pitié

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


À l'âge classique, la pitié est mobilisée par les penseurs politiques pour balancer le seul souci de la conservation de soi qui définit l'homme de l'état de nature et justifie, pour l'essentiel, l'association politique. La pitié intéresse l'homme au semblable qu'elle lui découvre comme tel, du même mouvement.

Anthropologie, Morale, Politique

Sentiment de sympathie qu'inspire le spectacle des souffrances d'autrui.

La pitié n'est pas désintéressée, mais résulte plutôt d'une projection imaginaire par laquelle nous interprétons le sort malheureux d'autrui comme une possibilité de notre propre existence : « La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui ; c'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber »(1).

Rousseau débarrasse la pitié de cette dimension calculatoire pour la définir, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, comme une affection primitive inscrite dans la nature des êtres vivants, antérieure aux comparaisons qui caractérisent la mise en œuvre des facultés supérieures de l'homme : la pitié est cette « disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion, et si naturelle que les bêtes nous en donnent quelquefois des signes sensibles »(2). La mention de cette pitié essentielle à l'homme permet à Rousseau de rejeter le dogme du péché originel – ce n'est pas que l'homme de la nature soit véritablement bon mais, plus radicalement, qu'il n'a encore aucune idée de la morale.

Il revient à l'Émile d'inscrire cette disposition naturelle dans le schéma d'ensemble de la genèse, en l'homme, des affections morales. Elle est alors présentée comme une première dérivation de l'amour de soi, qu'il appartient à une éducation conforme à la destination naturelle de l'homme de généraliser afin de former le sentiment d'humanité qui s'exprime particulièrement dans le christianisme. Mais, sous ce point de vue, la pitié repose sur l'exercice de l'imagination et du jugement : « Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu'il y a des êtres semblables à lui, qui souffrent ce qu'il a souffert, qui sentent les douleurs qu'il a senties, et d'autres dont il a l'idée comme pouvant les sentir aussi. »(3). La pitié désigne donc le sentiment d'une possibilité malheureuse, pour ma propre existence, que j'éprouve en considérant la détresse des hommes.

André Charrak

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, CCLIV.
  • 2 ↑ Rousseau, J.-J., Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1e partie.
  • 3 ↑ Rousseau, J.-J., Émile, livre IV.

→ amour de soi / amour propre, moralité, nature, passion

Philosophie Contemporaine

Face à la méfiance traditionnelle qu'entretient la philosophie à l'égard de la pitié, H. Cohen établit son statut de moteur de la volonté pure. La pitié, en tant qu'elle est reconnaissance de la souffrance en l'autre, est condition du surgissement d'autrui, du Mitmensch. Elle est en premier lieu éveillée par le spectacle de la misère sociale, où le pauvre devient le type même de l'humanité souffrante.

En visant l'apathie comme but de la moralité, le stoïcisme a, pour Cohen, rendu suspecte la pitié, qui était considérée jusqu'alors comme affect tragique par excellence. Cohen voit dans ce rejet le signe de l'abstraction de la morale stoïcienne : si tout homme, même l'esclave, peut être un sage, alors la misère sociale n'est pas reconnue comme telle. La pitié ne peut dès lors être ni le levier ni le régulateur de la conscience morale. Spinoza se contente, pour Cohen, de suivre les stoïciens lorsqu'il assimile l'origine de la pitié à celle de l'envie. Comme eux, il fait de la pitié une réaction toute passive : « Je ressens de la pitié comme je bâille lorsque quelqu'un d'autre bâille. Il s'agit d'un écho de mouvement réflexe »(1). Or, la pitié n'est pas pure réaction passive mais action réciproque : « La pitié, c'est cette inauguration par autrui du monde de la réciprocité »(2).

Centrale chez Schopenhauer, la pitié conduit au renoncement du vouloir-vivre, en nous libérant de l'illusion de l'individuation : « Quand [un homme] prend aux douleurs d'autrui autant de part que si elles étaient les siennes [...] alors, bien évidemment cet homme, qui dans chaque être se reconnaît lui-même, ce qui fait le plus intime et le plus vrai de lui-même, considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres douleurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier »(3).

Enfin, dans son étude sur la Révolution française et la Terreur, H. Arendt décèle « un zèle compatissant pour les malheureux » qu'elle estime pour une large part hérité de Rousseau. Ainsi, « la pitié, prise comme ressort de la vertu, s'est avéré comme possédant un potentiel de cruauté supérieur à la cruauté elle-même »(4).

Sophie Nordmann

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cohen, H., Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, chap. VIII, PUF, Paris, 1994, p. 199.
  • 2 ↑ Ibid., p. 202.
  • 3 ↑ Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, vol. I, § 57, PUF, Paris, 1966.
  • 4 ↑ Arendt, H., Essai sur la Révolution, chap. II, trad. M. Chestien, Gallimard, Paris, 1967, pp. 128-129.

→ autrui, morale, moralité, passion, vertu