libertinisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Générale, Morale

Mouvement très diversifié, qui met l'accent sur une pensée libre de toute détermination politique, religieuse, systématique.

Ce terme issu des discours chrétiens controversiaux attaquant des individus suspects, désigne a priori une hétérodoxie. Ainsi, on parle d'abord des « libertins » eux-mêmes, mélangés avec les autres catégories indésirables : athées, machiavéliens, schismatiques, hérétiques, etc. Calvin lui-même poursuivra les « libertins spirituels ». Au xvie s., ils sont perçus comme des sectes hérétiques : « Les Libertins, ou Quintinistes, disaient qu'on pouvait être en apparence de toutes sortes de Religions, sans en avoir aucune » (Moreri, Dictionnaire, 1698, art. « Hérésie », no 189). La simulation, qui relativise toute religion et qui permet une liberté, est tout autant une pratique d'écriture qu'une pratique sociale prudentielle. Ce nicodémisme permet ainsi une attitude en accord extérieur avec les conventions, un jugement et une pensée complètement libres de celles-ci.

Au xviie s., une deuxième acception du terme s'applique à un groupe que René Pintard a désigné comme celui des « libertins érudits ». Son enquête, d'une grande ampleur documentaire, influence durablement la critique. Elle est centrée autour d'un groupe constitué de La Mothe Le Vayer, Naudé, Gassendi, Diodati, Patin, représentatif, par sa diversité même, de la notion qui met en avant l'autonomie, la défense d'une liberté individuelle et la séparation de la sphère privée d'avec la sphère publique réservée au peuple crédule.

Cette diversité est présente au niveau des sources et, donc, à celui des différents courants qui habitent le libertinisme. Protéiforme, il utilise les différentes traditions naturalistes, matérialistes et sceptiques comme des réservoirs d'arguments. Parmi les relais importants, on compte Machiavel, Bruno, Cardan, Pomponazzi (transmis par Cremonini), Montaigne et Charron. L'Italie est particulièrement importante, notamment l'université de Padoue, où l'on enseigne un aristotélisme libéré de tout résidu chrétien.

On conçoit, alors, que le libertinisme délimite plus une attitude, un ton, une tournure d'esprit qu'une école ou un système. Sa diversité indique davantage un champ qu'une notion canonique. Cette philosophie diversifiée, irrégulière, cherche à s'affranchir de tout dogmatisme. Elle poursuit son but critique en s'exprimant dans des domaines divers : poésie satyrique, sciences de la nature, exégèse, histoire, érudition, littérature, théorie politique. En explorant les puissances imaginaires des institutions et de leurs mystifications ; en soulignant les origines humaines des religions et des mythologies ; en désolidarisant l'éthique de la religion (qui n'est qu'un outil politique), le lettré indocile, incrédule (« déniaisé », « esprit fort »), recherche un rapport au savoir qui se défie de toute croyance, de toute superstition et de l'instrumentation des catégories de pensée par le pouvoir. Toutefois, on a parfois minoré la dissidence de ce courant en le rapprochant d'une position fidéiste (cf. Popkin) ou en en faisant la simple production fictive du discours apologétique (cf. Godard de Donville).

Au moment même où certains travaux (par exemple, Giocanti) redonnent au libertinisme une légitimité philosophique qu'on lui avait toujours déniée, tant le discours chrétien répressif (surtout celui de Garasse) ne visant que le discrédit avait orienté la réception de ce courant, un renouveau historiographique insiste pour dépasser le clivage stérile entre esprit et mœurs, libertinisme et philosophie (Cavaillé, Darmon). Cela permet de mieux prendre la mesure d'un ensemble qui ne peut s'apprécier que dans cette diversité et d'envisager ce phénomène dans une longue durée qui va jusqu'aux Lumières.

