imaginaire

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin imaginarius : « qui n'existe qu'en imagination ».

Esthétique

Ce qui se distingue du réel, selon différentes acceptions (ordinaire, mathématique, philosophique, psychanalytique, esthétique, etc.). Il constitue un ingrédient essentiel d'une œuvre d'art pour sa création, sa réception et son exposition.

« Mes personnages imaginaires m'affectent, me poursuivent, ou plutôt c'est moi qui suis en eux. Quand j'écrivais l'empoisonnement d'Emma Bovary, j'avais si bien le goût d'arsenic dans la bouche, que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j'ai vomi tout mon dîner. »(1). Par cette remarque, Flaubert montre comment un créateur, même obnubilé par le style et la forme, peut faire appel à l'imaginaire pour inventer ses personnages et ce qui leur arrive. Dans ce cas, le besoin de cohérence oblige l'artiste à leur donner une vie quasi-réelle. Ce quasi-réel caractérise à la fois l'imaginaire et certaines œuvres d'art, pour lesquelles, souvent, ce qui importe le plus, n'est pas tant la réalité matérielle que la dimension imaginaire qu'elles peuvent engendrer.

Création et réception artistiques

L'imaginaire n'est pas le réel, mais se donne pour le réel et ainsi, fait travailler l'imagination créatrice du récepteur. Face à une page, le lecteur lit, rêve et imagine ; face à la colonne d'un temple, le spectateur voit et s'envole avec et dans l'imaginaire. Les personnages d'un roman, d'un film, d'une photographie ou d'une peinture hantent l'imaginaire de leur créateur et de leur récepteur, au point d'avoir des effets sur le réel de ces deux êtres réels : de même que Flaubert sent réellement l'arsenic et vomit en écrivant son roman, il peut arriver que son lecteur éprouve les mêmes effets ; en tout cas, celui qui décide, même froidement, de voir un film ne peut qu'être marqué intimement dans son corps et son imaginaire par l'histoire imaginaire qui se déroule devant ses yeux, sinon le film n'est qu'un banal message, instructif ou divertissant.

Cette plongée dans l'imaginaire ne tient pas au côté réaliste du roman ou du film. En effet, bien des films surréalistes ou de science-fiction qui présentent un monde qui n'a, apparemment, aucun rapport avec la réalité frappent leur créateur et leur récepteur par une croyance puissante qui les retient dans les rets de cette fiction. L'imaginaire peut aussi se déployer avec la musique ou la peinture non-figurative, tout aussi bien, voire mieux, dans la mesure où le réalisme (et même le surréalisme) peut fonctionner comme une image-écran interdisant ou amoindrissant la totale liberté de l'imaginaire. À travers la non-figuration en art. l'imaginaire devient un roi tout puissant.

Il n'est donc pas surprenant que Platon ait voulu chasser les poètes de la cité(2) ; de l'imaginaire de l'artiste à celui de l'idéologue sophiste, il n'y a qu'un pas. Tous les régimes politiques l'ont compris qui exercent une censure sur l'art, lequel favorise l'exercice corrélé de l'imaginaire et de la liberté : les œuvres de Picasso et de Buñuel étaient dangereuses pour la dictature de Franco. Même le paisible Anatole France l'affirmait quand il écrivait que « ce ne sont point des êtres réels, mais des êtres imaginaires qui exercent sur l'âme l'action la plus profonde et la plus durable. »(3)

L'imaginaire pour l'artiste et le récepteur peut être certes un ferment d'utopie ou de lutte, il peut être aussi une évasion ou un repli personnels : « Voyager, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout le reste n'est que déceptions et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. » Ces quatre premières phrases du Voyage au bout de la nuit de Céline(4) montrent combien, par l'imaginaire, l'art crée un monde et des mondes à part, aussi nombreux qu'il y a de récepteurs. Si l'art ne se réduit pas à être le lieu de l'imaginaire, il est impossible de le penser sans prendre en compte son incontournable composante imaginaire.

