histoire

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec histor, « celui qui sait », d'où historia, « recherche », « relation d'une information ». L'allemand distingue Geschichte, l'histoire en tant qu'elle advient, et Historie, l'histoire comme connaissance des faits advenus.

Philosophie Générale

1. Déroulement temporel effectif des événements qui affectent l'humanité. – 2. Connaissance de ces événements articulée dans un récit.

Pour qu'il y ait histoire, il est nécessaire que des événements se déroulent, et qu'une conscience à laquelle ce déroulement apparaît en organise le récit. Cette définition a servi de principe à une distinction entre la connaissance historique (connaissance des faits) et la connaissance scientifique (connaissance par les causes), de sorte que l'on a longtemps nommé « histoire naturelle » la recension des faits de la nature. À ce compte, l'histoire ne serait que « le registre où est consignée la connaissance du fait »(1). Mais, en tant que cette connaissance est articulée en un récit, elle ne peut se réduire à un simple enregistrement du fait : elle témoigne de l'activité configuratrice d'une conscience qui s'investit dans les événements imprévisibles et irréversibles et cherche à les ordonner. L'histoire comme conscience du déroulement du temps conditionne donc l'existence d'événements historiques, autre façon de dire qu'il n'existerait pas d'histoire (Geschichte) sans histoire (Historie), tandis qu'il existerait une nature même sans physique : on en conclut qu'il existe des sociétés sans histoire(2), dans lesquelles ce déroulement du temps n'est pas par lui-même l'objet d'un investissement – ou, plutôt, qu'il existe une distinction entre les sociétés qui assument et intériorisent le devenir pour en faire un moteur de développement, et celles qui tentent de l'annuler(3). L'histoire est donc une institution, l'expression d'une volonté collective de comprendre le devenir comme un processus orienté.

D'autre part, l'objet de l'histoire est le fait temporel, c'est-à-dire quelque chose qui n'existe plus et dont il faut produire un récit qui en est la remémoration. Il n'existe donc d'histoire que s'il existe une mémoire collective, disposant de procédures de ressouvenir. Outil par excellence de cette remémoration, l'écriture sert à distinguer, dans le devenir de l'humanité, la préhistoire de l'histoire. En tant qu'elle conserve ainsi la mémoire des faits passés, l'histoire fournit aux individus comme aux sociétés des exemples à imiter et des leçons à méditer. Pour assumer ce magistère moral, l'histoire vise l'universalisation des événements ou des séries d'événements en tant que manifestations de l'accession de l'humanité à la conscience d'elle-même. Cette tâche est proprement celle de la philosophie de l'histoire : « la seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la Raison – l'idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'histoire universelle s'est aussi déroulée rationellement »(4).

Cependant cet enseignement que la conscience de l'humanité se prodigue à elle-même passe par des récits subjectifs. La prétention de l'histoire universelle n'est-elle pas alors récusée par la singularité concrète de ses vecteurs ? Dans ce sens, Aristote oppose la poésie à l'histoire comme le discours qui vise l'universel au discours qui vise le singulier(5). Or il n'est pas de science du singulier : ainsi l'histoire peut bien être un récit, mais pas une science. C'est que l'objectivité de l'historien n'est pas celle du scientifique : le premier confère, par le récit, une figure ordonnée à des faits dont il produit une représentation. Cette représentation, dans laquelle sa subjectivité est impliquée au titre de la « mise en intrigue » constitue au sens plein une relation : non pas seulement au sens du récit, mais aussi au sens du rapport entre la situation présente de la conscience historique et la situation passée du fait qu'elle saisit(6). La singularité même de l'objet historique en fait ainsi le lieu d'un « passage (par l'histoire) de moi à l'homme »(7).

Parce qu'elle tente l'instauration d'un rapport au passé comme passé, l'histoire manifeste avec éclat la contingence du temps humain, qui constitue le premier contenu de la conscience historique. Mais cette conscience n'est pas seulement l'outil de l'accomplissement de l'humanité : on peut aussi la comprendre comme une rumination proprement létale, si l'on considère qu'« il est absolument impossible de vivre sans oublier »(8). De ce point de vue, l'oubli comme faculté active appartient en propre au travail de la conscience historique.