Frédéric Gabriel

Notes bibliographiques

  • Outre les bibliographies des travaux cités plus bas, comme ceux de Pintard, Busson, Lachèvre, Bertelli, Bosco, etc., qui donnent la majorité des sources, pour s'orienter on se reportera à :
  • Cavaillé, J.-P., « Libertinage, irréligion, incroyance, libre pensée... » (sur les travaux parus de 1998 à 2002), in Annales, 2003.
  • Charles-Daubert, F., « Le libertinage et la recherche contemporaine », in xviie siècle, no 149, 1985.
  • Mc Kenna, A. (éd.), la Lettre clandestine, revue annuelle, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, depuis 1992 [bulletin bibliographique très complet].
  • Moreau, I., « Libertinisme et philosophie », in Revue de synthèse, 2002.
  • Zoli, S., L'Europa Libertina (XVI-XVIII). Bibliografia generale, Firenze, 1997.
  • Aspects du libertinisme au xvie s., Paris, 1974.
  • Battista, A. M., Alle radici del pensiero politico libertino, Milano, 1966.
  • Bianchi, L., Rinascimento e libertinismo. Studi su Gabriel Naudé, Napoli, 1996.
  • Berriot, F., Athéismes et athéistes au xvie siècle en France, Paris, 1984.
  • Bertelli, S., Ribelli, libertini e ortodossi nella storiografia barocca, Firenze, 1973.
  • Bertelli, S. (dir.), Il Libertinismo in Europa, Milano, 1980.
  • Bosco, D., Metamorfosi del « libertinage », Milano, 1982.
  • Busson, H., le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance (1533-1601), Paris, 1971.
  • Cavaillé, J.-P., Foucault, D. (éd.), Sources antiques de l'irréligion moderne : le relais italien. xve-xviie siècles, Toulouse, 2001.
  • Cavaillé, J.-P., Dis / simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au xviie siècle, Paris, 2002.
  • Charbonnel, J.-R., la Pensée italienne au xvie siècle et le courant libertin (1919), Genève, 1969.
  • Charles-Daubert, F., les Libertins érudits en France au xviie siècle, Paris, 1998.
  • Charles-Daubert, F., le « Traité des trois imposteurs » et « l'Esprit de Spinoza ». Philosophie clandestine entre 1678 et 1768, Oxford, 1999.
  • Comparato, V. I., « Il pensiero politico dei libertini », in Firpo, L. (éd.), Storia delle idee politiche, economiche e sociali, vol. 4, t. 1, Torino, 1980.
  • Comparato, V. I., « Un exemple d'individualisme moderne », in Coleman, J. (dir.), L'individu dans la théorie politique et dans la pratique, Paris, 1996.
  • Darmon, J.-C., Philosophie épicurienne et littérature au xviie siècle, Paris, 1998.
  • Giocanti, S., Penser l'irrésolution, Paris, 2001.
  • Godard de Donville, L., le Libertin des origines à 1665 : un produit des apologètes, Tübingen, 1989.
  • Gregory, T., Theophrastus redivivus. Erudizione e ateismo nel Seicento, Napoli, 1979.
  • Gregory, Paganini, Canziani, Pompeo Faracovi, Pastine (éd.), Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina nel seicento, Firenze, 1981.
  • Gregory, T., Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, 2000.
  • Lachèvre, F., le Libertinage au xviie siècle, Paris, 1909-1924.
  • Moreau, P.-F., Mc Kenna, A. (éd.), Libertinage et philosophie au xviie siècle, Saint-Étienne, série en cours de publication, six numéros depuis 1996.
  • Mothu, A. (éd.), Révolution scientifique et libertinage, Turnhout, 2000.
  • Pintard, R., Le libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Paris-Genève, 1983 (2e éd.).
  • Paganini, G., « Libertins érudits », in Canto-Sperber, M. (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, 1996.
  • Popkin, R., Histoire du scepticisme d'Érasme à Spinoza, (trad. fr.), Paris, 1995.
  • Raimondi, F. P. (éd.), Giulio Cesare Vanini e il libertinismo, Galatina, 2000.
  • Schneider, G., Der Libertin..., Stuttgart, 1970.
  • Schröder, W., Ursprünge des Atheismus. Untersuchungen zur Metaphysik und Religionskritik des 17. und 18. Jahrhunderts, Stuttgart, 1998.
  • Spini, G., Ricerca dei libertini. La teoria dell'impostura delle religioni nel Seicento italiano, Firenze, 1983 (2e éd.).
  • Spink, J.-S., French free thought from Gassendi to Voltaire, London, 1960.
  • Tenenti, A., « Libertinisme et hérésie du milieu du xvie siècle au début du xviie siècle », in Le Goff, J. (éd.), Hérésies et sociétés dans l'Europe préindustrielle, xie-xviiie s., Paris-La Haye, 1968.