industrialisés, habitués, pendant la période antérieure, à une situation proche du plein emploi.

Par leur cohérence, tous ces signes annoncent la crise économique. Si l'on veut bien considérer que l'inflation, premier signe observé, signifie que les créances sur l'économie – contreparties de la masse monétaire – se dévalorisent, cette inflation trouve son explication dans le deuxième signe : la baisse de rentabilité moyenne des entreprises du monde industrialisé. Pris globalement, le phénomène signifie que l'ensemble du monde économique a atteint, à cette époque, sa limite dans la recherche de gains de productivité. Sachant que seule une révolution technologique permet de dépasser ce blocage et d'obtenir de nouveaux gains de productivité, il n'est pas surprenant de constater simultanément (troisième signe) le développement de nouvelles technologies.

Or, l'histoire économique enseigne que, à mesure que les technologies se développent, les besoins d'investissement des entreprises croissent et qu'elles doivent donc accroître leur taille. C'est bien ce qui se produit au tournant des années 1970 sous la forme de la concentration du capital industriel et bancaire (quatrième signe). Les espaces nationaux devenant insuffisants pour assurer la rentabilité des investissements requis, la multinationalisation des entreprises devient la règle.

La modification du commerce mondial (cinquième signe) s'explique par la révolution technologique. Enfin, le bouleversement du monde économique, en engendrant faillites et inadaptations, provoque – dernier signe – la montée du chômage.

3. Les chocs

Dès le tournant des années 1970, la destruction du monde économique, qui a atteint ses limites, est amorcée. Toutes les structures du corps économique seront progressivement bouleversées en attendant que, de la crise, sorte un nouveau monde économique. Un certain nombre d'événements spectaculaires – les chocs monétaires, pétroliers, puis financier et boursier – sont intervenus, qui ont masqué ce mouvement d'ensemble. Dans un contexte mal compris, ils sont apparus comme la cause de la crise, alors qu'en réalité ils en découlaient et l'approfondissaient.

En 1971, le dollar, monnaie des États-Unis, pays économiquement dominant, est dévalué une première fois par rapport à l'or et aux autres monnaies. Il cesse d'être convertible en or. En 1973, il est à nouveau dévalué, son taux de change par rapport aux autres monnaies devient fluctuant et sa définition en or est en voie d'abandon. Ces décisions, qui mettaient fin au système monétaire mis en place à Bretton Woods au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (accords de Bretton Woods), par leur effet déstabilisateur sur les échanges internationaux, donc sur l'économie mondiale, ont été tenues pour responsables de la crise. Elles en étaient en fait la conséquence, dans la mesure où, celle-ci se traduisant par une baisse de rentabilité de l'économie américaine, le dollar se trouvait dévalorisé et rendu instable. La dévaluation du dollar et ses fluctuations sur le marché des changes étaient donc la conséquence de la crise aux États-Unis.

En 1973, puis de nouveau en 1979, les pays producteurs de pétrole décident de fortes hausses des prix du pétrole. Le pétrole étant à l'époque la principale source d'énergie pour la quasi-totalité des productions des pays industrialisés, le coût de tous les produits s'élève. Dans les années 1970, on a imputé la crise aux chocs pétroliers. Or, la baisse du prix du baril enregistrée dans les années 1980 n'a pas fait cesser la crise.

En 1982, le Mexique n'est plus en état de rembourser sa dette, puis c'est le cas du Brésil et d'autres pays du tiers-monde. L'insolvabilité du tiers-monde a été, elle aussi, une conséquence de la crise. Devant le faible taux de rentabilité des entreprises des pays industrialisés, les banques multinationales ont été incitées à effectuer des prêts hasardeux à des pays qui semblaient plus dynamiques. Trop endettés, ces pays ont fait défaut.

