poésie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec poiesis, « création », au sens d'action productrice d'une œuvre indépendante, par contraste avec la praxis, qui est immanente à l'agent(1).

Esthétique

1. Genre littéraire traditionnellement opposé à la prose, en raison de sa forme souvent versifiée, mais qu'on caractérise plus volontiers aujourd'hui par des propriétés relatives à l'usage qu'elle fait des procédés du langage : par exemple, la préférence donnée à l'évocation ou à la description directe, l'importance accordée au rythme plutôt qu'au contenu et, de manière générale, l'exploration des capacités inhérentes à l'expressivité verbale. – 2. Par extension, toute situation propre à éveiller le même type d'attitude ou à la susciter.

Quel dialogue entre poètes et philosophes ?

Comme le remarque Deguy (lui-même poète depuis la philosophie), nul ne confond Platon et Pindare, Dante et Thomas. Poésie et philosophie se parlent, s'entendent parfois, communiquent, donnent l'une dans l'autre, mais ne s'identifient pas. Il leur arrive aussi bien de s'exclure. C'est même une scène primitive de la vulgate philosophique : au nom de la vérité ou de la raison, Platon chasse Homère de la cité idéale ; au nom des « choses d'ici », et contre les « parfaites Idées », à l'orée de son œuvre en 1947, Bonnefoy écrit un poème intitulé Anti-Platon(2).

Mais, si l'on préfère, on dispose d'une scène primitive de rechange, il s'agit en l'occurrence plutôt d'un mythe d'origine, celui du moment d'avant Socrate, où philosophie et poésie étaient indivises. De ce moment témoignent jusqu'à nous bien des nostalgies : Char, poète « moderne », ami de Rimbaud et de Hölderlin, boit à la double source, celle d'Héraclite et de Parménide, sous le signe du « philosophe » (Heidegger). On peut aussi avoir scrupule à perpétuer l'illusion : chacun sait que « la » poésie n'existe pas ; la lyrique des troubadours et la poésie digitale contemporaine des ordinateurs, le poème formel des grands rhétoriqueurs médiévaux et le texte automatique du poète surréaliste relèvent de conditions et de déterminations tellement distinctes et sans doute irréductibles qu'il peut apparaître bien aventureux de parler du lien qu'entretient « la » poésie avec la vérité, la connaissance, « la » philosophie, qui bien évidemment n'existe pas davantage.

Regards croisés

L'attitude la plus réaliste consisterait alors à procéder de façon scrupuleusement historique, en va-et-vient : en reconstituant des fragments du dialogue à partir de la philosophie, puis à partir de la poésie. Par exemple : qu'en est-il du Hölderlin de Heidegger(3) ? Ou du Baudelaire de Sartre(4) ? Ou de la figure emblématique de Mallarmé redessinée par Rancière(5), Milner ou Badiou ? En modifiant la perspective, qu'en est-il de la « poésie » dans l'esthétique de Hegel ? Et dans l'autre sens, depuis le site de la poésie : en quoi consiste le « platonisme » d'une partie de la poésie renaissante ? Qu'en est-il du « pessimisme » schopenhauerien dominant la vulgate poétique décadente dans les années 1880 ? De l'hégélianisme de Mallarmé ? Ou bien encore de l'« épicurisme » de Ponge ? Si l'on s'en tient à la période moderne et contemporaine, on devra constater une évidente fascination réciproque : à partir du romantisme allemand, celui d'Iéna, à l'extrême fin du xviiie s., la poésie partage avec la philosophie le privilège d'être voie vers la connaissance : fin des pratiques ornementales, fin du jeu proprement littéraire, mobilisation des puissances figurales, imaginaires, intuitives en vue de l'accès le plus direct au réel, au dévoilement. Ce romantisme-là fait bien de la poésie la pensée par excellence, substitut efficace de la pensée métaphysique et religieuse, dévaluée, défaite par un siècle de critique rationaliste.