Le musée imaginaire

Malraux l'avait parfaitement compris, lui qui créa la notion et la réalité du « musée imaginaire »(5). À cet effet, il utilisa le médium photographique pour rassembler un très grand nombre d'œuvres d'art, non dans un musée réel, mais dans un musée livresque, composé d'images des œuvres. Outre l'intérêt pratique de ce genre indispensable d'ouvrages, le travail de Malraux – exploité au xxie s. par le multimédia et Internet – présente un intérêt esthétique et théorique.

En confrontant le regardeur non plus à des œuvres mais à leurs images, il impose une réflexion sur l'écart et l'analogie entre une œuvre et sa reproduction. Ainsi, la photographie, de moyen neutre, devient médium spécifique à interroger. Non seulement elle y acquiert son autonomie, mais elle devient œuvre à part entière ; l'imaginaire du photographe a joué, celui de Malraux aussi et celui du regardeur peut alors se mettre en action.

Le regardeur n'est plus tant face à des images que face à des images d'images ; ainsi, il s'éloigne de plus en plus d'un réel de départ pour parcourir un monde ouvert d'images libérées de leurs origines. Malraux insiste beaucoup sur un double point : d'une part l'artiste et le récepteur sont d'abord dans le monde imaginaire de l'art, dans lequel chaque objet renvoie à un nombre indéfini d'autres ; d'autre part, grâce au livre, des rapprochements étonnants se réalisent : une nouvelle contextualisation transforme non seulement l'image, le statut et la nature de chaque objet, mais aussi l'imaginaire du sujet regardant : « L'agrandissement fait de certains arts mineurs [...] des rivaux de leurs arts majeurs. »(6) L'image et l'imaginaire sont alors tellement puissants qu'ils créent des arts fictifs qui regroupent et réunissent sans différences d'origine, par exemple l'image d'une statue de vingt mètres et celle d'un sceau de vingt millimètres. Ainsi, par le musée imaginaire, tout se recompose et se redéfinit pour ne devenir que du photographique.

Cette reconfiguration de l'art n'est possible que parce que le regardeur possède déjà un imaginaire qui, de son côté, reconfigure tout élément qu'il s'approprie. C'est même un des plaisirs suprêmes du regardeur que de se composer son propre musée imaginaire dans lequel chaque objet accède à un destin nouveau.

L'imaginaire est une modalité de la conscience imageante visant un objet posé comme absent ou irréel à partir de son représentant pictural, photographique, littéraire, etc. Cette dimension de la conscience permet au sujet d'entrer dans un monde imaginaire. Avec le rêve et la rêverie, l'art est un domaine qui, par excellence, fait naître de tels mondes et les offre aux créateurs et aux récepteurs. Le musée imaginaire, grâce aux images, multiplie cette possibilité, allant jusqu'à inventer des arts fictifs.

François Soulages

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Flaubert, G., « Lettre à Taine », citée dans Taine H., De l'intelligence (1870), I, 90, Paris.
  • 2 ↑ Platon, la République, III 367 b et VIII 568 b, trad. L. Robin, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950.
  • 3 ↑ France, A., Crainquebille (1902), p. 79, rééd. Gallimard, La Pléiade, Paris, t. III.
  • 4 ↑ Céline, L.-F., Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Paris, 1952.
  • 5 ↑ Malraux, A., le Musée imaginaire (1947), 1ère partie de « La psychologie de l'art », repris dans les voix du silence, Gallimard, Paris, 1951.
  • 6 ↑ Ibid., rééd. Folio, p. 106.
  • Voir aussi : Bachelard, G. La poétique de la rêverie, 1960, Paris, PUF.
  • Durand, G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire, 11e édition 1992, Paris, Dunod.

→ création, fiction, image, photographie, reproduction

Psychanalyse

→ fantasme, réel