Le mouvement de spéculation qui s'est développé du fait de la faible rentabilité industrielle est à l'origine de bien d'autres chocs : celui de 1987, qui voit un effondrement du cours des actions sur l'ensemble des places boursières ; celui de 1992-93, qui se produit dans le secteur immobilier des principaux pays industrialisés ; celui de 1993, qui déstabilise le système monétaire européen (SME) ; celui de 1997, qui, avec l'effondrement des monnaies locales, freine l'essor de l'Asie ; celui d'août 1998 en Russie, qui est suivi (du fait du reflux de capitaux mondiaux en quête de rentabilité) par un choc identique au Brésil et dans les pays d'Amérique latine.

4. Le déroulement de la crise

Tous les signes qui s'étaient manifestés dès le tournant des années 1970 s'amplifient au cours des années 1980 : baisse du taux moyen de profit des entreprises, révolution technologique, concentration et multinationalisation du capital, nouveaux produits, chômage. Ils traduisent l'approfondissement de la crise et le bouleversement général des structures économiques du monde industrialisé, déjà fragilisées au cours de la décennie précédente. Les taux de croissance de la productivité, très bas dans les années 1970-1980 (en moyenne inférieurs à 1 % alors qu'ils se situaient autour de 3 % dans les années 1960), montrent que le système a atteint ses limites de productivité.

Schématiquement, la crise se déroule en quatre périodes. Au cours de la première, qui dure jusqu'en 1981, les créances sur l'économie se dévalorisent parce que la crise se développe. L'inflation est très forte, le chômage s'élève, mais un grand nombre d'entreprises, bien qu'endettées, ne sont pas encore en faillite. Au cours de la seconde période, après 1981, l'inflation régresse du fait de l'élimination d'une grande partie des créances dévalorisées (faillite des entreprises), mais le chômage s'amplifie : il atteint en 1982-83 ses plus hauts niveaux (plus de 10 % en moyenne aux États-Unis et en Europe).

Après 1984-1985, date que l'on peut fixer pour l'entrée dans la troisième période, la rentabilité des entreprises s'améliore et le chômage se stabilise et même régresse. Toutefois, la baisse du chômage s'accompagne (à partir de 1986) d'une faible reprise de l'inflation. Vers 1990, une quatrième période se dessine, marquée par la remontée du chômage. Celle-ci est générale dans les pays industrialisés (Japon excepté), qui retrouvent parfois les taux des années 1982-83, et montre que la crise n'est pas terminée.

Ainsi il a fallu plus de vingt ans pour que l'ancien corps économique, générateur de la grande croissance des années 1945-1970, soit complètement remodelé. Pendant la crise de 1970-1990, comme lors des précédentes, toutes les structures de l'ensemble économique sont en effet atteintes et profondément modifiées. Les structures de production sont bouleversées par la révolution technologique, les structures de répartition le sont par les nouveaux acteurs dans l'entreprise (hauts salaires dans les multinationales, rémunérations à deux vitesses). De nouvelles formes de consommation apparaissent avec l'explosion de nouveaux produits. Nouveaux modes d'épargne monétaire, nouveaux produits financiers, transformation du rôle de l'État et du rapport à l'économie internationale sont autant de mutations provoquées par la crise.

À partir du milieu des années 1990, époque à laquelle on assiste, simultanément, à une reprise américaine, à une léthargie européenne et à une forte croissance asiatique, on peut de nouveau se demander si la crise est terminée. Si l'on considère le niveau de l'activité économique en Asie et aux États-Unis, la réponse sera affirmative, mais elle ne peut l'être dans le cas européen, où les taux de chômage demeurent élevés. De plus, à la fin de la décennie, tandis que la croissance américaine se poursuit et qu'une reprise se dessine en Europe, un choc asiatique survenu à partir de 1997 fait plonger tous les indicateurs locaux. Il a des répercussions en Russie et au Brésil.

