hégélianisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Moderne

Nom collectif désignant l'ensemble des écoles de pensée et doctrines se rattachant à la philosophie de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), que ce soit pour la préserver, la développer, l'actualiser ou la renverser.

En un sens étroit, on désigne par « hégélianisme » l'école hégélienne, constituée des élèves de Hegel et de ses successeurs immédiats. Formant au départ un courant de pensée relativement uni, disposant d'une revue, les Berliner Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik, l'école hégélienne se sépare en deux vers 1835 : on distingue alors les « jeunes-hégéliens » ou « hégéliens de gauche » des « vieux-hégéliens » ou « hégéliens de droite ». La distinction entre une « gauche » et une « droite » hégéliennes a été faite par D. F. Strauss (1808-1874) sur le modèle de la position des courants réformateur et conservateur sur les bancs du Parlement français. Strauss a lui-même classé les élèves de Hegel : il a rangé à « droite » K. F. Göschel (1784-1862), G. A. Gabler (1786-1853) et B. Bauer (1809-1882), il a placé K. Rosenkranz (1805-1879) au « centre » et s'est lui-même considéré à « gauche ». Un autre hégélien, K. L. Michelet, a proposé en 1838 une coalition « centre-gauche » dont les membres auraient été, outre lui-même, K. Rosenkranz, D. F. Strauss et E. Gans (1798-1839). Alors que l'école hégélienne jouissait d'une reconnaissance institutionnelle, et même de la protection de l'État par l'intermédiaire du ministre de l'Instruction Altenstein, c'est le livre de Strauss, La vie de Jésus (1835-36), qui provoqua l'éclatement de l'école hégélienne, puis rendit les autorités prussiennes de plus en plus méfiantes à l'égard des hégéliens. Les dissensions entre les hégéliens sont apparues à propos de la relation entre philosophie et religion (ces dissensions étaient déjà apparues du vivant même de Hegel dont deux disciples – Göschel et H. F. W. Hinrichs – s'étaient opposés sur cette question), entre la foi et la raison : alors que Hegel avait cherché à les concilier en montrant qu'elles possèdent un même contenu (l'Idée ou le vrai) qu'elles présentent sous deux formes différentes (la forme de la représentation pour la religion, et celle du concept pour la philosophie), Strauss remet en cause l'édifice hégélien en attribuant au récit évangélique un caractère mythique irréductible à la vérité rationnelle. Strauss ne se contente donc pas de séparer foi et raison, il sépare aussi la réalité historique et la rationalité, remettant ainsi en cause le cœur même de la pensée hégélienne, à savoir l'identité du réel et du rationnel. L. Feuerbach (1804-1872) s'engouffre aussitôt dans la brèche, généralise à l'ensemble de la religion le caractère mythique attribué par Strauss au récit biblique, et renverse l'idéalisme hégélien au profit d'une philosophie matérialiste. C'est essentiellement dans les polémiques déclenchées par Strauss que se forma la « gauche hégélienne » : A. Ruge (1802-1880) prit le parti de Strauss dans sa revue, les Annales de Halle, un organe dans lequel s'exprimait aussi une autre aspiration du jeune-hégélianisme, mise à l'ordre du jour par A. von Cieszkowski (1814-1894), l'aspiration à passer à l'action. L'hégélianisme de gauche prit ainsi une tournure plus radicale : passant, avec Bauer (revenu du hégélianisme orthodoxe), M. Hess (1812-1875) et K. Marx (1818-1883), du terrain religieux au terrain politique, les jeunes-hégéliens cherchèrent d'abord dans la critique, puis dans l'action le moyen d'une transformation radicale du monde existant. Ils évoluèrent du libéralisme au socialisme (Hess), puis au communisme (K. Marx et F. Engels, 1820-1895). L'hégélianisme de gauche n'a donc pas été qu'une variante du hégélianisme : ce fut aussi un mouvement politique et le premier parti politique que l'Allemagne ait connu.