En terrain français, de Hugo à Nerval, Rimbaud, au surréalisme et à ses annexes (comme le Grand Jeu de Daumal), c'est la même célébration des pouvoirs de voyance, la même confusion du poète penseur, du poète savant et du poète voyant, la même exaltation de – et devant – l'« inconnu », la même sublimation de la poésie comme moyen de connaissance (ou d'accès à la Connaissance), comme expérience de l'inconnu ou de l'absolu. Sous des vêtements divers, plus ou moins teintés de mysticité, la poésie pense avec la philosophie, et dit ou croit qu'elle pense et plus vite et plus loin qu'elle. Confirmation plus tard (et même effet d'entraînement ou d'influence diffuse), dans une méditation conjointe sur la pensée (ou plutôt le penser) et la poésie : Heidegger pose que l'essence de la poésie est « instauration de la vérité » et « fondation de l'Être par la parole »(6). Penser et poésie sont dès lors solidaires, chacun ayant besoin de l'autre, pour se révéler, s'affermir et s'approcher de l'Être. De Char au premier Fourcade, puis à Deguy (jusqu'en sa critique poétique radicale du « culturel »), la griffe heideggérienne est à l'œuvre. Il est indéniable que, au-delà de l'« époque » surréaliste (dernier avatar de l'idéologie romantique, cherchant de surcroît l'adaptation des socialismes utopistes au matérialisme historique, et la poésie nocturne à la nouvelle psychologie des profondeurs), les poétiques « réalistes », qui s'affirment à partir des années 50, celles du « dehors » (du Bouchet) ou de la « présence » (Bonnefoy) ou de la « transparence » (Jaccottet), accompagnent des poésies pensantes, pensives, théoriciennes (à la fois contemplatives et réflexives). Chez tous tend à s'affiner l'irréductible spécificité du dire et du faire poétiques, du penser dans les formes de la poésie, en vue d'un sens que la poésie ne connaît pas (d'avance), et dont il n'est pas sûr qu'elle sache devoir ou pouvoir l'atteindre, et encore moins l'étreindre. Distincte donc de la philosophie, mais en sa compagnie, non loin, profitant de la différence, l'exploitant au besoin.

Il se pourrait bien que la situation à cet égard ait beaucoup évolué à partir des années 60 : dès lors que s'effectuait un retour aux composantes littérales et formelles du texte poétique, qu'une attention plus grande, voire exclusive, était accordée au langage, aux moyens linguistiques mis en jeu, et qu'en même temps soupçon mortel était manifesté à l'encontre des données figuratives du poème, voire coup fatal porté aux prestiges de la représentation, la « pensée » du poème, en poème (si tant est qu'il ne fût pas lui-même remis en cause), passait au second plan. Textualismes, formalismes, littéralismes (en leurs diverses formes) déplaçaient la poésie d'une problématique du sens à une problématique de la lettre. Progressivement les références philosophiques s'éloignaient, au profit de références de plus en plus nombreuses aux autres pratiques artistiques : théories de la communication d'une part, ensemble de données conceptuelles internes au mouvement artistique d'autre part, notions pratiques, concepts-outils, comme ceux de ready-made ou de cut-up par exemple, ou bien encore, plus tard, ceux d'échantillonnage, d'hypertexte ou de pratique interface.

Le chant et les concepts

Quelle que soit, cependant, la lecture que l'on fait sur le long terme des changements de postures modifiant les données du face-à-face (glissements d'un système de référence à un autre, passage d'un surinvestissement philosophique à un apparent sous-investissement) l'essentiel restera de considérer comment, dans tel ou tel texte, ou ensemble de textes se réalise la rencontre, la coïncidence, la mise à distance, etc.

Il suffit, par exemple, de porter regard au commencement et à la fin du xixe s., sur deux lyriques qui, dans nos mémoires poétiques, sont sans doute davantage des chanteurs que des penseurs : le premier, Lamartine, n'invente (ou ne réanime) la poésie « lyrique » qu'en soumettant le chant, la musicalisation de la langue et du vers, qu'il conduit par ailleurs au bord du sens, c'est-à-dire de la pure vibration en deçà du sens à ce qu'il désigne comme « méditation » : la méditation poétique(7) qui prend le relais de la méditation philosophique, ou métaphysique, n'hésitant pas à programmer ses poèmes comme autant de chapitres d'un improbable Traité, à grand renfort de concepts allégorisés : l'Homme, l'Immortalité, la Providence, la Foi... Entre contemplation et prière, tout à l'élaboration physique d'une langue de poésie, Lamartine ne peut pas ne pas faire comme si discours et chant pouvaient se chevaucher : platonisme, épicurisme (au gré d'une respiration irrégulière), théologèmes erratiques accompagnant et justifiant un poème qui, par ailleurs, rapporte ou interroge une expérience en partie énigmatique pour celui qui l'a vécue.