Une non-concordance entre phases de croissance et phases de crise semble devenue la norme dans les trois pôles de ce qu'on a appelé la Triade. Il convient également d'insister, à la fin des années 1990, sur le constat d'une triple accélération. D'abord, malgré des taux de croissance de productivité demeurés inférieurs à ceux d'avant 1970, la révolution technologique qui s'est développée à partir de ce moment s'accentue considérablement, à tel point qu'on n'imagine plus l'arrêt d'un tel mouvement. Ensuite, le processus de concentration des firmes et des banques des pays industrialisés atteint une intensité sans précédent. Enfin, leur multinationalisation, phénomène exceptionnel avant 1970, s'amplifie, conduisant à la naissance des concepts de mondialisation et de globalisation économique.

5. Particularités de la crise

Aucune crise ne ressemble à celle qui l'a précédée parce que chaque système économique se caractérise par des structures plus complexes que celles du système antérieur.

La crise des années 1970-1990 a d'abord pris la forme de l'inflation, alors que les crises antérieures, sous le régime de l'étalon-or, se traduisaient plutôt par une baisse des prix, la pression des produits « soldés » l'emportant sur la dévaluation monétaire. Les mesures keynésiennes de soutien aux économies prises dans les années 1970-1980 ont permis d'éviter que la crise ne soit trop brutale : les taux de croissance ont été faibles ou nuls, mais ne se sont pas effondrés, contrairement à ce qui s'était produit dans les années 1930. De même, le commerce international, loin de régresser, s'est accru, du fait des échanges intra-firmes des multinationales, plus vite que l'activité économique dans les différents pays. Les krachs boursiers ou financiers (1987, 1997-1998) n'ont eu aucune des conséquences tragiques du krach de 1929.

Plus généralement, la crise des années 1970-1990 apparaît comme l'aboutissement d'un long mouvement d'évolution économique dont le rythme n'a cessé de s'accélérer. Par ce trait, auquel s'ajoute l'extension de l'espace économique à des dimensions mondiales, elle prend une place particulière dans l'histoire des sociétés. Il a fallu 3 000 ans pour que la révolution néolithique fasse passer les sociétés préhistoriques de la chasse-cueillette à l'agriculture et à l'élevage. En moins d'un siècle, la révolution industrielle du xviiie siècle a réussi à transformer de petites sociétés agricoles en nations industrialisées aptes à développer des empires coloniaux. Aujourd'hui, les bouleversements se succèdent à un rythme de plus en plus rapide : il suffit de quelques années pour qu'émerge un nouveau pôle économique, comme la Silicon Valley, et de quelques mois pour qu'une région industrielle soit déshéritée, comme la Lorraine.

En même temps que l'évolution économique se traduit par une accélération du temps économique, les espaces économiques, eux, s'élargissent. En moins de vingt ans, la révolution technologique les a portés à une dimension mondiale. Cette « mondialisation » ne concerne, pour le moment, que les trois pôles de la Triade, car le processus de multinationalisation des firmes et des banques n'est à l'œuvre que dans les pays anciennement ou nouvellement industrialisés. Mais le rythme des innovations va continuer à s'accélérer et l'espace ne manquera pas de déborder la Triade.

Enfin, une autre spécificité de la crise de la fin du xxe siècle est qu'elle a opposé deux modèles de capitalisme. Le premier, dit « anglo-saxon », associe une croissance forte à un faible chômage et à un accroissement des écarts de niveau de vie entre riches et pauvres. Le modèle européen est celui d'une croissance plus faible, d'un fort chômage et de prélèvements publics élevés, nécessaires au financement des indemnités sociales.

6. Comment a-t-on expliqué la crise ?

Deux types d'explications ont été proposés. Certains ont imputé la crise à un ou à plusieurs événements (chocs monétaires, pétroliers, financier ou boursier), ou à des acteurs sociaux (syndicats), ou encore à des pays étrangers (concurrents du tiers-monde). D'autres hypothèses ont été avancées, dans le cadre cette fois des grandes doctrines économiques. Ainsi, les libéraux néoclassiques ont attribué la crise à la rigidité de variables telles que les salaires, tandis que les représentants du courant marxiste orthodoxe y voyaient une crise structurelle liée à la baisse tendancielle des taux de profit.