S'il est convenu de désigner par « hégélianisme » la pensée et les œuvres des successeurs directs de Hegel (qu'ils soient conservateurs ou réformateurs), il faut alors, si l'on veut donner au terme « hégélianisme » un sens plus large, plutôt parler de « néo-hégélianisme » : on désignera ainsi les auteurs et les doctrines qui se sont réclamés de la pensée de Hegel dans la seconde moitié du xixe s. puis tout au long du xxe s.

Aux États-Unis, le néo-hégélianisme fut incarné par G. S. Morris (1840-1889), puis par J. Dewey (1859-1952) qui donna une version subjective, psychologique et utilitariste de la philosophie hégélienne de l'esprit. Mais c'est en Italie que le néo-hégélianisme prit l'ampleur d'une véritable école philosophique, imposant une marque durable à l'ensemble de la philosophie italienne : ses principaux représentants sont B. Spaventa (1817-1883), A. Labriola (1843-1904), G. Gentile (1875-1944) et B. Croce (1866-1952). Alors que Gentile développe à partir de Hegel, et à partir de l'interprétation de la pensée de Marx comme philosophie de la praxis par Labriola, une philosophie idéaliste de l'esprit comme acte pur, Croce, quant à lui, revenant à l'unité hégélienne du théorique et du pratique, reconnaît l'histoire comme le lieu même de la mise en relation de la « forme théorique » (le connaître) et de la « forme pratique » (le vouloir), et transforme la philosophie en une « méthodologie de l'histoire » non-métaphysique.

L'anglo-hégélianisme – avec E. Caird (1835-1908), T. H. Green (1836-1882), F. H. Bradley (1846-1924) et B. Bosanquet (1848-1923) – fut quant à lui originairement une réaction contre l'empirisme de J. S. Mill et le naturalisme darwinien de H. Spencer. Il connut des développements notables dans les domaines de la réflexion éthique (avec les importantes Ethical Studies de Bradley, 1876), de la pensée politique et de la philosophie de la religion débouchant, avec Bosanquet, sur une doctrine de l'immanence de l'absolu. Notons que G. E. Moore et B. Russel fondèrent la philosophie analytique en réaction à l'idéalisme néo-hégélien anglais.

En Allemagne, le néo-hégéliansime de la seconde moitié du xixe s., incarné par J. E. Erdmann (1805-1892), E. Zeller (1814-1908) et surtout K. Fischer (1824-1907), se prolongea dans la première moitié du xxe s. avec R. Kroner (Von Kant bis Hegel, 1921-24), H. Glockner et surtout G. Lasson (1862-1932) qui se consacra à l'édition critique des œuvres de Hegel en 26 volumes. Le début du xxe s. fut marqué par la découverte des écrits de jeunesse de Hegel, commentés par W. Dilthey (1833-1911) et édités par H. Nohl (1879-1960) : les travaux de Dilthey en vue d'une fondation des « sciences de l'esprit » revendiquent l'héritage de « l'esprit objectif » hégélien. À la même époque, un autre courant néo-hégélien, situé dans la descendance de l'hégélianisme de gauche, était représenté par des penseurs marxistes hétérodoxes comme G. Lukacs (1885-1971), K. Korsch (1886-1961), E. Bloch (1885-1977) ou encore M. Horkheimer (1895-1973) et T. Adorno (1903-1969), les fondateurs de l'École de Francfort et de la Théorie critique. Cette dernière fut dès l'origine en constant débat avec Hegel : Horkheimer et Adorno considèrent Hegel comme le fondateur de la « philosophie sociale ». On constate un regain d'intérêt pour Hegel chez les représentants actuels de la Théorie critique, particulièrement A. Honneth (Kampf um Anerkennung, 1994 ; Leiden an Unbestimmtheit. Eine Reaktualisierung der Hegelschen Rechtsphilosophie, 2001).