Sébastien Bauer et Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Hobbes, Th., Léviathan, ch. IX, tr. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, p. 79.
  • 2 ↑ Hegel, G. W. F., La raison dans l'histoire, « première ébauche », tr. K. Papaioannou (1965), rééd. UGE, 10 / 18, Paris, 1979, p. 25 (à propos de l'Inde).
  • 3 ↑ Lévi-Strauss, CL, La pensée sauvage, VIII, Plon, Paris, 1962.
  • 4 ↑ Hegel, G. W. F., La raison dans l'histoire, op. cit., « deuxième ébauche », ch. I, p. 47.
  • 5 ↑ Aristote, Poétique, IX, 1451b, tr. M. Magnien, Livre de Poche, Paris, 1990, p. 98.
  • 6 ↑ Ricœur, P., Temps et récit, I, 2-3, Seuil, Paris, 1983, rééd. 1991.
  • 7 ↑ Ricœur, P., Histoire et Vérité, Seuil, Paris, 1955, p. 23-24.
  • 8 ↑ Nietzsche, F., Considérations inactuelles, II, § 1, tr. P. Rusch, in Œuvres Complètes, II, 1, Gallimard, Paris, 1990.
  • Voir aussi : Aron, R., Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique (1938), Gallimard, « Tel », Paris, 1986.
  • Aron, R., La philosophie critique de l'histoire (1969), Seuil, Paris, 1991.
  • Bourde, G. et Martin, H., Les écoles historiques, Seuil, Paris, 1997.
  • Braudel, F., Écrits sur l'histoire, Flammarion, Paris, 1969.
  • Foucault, M., L'archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.
  • Herder, J. G., Histoire et culture. Une autre philosophie de l'histoire, tr. M. Rouché, GF, Paris, 2000.
  • Kant, E., L'idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, tr. S. Piobetta (1947), in Opuscules sur l'histoire, GF, Paris, 1990.
  • Veyne, P., Comment on écrit l'histoire, Seuil, Paris, 1971.

→ devenir, événement, fait, progrès, temps




L'histoire a-t-elle un sens ?

« Il faut aller dans le sens de l'histoire ». Voilà l'injonction des temps modernes. Mais le sens de l'histoire ne se laisse pas aisément déchiffrer. Dans la tradition judéo-chrétienne, l'histoire humaine, accomplissant le dessein divin, conduit à la Cité de Dieu, à la Jérusalem céleste. Mais, dès que les hommes sont censés faire librement leur histoire, dès que le Dieu organisateur des fins suprêmes cède la place aux lois déterministes des processus naturels, la question de la destinée de l'homme est posée devant nous, béante. Les philosophies laïques de l'histoire, de Herder à Marx, semblaient établir ce sens, en découvrant un principe rendant raison de l'histoire et en indiquant la direction qu'elle suivait nécessairement. Mais « l'État rationnel » s'est incarné dans la puissance de la bureaucratie et le totalitarisme. Le communisme a pris les traits de la dictature stalinienne et nous avons perdu confiance dans le progrès de la raison. Les catastrophes de notre siècle marquent-elles la faillite sans recours de la philosophie de l'histoire ? Faut-il consentir joyeusement à une existence privée de sens ?

Les lois de l'histoire

Déterminer le sens de l'histoire, c'est d'abord découvrir une rationalité dans le processus historique et en dégager les lois. Il faut établir les faits et leur logique. Ensuite, il faut pouvoir reconstituer l'enchaînement des causes et des effets et en déduire quelques grandes lois historiques. Mais l'histoire humaine ne se prête pas aux idéalisations auxquelles on a recours dans les sciences de la nature. L'expérience n'y peut être recommencée jusqu'à ce que l'hypothèse soit confirmée. Les économistes ont cru trouver dans l'égoïsme rationnel – chaque individu cherche rationnellement à maximiser sa réussite – l'invariant qui permettait d'appliquer la méthode de Newton aux affaires humaines. Mais les historiens sont loin d'avoir atteint ce succès pourtant problématique. La causalité historique reste une théorie des facteurs qui conditionnent le devenir. Les uns insistent sur la géographie, les autres sur les mentalités, ou sur les structures sociales et les conflits de classes. L'action des individus, des personnages historiques, un moment remisée au second plan, retrouve les faveurs des spécialistes. D'inévitables questions surgissent alors sur la hiérarchie de ces facteurs : qu'est-ce qui est « déterminant en dernière instance » ? L'idéal pour sortir de ces désaccords résiderait alors dans ce que F. Braudel a désigné sous le nom d'« histoire totale » articulant les événements historiques avec la sociologie, l'économie, la géographie.