À l'autre bout du siècle, il est extrêmement frappant de voir comment Laforgue(8), soucieux, lui aussi, de faire entendre son chant (un chant cette fois inharmonieux, éraillé, de « complainte »), ne peut le faire qu'en mettant explicitement son poème sous le double signe de Schopenhauer, de Hartmann et d'une vulgate « bouddhiste » très liée à la divulgation de ses deux « philosophes » de référence. On voit alors comment une poésie des plus attachée à exprimer la sensation brute, à rendre aussi directement que possible toute l'opacité du réel (en une langue très idiolectale), est en même temps conduite à convoquer, à son tour, les grands fantômes allégoriques : l'Éternité, le Temps, l'Espace, l'Idéal, l'Art, la Conscience, le Tout, l'Inconscient, et surtout à faire comme si la référence philosophique étroite (l'allégeance) pouvait fonctionner comme une grille d'interprétation, une garantie d'intelligibilité pour son grimoire. Dans les deux cas, chez Lamartine comme chez Laforgue, tension entre une pensée de poésie proprement insensée (pensée du corps, pensée de l'énigme des choses) et une pensée articulée, discursive, discourante, philosophèmes importés et plaqués.

Disjonction

Sur l'autre bord, les poésies qui disent d'emblée haut et fort leur refus de la philosophie. Le cas de Ponge est ici exemplaire : il dit choisir les mots et les choses contre les idées (inconsistantes)(9). Il dit aussi s'insurger contre le souci métaphysique. La poésie (logique, métalogique) ne pense pas, elle fait (comme l'artiste avec matières, couleurs et traits), elle dit ce qu'elle fait et fait ce qu'elle dit : c'est un travail pratique. Moyennant quoi son « parti pris des choses », son souci « objectif » du langage et du réel fascinent les philosophes, les phénoménologues, qui sont les premiers à les commenter (Sartre d'abord, puis Maldiney, et Derrida sur un autre registre, celui de la « signature »). Dans le même temps, on s'aperçoit que l'antiphilosophe ne cesse de vouloir inscrire son effort spécifique de co-naissance du réel (il « pense » ici avec Claudel la démarche poétique comme acte de connaissance) sur une trajectoire « matérialiste » qu'il origine en Épicure (via Lucrèce, poète-philosophe qu'il prend volontiers comme modèle) et qu'il fait passer par le sensualisme de Condillac jusqu'à lui. Quelque chose, donc, sera donné à penser au lecteur, à travers ce corpus violemment voué à la destruction des idées, à la destitution du sens et du Sens, à la production de vérités littérales, sans contraire (par exemple, la vérité verte, celle de l'herbe).

Sur d'autres axes, formellement contradictoires ou divergents, on pourra rencontrer Roubaud le formaliste, qui tient, lui aussi, que « la poésie ne pense pas », mais dit ce qu'elle dit en le disant ; ou encore Hocquard, poète « grammairien » dont la référence insistante à Wittgenstein signifie précisément qu'il choisit de se mettre à l'écoute du langage quotidien, qu'il choisit de peser la langue, de la soustraire au régime de la phrase, du discours, pour la disposer devant soi, l'objectiver, la regarder, la recopier... Dès lors, bien sûr, poésie et philosophie ne sont plus (provisoirement ?) face à face, ni côte à côte, ni même peut-être dos à dos. Ont-elles pour autant cessé de se voir ?

Jean-Marie Gleize

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VI, 2, 1139b, trad. Tricot (1959), Vrin, Paris, 1990.
  • 2 ↑ Bonnefoy, Y., Anti-Platon (1947), rééd. in Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Gallimard, Paris, 1970.
  • 3 ↑ Heidegger, M., Approche de Hölderlin, trad. M. Deguy et F. Fédier, Gallimard, Paris, 1974.
  • 4 ↑ Sartre, J.-P., Baudelaire, Gallimard, Paris, 1947.
  • 5 ↑ Rancière, J., Mallarmé : la Politique de la sirène, Hachette, Paris, 1996.
  • 6 ↑ Heidegger, M., not. « Lettre sur l'humanisme », trad. R. Munier, in Questions III, Gallimard, Paris, 1996 ; « [...] l'homme habite en poète [...] », trad. A. Préau, in Essais et Conférences, Gallimard, Paris, 1958.
  • 7 ↑ Lamartine, A. (de), Méditations poétiques, éd. M.-F. Guyard, Gallimard, Paris, 1981.
  • 8 ↑ Laforgue J., les Complaintes, éd. P. Pia, Gallimard, Paris, 1974.
  • 9 ↑ Ponge F., « My Creative Method » in Méthodes, Gallimard, Paris, 1961.
  • Voir aussi : Deguy, M., La poésie n'est pas seule, Seuil, Paris, 1988.
  • Delvaille, B., Mille et cent ans de poésie française, Laffont, Paris, 1998.
  • Gleize, J.-M., la Poésie. Textes critiques, xive-xxe s., Larousse, Paris, 1995.
  • Jarrety, M., Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, Paris, 2001.
  • Meschonnic H., la Rime et la Vie, Verdier, 1989.

→ art, esthétique, langage poétique, poïétique, rhétorique