La figure majeure du néo-hégélianisme français est A. Kojève (1902-1968). Ses leçons sur la Phénoménologie de l'esprit, données entre 1933 et 1939 à l'École Pratique des Hautes Études, ont eu une influence décisive sur leurs auditeurs, parmi lesquels se trouvaient M. Merleau-Ponty (1908-1961) et G. Bataille (1897-1962). S'il y avait bien eu avant lui des études hégéliennes françaises – dont les représentants majeurs sont E. Meyerson (1859-1933), L. Herr (1864-1926), V. Basch (1863-1944) et J. Wahl (1888-1974) –, et même déjà un premier néo-hégélianisme français incarné par O. Hamelin (1856-1907), Kojève est celui qui a diffusé en France une interprétation athée et anthropologique de la pensée de Hegel, mettant en son centre les motifs de la « lutte pour la reconnaissance » et de la « fin de l'histoire » : dans sa version kojèvienne, le hégélianisme français a joué un rôle de médiateur entre le marxisme et la phénoménologie heideggérienne, et l'existentialisme sartrien y a largement puisé. L'impulsion donnée par Kojève dans les années 1930 – mais aussi par A. Koyré (1892-1964) à la même époque – a provoqué une renaissance des études hégéliennes dans le champ universitaire français, dont témoignent les traductions et les études de J. Hyppolite (1907-1968), suivies des travaux de J. D'Hondt (1920-) et de B. Bourgeois (1929-). Cette forte présence des études hégéliennes sur le terrain académique a eu pour conséquence une référence constante de la philosophie française contemporaine à l'hégélianisme. Les postures relatives à l'hégélianisme s'échelonnent sur une large gamme, depuis la volonté d'actualisation et de reconstruction de G. Lebrun (1930-1999) ou de J.-L. Nancy (1940-), en passant par une distance critique assumée à partir de différents points de vue – marxien avec L. Althusser (1918-1990), nietzschéen avec M. Foucault (1926-1984), herméneutique avec P. Ricœur (1913-) –, jusqu'à la posture déconstructrice de J. Derrida (1930-) et la franche hostilité de G. Deleuze (1925-1996).

Franck Fischbach

Notes bibliographiques

  • Belaval, Y., « La droite hégélienne », in Y. Belaval (dir.), Histoire de la philosophie, II, vol. 2, Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1999.
  • Bienenstock, M. et Waszek, N., « L'école hégélienne, les hégéliens », in Philosophie politique, no 5, avril 1994.
  • Bourgeois, B., « Hegel en France », in B. Bourgeois, Études hégéliennes, PUF, Paris, 1992.
  • Bréhier, E., Histoire de la philosophie, tome 3, livre I, chap. 10 : « La décomposition de l'hégélianisme », PUF, Paris, 1981.
  • Cornu, A., Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur oeuvre, tome 1 : « Les années d'enfance et de jeunesse, La gauche hégélienne, 1818-1844 », PUF, Paris, 1955.
  • Descombes, V., Le même et l'autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Minuit, Paris, 1979.
  • Die Hegelsche Linke, hrsg. von K. Löwith, Stuttgart / Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1962, 2. Aufl. 1988.
  • Die Hegelsche Rechte, hrsg. von H. Lübbe, Stuttgart / Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1962.
  • Die Hegelsche Linke. Dokumente zu Philosophie und Politik im deutschen Vormärz, hrsg. von Heinz und Ingrid Pepperle, Leipzig, Ph. Reclam jun., 1985.
  • Groethuysen, B., « Les Jeunes Hégéliens et les origines du socialisme contemporain en Allemagne », in Revue philosophique de France et de l'Étranger, mai et juin 1923, no 5 et 6.
  • Koyré, A., « Rapport sur l'état des études hégéliennes en France » (1930), in A. Koyré, Études d'histoire de la pensée philosophique, Gallimard, Paris, 1971.
  • Löwith, K., « Althegelianer, Junghegelianer, Neuhegelianer », in K. Löwith, Von Hegel zu Nietzsche (1939), F. Meiner Verlag, Hamburg, 1995.
  • McLellan, D., Les jeunes-hégéliens et Karl Marx, trad. A. McLellan, Payot, Paris, 1972.
  • Mercier-Josa, S., Théorie allemande et pratique française de la liberté, Harmatann, Paris, 1993.
  • Pucelle, J., L'idéalisme en Angleterre de Coleridge à Bradley, Droz, Neuchâtel / Paris, 1955.
  • Tosel, A., Marx en italiques. Aux origines de la philosophie italienne contemporaine, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1991.