Mais, quels que soient les progrès accomplis dans la recherche historique, elle ne semble pas sur « la route sûre de la science » dont Kant parle dans la Critique de la raison pure. Vico(1) faisait remarquer que la différence entre l'histoire naturelle et l'histoire humaine est que nous avons fait celle-ci et non celle-là. Les faits naturels tombent sous le sens et les principes de la méthode scientifique permettent d'en garantir l'objectivité. Rien de tel avec les choses humaines qui « tombent et ne tombent pas sous le sens » (Marx). Intuition qu'on retrouve dans l'opposition des sciences explicatives ou nomologiques (des sciences qui fournissent des lois générales des phénomènes naturels) et les sciences historiques, ou sciences de l'esprit, qui comprennent les singularités historiques. Ainsi, l'histoire peut être comprise rationnellement, au sens de Dilthey, mais non expliquée sur le modèle des sciences de la nature. Elle a du sens alors que la nature n'en a point, si on s'en tient au refus moderne de voir dans la nature un ensemble de signes du discours divin et si on maintient ferme le refus des « causes finales ».

Le progrès et sa crise

Faute de « lois », le sens de l'histoire résiderait dans la direction générale du mouvement historique. L'histoire est progrès du simple au complexe, du sauvage au civilisé, de l'obscurité vers la lumière. Si le progressisme nous semble naturel, on devrait pourtant remarquer que la conception de l'histoire comme décadence est une idée courante (« dans le temps, c'était mieux ») ; chez Platon, reprenant Hésiode, l'histoire humaine passe de l'âge d'or à l'âge de fer. Cette conception rencontre aussi spontanément le sens romantique : nostalgie et mélancolie sur le thème du déclin.

Après la grande crise du xive s., l'horizon européen s'élargit brusquement. La reprise de l'économie, les grandes découvertes, les bouleversements religieux, tout cela fait voir l'histoire comme un progrès, comme une ascension. Le savoir est conçu comme un programme qui ne vise plus simplement le savoir lui-même mais « l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent », et surtout tout ce qui est utile « pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Descartes). De ce progrès on passera à celui de l'esprit humain, de la moralité et des institutions politiques. Si la raison humaine peut s'engager dans un mouvement infini du progrès de la connaissance, comment, dans le même temps, l'homme resterait-il dans la dépendance politique ? Le progrès est donc le mouvement par lequel l'homme accède à l'autonomie, à la capacité de se donner à lui-même sa propre loi.

Les grands succès remportés par les sciences de la nature ont fourni à ces idées des bases à prétention scientifique. Passant de la physique à la « physique sociale », on a cru découvrir le « moteur de l'histoire » et donner ainsi une explication scientifique d'un progrès qui devait s'accomplir avec la rigueur des lois de la nature. « L'histoire, jusqu'à nos jours, n'est que l'histoire de la lutte des classes », affirme Marx(2). À la suite des découvertes de Darwin, l'histoire va être vue comme un processus de sélection naturelle : les peuples et les civilisations les mieux adaptés doivent dominer le monde. Pourtant, en dépit des certitudes du scientisme, la confiance dans le progrès s'est retournée. À la critique romantique du progrès vient s'ajouter un pessimisme plus profond né sur le sol du scientisme lui-même. La crise et le déclin de la civilisation sont annoncés. La barbarie nazie n'est pas le retour d'un passé refoulé, mais apparaît comme une des figures possible de la « modernité » et du « progrès ». Et la prise de conscience écologiste, à la fin du xxe s., viendrait sonner le glas de ce grand rêve de toute la modernité, rendre l'homme « comme maître et possesseur de la nature ». Avec les conséquences qui en découlent : renoncer à l'idéal d'autonomie et retourner à la soumission aux forces sacrées.

