transduction

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Concept-clé de la philosophie de Gilbert Simondon (1924-1989).

Philosophie Contemporaine, Épistémologie

Opération de prise de forme expliquant la genèse de l'individu quand cette genèse est considérée comme un processus qui produit l'individu et quelque chose qui n'est pas l'individu.

Simondon considère le problème de l'individuation comme le plus important de toute la philosophie, et considère également que la métaphysique classique ne l'a pas bien posé. Dominée par les deux schèmes substantialiste et hylémorphique, la métaphysique a voulu résoudre le problème de l'individuation par la recherche d'un principe d'individuation, situé dans une forme dominant la matière dans le schème hylémorphique (c'est-à-dire, avant l'opération d'individuation elle-même), ou dans un individu déjà constitué, atome ou substance par exemple, dans le schème substantialiste (c'est-à-dire, après l'opération d'individuation). Dans les deux cas, c'est l'opération d'individuation elle-même qui est manquée.

Simondon part du principe que le plus important ontologiquement n'est pas l'individu, mais l'individuation c'est-à-dire l'opération qui produit l'individu et une réalité qui n'est pas l'individu. L'individu n'est pas tout l'être, et une ontologie doit s'occuper de l'être individué et de l'être préindividuel, ainsi que de l'opération par laquelle l'individu se forme sur fond de réalité préindividuelle. La transduction nomme précisément cette opération. « Au lieu de concevoir une forme archétypale qui domine la totalité, et rayonne au-dessus d'elle... ne pourrait-on pas poser la possibilité d'une propagation transductive de la prise de forme, avançant étape par étape, à l'intérieur du champ ? »(1)

Le schème hylémorphique est la généralisation d'un schème technique (celui du travail de l'artisan ou de l'artiste, qui in-forme une matière). La transduction est aussi la généralisation d'un schème, non plus technique, mais physico-chimique. À l'origine, il s'agit d'un concept de la cristallographie. La transduction désigne l'opération par laquelle un germe cristallin structure de proche en proche une solution en état d'équilibre métastable, jusqu'à former un cristal de grande dimension. Un équilibre est dit métastable si une modification locale entraîne, non pas une modification locale seulement, mais de proche en proche une reconfiguration globale du champ et la formation d'un nouvel équilibre. Mutatis mutandis, Simondon élargit la propagation transductive de la prise de forme à l'intérieur de la solution cristalline à d'autres domaines, comme la théorie de la connaissance ou la théorie de l'être, ou encore la théorie du progrès technique. La transduction désigne alors plus généralement l'opération par laquelle deux ou plusieurs ordres de réalité incommensurables, entrent en résonance et deviennent commensurables par l'invention d'une dimension qui les articule, et par passage à un ordre plus riche en structures. L'exemple de la vision illustre ce point : le passage des deux visions monoculaires, incompatibles, à la perception d'un monde unique qui échappe à la diplopie se fait par reconfiguration de la situation d'ensemble (dans « l'invention » de la troisième dimension, qui fait passer à un ordre psycho-physiologique plus riche en structures). Dans l'ordre de la connaissance, le rapprochement analogique entre deux ordres de réalité incommensurables peut amorcer un processus de reconfiguration générale de la pensée. « Le fait d'avoir résolu au moyen d'un certain schème mental les problèmes d'un champ limité de notre contenu de pensée nous permet de passer transductivement à un autre élément, et de réformer notre entendement »(2).

La transduction désigne donc la production d'un ordre, dans l'être ou la connaissance, qui ne doit rien à la préméditation du concept. La transduction fait comprendre comment une information apportée localement, dans un domaine de l'être ou de la pensée, est reçue par les formes établies (la forme est « l'a priori qui reçoit l'information »(3)), et comment cette information, loin de se couler dans une forme invariable, un moule préétabli et fixe, provoque une crise, un état de tension énergétique, un déphasage comme dit Simondon, qui doit être surmonté par reconfiguration d'ensemble des formes du champ, et par passage à un niveau plus riche en structures. Les formes établies ne sont pas invariables, en état d'équilibre stable, comme chez Kant, mais en état d'équilibre métastable : « l'information... est la variabilité des formes, l'apport d'une variation par rapport à une forme »(4). La transduction est précisément l'opération de structuration qui relie forme, information et potentiels énergétiques du champ.

En posant le problème du rapport entre forme et information, c'est-à-dire entre l'a priori et l'a posteriori, la transduction repose donc la question transcendantale, en la désolidarisant toutefois de la question kantienne du synthétique a priori. Deleuze avait très bien compris l'intérêt de ce concept pour la réactivation du geste transcendantal(5). La transduction est donc appelée à devenir un concept-clé pour une philosophie transcendantale non kantienne.

Xavier Guchet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Simondon, G., L'individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 1989, pp. 31-65.
  • 2 ↑ Ibid., p. 62.
  • 3 ↑ Simondon, G., Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 1958, p. 137.
  • 4 ↑ Ibid., p. 137.
  • 5 ↑ Deleuze, G., Logique du sens, Les Éditions de Minuit, Paris, 1969, pp. 139-140.
  • Voir aussi : Simondon, G., L'individu et sa genèse physico-biologique, Jérôme Millon, Paris, 1995 (2e éd.), pp. 30-34.