Portée et limites de la philosophie de l'histoire

Les philosophies de l'histoire recherchent un principe ultime qui puisse rendre compte de l'apparente folie de l'histoire et justifie qu'elle soit inscrite dans un progrès. Comment penser le progrès sans définir un but, une finalité ultime de l'histoire ? Principe providentiel de l'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique de Kant(3), réalisation de l'Esprit absolu chez Hegel(4), ou encore le communisme comme vérité des luttes sociales, il s'agit, à chaque fois de laïciser l'histoire théologique. Refusant l'optimisme progressiste et les cris de Cassandre des prophètes du déclin, la philosophie de l'histoire présente d'abord une dialectique qui fait du mal le moyen par lequel le bien finira par s'accomplir. Pour Kant, n'est-ce pas parce qu'il a des qualités « en elles-mêmes peu sympathiques » que l'homme est conduit néanmoins, pour la réalisation de ses propres fins, à construire un État de droit et à s'installer, presque par habitude, dans le monde de la moralité ? Le plan de la nature rend raison du chaos apparent de l'histoire humaine. Hegel et Marx, mutatis mutandis, ne feront que reprendre ce schéma kantien.

Si, pour ces philosophes, l'histoire a une fin, cela ne signifie pas que l'histoire doit se terminer. La finalité historique kantienne n'est qu'un idéal régulateur et non un stade historique déterminé. Le mouvement dialectique de l'esprit hégélien suit une spirale infinie. Et le communisme, pour Marx, est seulement la fin de la préhistoire et le commencement de l'histoire vraiment humaine. Que Fukuyama puisse déduire de ces philosophies que nous avons effectivement atteint la fin de l'histoire, ce n'est qu'une démonstration de la confusion qui règne souvent dans les esprits sur cette question.

Mais cette philosophie de l'histoire n'est-elle pas qu'une métaphysique ? Dilthey l'affirme(5). « Ces prétentieux concepts généraux de la philosophie de l'histoire ne sont rien autre que ces “notiones universelles” dont Spinoza a magistralement démontré l'origine naturelle et la funeste action qu'elles exercent sur la pensée scientifique. » Et donc « l'idée qu'il existe un plan unitaire dans le cours de l'histoire du monde se transforme dans la mesure où, au xviiie s., elle ne survit qu'en se détachant des solides prémisses qu'elle trouvait dans le système théologique : elle perd sa réalité massive pour devenir une fantasmagorie métaphysique ».

Allant « par-delà bien et mal », Nietzsche(6) élimine la responsabilité historique de l'homme. Si la morale n'est que l'illusion de la vie, l'idée même d'un progrès historique est dépourvue de sens, puisque le progrès suppose l'opposition du bien et du mal, le passage du mal au bien, qui recouvre le passage de la nature à la culture. La genèse nietzschéenne des valeurs morales en fait des moyens de la vie ; elles se construisent à travers une sorte de sélection naturelle. Évaluer, c'est déterminer ses aversions et ses inclinations car on ne peut pas vivre sans aversion ni inclination. Donc, on ne peut pas vivre sans évaluer. C'est pourquoi le seul « progrès » possible est un progrès de type darwinien : ne sont retenues que les aversions et les inclinations qui sont utiles à la vie, c'est-à-dire, pour Nietzsche, celles qui permettent la survie des plus forts.

Ainsi, Nietzsche semble rabattre toute l'histoire sur une véritable histoire naturelle fortement ancrée dans une sorte de biologisme. Pourtant, cette genèse des valeurs morales se double d'une généalogie qui apprécie ces valeurs morales elles-mêmes. Le point de vue « scientifique », neutre, sur l'histoire va donc se doubler d'un point de vue axiologique, souvent contradictoire avec le précédent. Si la genèse biologique des valeurs morales conduit à penser l'innocence du devenir, la généalogie va placer les valeurs morales dans un procès de décadence. Ainsi le « sens historique » dont s'enorgueillit le xixe s. est-il considéré comme un signe de déclin. Au progrès de la vie Nietzsche va opposer le mouvement rétrograde de l'histoire humaine. L'Europe est malade, malade de sa civilisation. Pourtant, curieusement, Nietzsche remarque que, depuis Napoléon, elle est à nouveau entrée dans une période guerrière qui stimule les qualités vitales.

Mais, si les valeurs morales sont sélectionnées par la vie, comment considérer l'égalité des droits ou le christianisme comme des marques de déclin – ou encore du ressentiment des faibles à l'égard des forts ? Peut-être les grands mots de la moralité ne sont-ils que des drapeaux pour la lutte. Mais s'ils triomphent, si les faibles, grâce à eux, ont fini par vaincre les forts, c'est que les forts n'étaient pas si forts que cela et que les faibles, les victimes de la « brute blonde » des débuts de la Généalogie de la morale, ont fini par être les plus forts. Il y a alors une incohérence à parler de décadence, c'est-à-dire à réintroduire des jugements de valeur qu'on vient à l'instant de récuser.

La philosophie de l'histoire n'est peut-être qu'une illusion qui légitime le cours réel du monde en donnant à cette reconstruction a posteriori l'apparence d'une rationalité a priori. Incontestablement, nous ne pouvons plus croire à l'avenir radieux. Sans sombrer dans les thèses sur le « déclin de l'Occident » à la Spengler, Freud(7) analyse avec une grande lucidité les contradictions du processus de civilisation : le processus de civilisation et le type de comportements qu'il exige des individus ne peut qu'engendrer des tendances toujours plus fortes à l'agression contre la civilisation. L'histoire humaine, loin d'être le déploiement d'une rationalité, se révélerait comme le dénouement toujours incertain d'un complexe au sens psychanalytique du terme. Si les transformations d'ensemble de l'économie mondiale et des rapports entre les nations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale semblent accomplir l'idée kantienne ou hégélienne d'une « histoire universelle », il est évidemment impossible d'y voir un terme de l'histoire humaine. Tout ce qu'on appelle du nom un peu confus de « mondialisation » peut, certes, être considéré comme une nouvelle manifestation du « progrès », stimulé par la dynamique économique. Mais il est impossible de fermer les yeux sur les contradictions qui s'accumulent dans ce système mondial hautement différencié, où la multiplication des « possibles » s'accompagne d'une croissance jamais vue des inégalités et de manifestations inquiétantes de régression. Tous les possibles ne sont pas compossibles, pourrait-on dire en parlant comme Leibniz. Ainsi, pendant qu'on célèbre les triomphes du marché unique et du « village global » rendu possible par Internet, certains auteurs prédisent le conflit des civilisations. L'avenir semble hors d'atteinte de nos raisonnements et nous refusons désormais de renoncer au présent et d'hypostasier nos aspirations dans quelque « Jérusalem terrestre ». Au temps historique, notre époque adresse cette fameuse objurgation : « Arrête-toi ! tu es si beau ».

Il est, pourtant, presque impossible de renoncer à l'idée qu'il y a un sens de l'histoire. Mais c'est l'action humaine qui est ce sens. Le cours de la nature obéit à un déterminisme causal auquel aucune fin, aucune signification ne peut être assignée. Mais les hommes agissent en vue de fins dont ils sont conscients. Ces fins, nécessairement, ils les intègrent dans une vision plus générale. Donner un sens à l'histoire, c'est définir un système de valeurs à partir desquelles l'action peut s'orienter. L'accusation contre les philosophies de l'histoire peut ainsi se retourner. N'est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l'optimisme historique, n'est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l'homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n'y a plus d'histoire. L'histoire est censée être terminée puisque le « grand Reich » est là pour « mille ans ». La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d'humain dans l'humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l'histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l'existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l'histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal. Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l'histoire apparaissent comme l'antidote aux thèses de la fin de l'histoire.

Denis Collin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Vico, G., La Scienza nuova (1725), la Science nouvelle, trad. C. Trivulzio, Gallimard, Paris, 1993.
  • 2 ↑ Marx, K., et Engels, F., Manifest der Kommunistischen Partei (1848), Manifeste du parti communiste, in Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, sous la direction de Maximilien Rubel, Paris, 1963.
  • 3 ↑ Kant, E., Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, trad. L. Ferry, in Œuvres II, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985.
  • 4 ↑ Hegel, G. W. F., la Raison dans l'histoire, trad. K. Papaioannou, UGE 10/18, Paris, 1965.
  • 5 ↑ Dilthey, W., Introduction aux sciences de l'esprit, trad. S. Mesure, in Œuvres I, Cerf, Paris, 1992.
  • 6 ↑ Nietzsche, F., Seconde Considération intempestive, trad. H. Albert, GF, Paris, 1988.
  • 7 ↑ Freud, S., Das Unbehagen in der Kultur (Vienne, 1929), trad. le Malaise dans la culture, PUF, Quadrige, Paris, 2002.