contre-révolutionnaire (pensée)

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Politique

Courant opposé au processus révolutionnaire de 1789.

Parmi ses thèmes fondateurs, le premier est le rejet de l'idée de révolution, ou encore de « la révolution comme idée » – toute-puissance revendiquée de la théorie sur la pratique, de l'idée sur les faits. Les révolutionnaires ont voulu innover, renverser ce qui précède, mettre à bas les institutions et introduire dans l'histoire une ligne de fracture qui affranchit définitivement la société du poids de la tradition. Or, on n'innove pas dans le domaine des choses politiques et morales. Selon Burke, auteur, en 1790, des Réflexions sur la Révolution de France, il faut même se flatter en la matière de ne faire aucune découverte, si l'on ne veut pas laisser à ses successeurs « une ruine à la place d'une habitation »(1). La tradition est ce qui donne aux institutions toute la force qu'elles peuvent avoir, et c'est bien plus dans la continuité assumée de leur histoire que dans le surgissement et l'imposition volontaire d'une idée abstraite que se loge leur vrai principe.

Sous ce premier aspect, la contre-révolution joue donc clairement l'histoire contre la philosophie. Elle oppose le développement continu d'une société à sa recréation artificielle selon un dogme philosophique, le principal étant celui du contrat social pris comme moment politique inaugural, seuil séparant l'état de nature de l'état de société. Cela confère d'emblée à ce courant un triple caractère : un caractère religieux, qui réhabilite le préjugé ancré dans les mœurs contre le rationalisme hérité des Lumières ; un caractère empirique, qui dénie à la science du politique toute dimension a priori et qui l'astreint à prendre en compte les particularités historiques concrètes d'un État dans la définition des règles qui conviennent à son gouvernement ; un caractère sociologique, qui rompt avec l'artificialisme et les présupposés individualistes impliqués par le contractualisme politique tel qu'il s'affirme depuis la Réforme et l'âge classique.

Si on met l'accent sur la dimension empirique du propos, on voit le combat contre l'illusion législatrice et le volontarisme politique donner lieu à une valorisation de la jurisprudence comme « recueil de la raison de tous les siècles »(2), traduction de la régulation immanente du corps social telle qu'elle se produit dans la durée. En un sens pragmatique, très apparent chez Burke, l'activité législatrice est renvoyée à la convenance et à l'expérience. Réfracté dans la pensée allemande, ce thème empiriste s'articule à un thème d'origine préromantique : celui de l'unité organique du peuple, dont la vie propre s'exprime à travers ses coutumes et ses institutions configurées singulièrement et auxquelles on attribue un sens spécifique. C'est dans ce sillage que prend forme, avec Savigny, une approche indissolublement historique et nationale du droit, où l'histoire des règles juridiques et morales supplante le constructivisme théorique des constitutionnalistes et des codificateurs. Avec le rationalisme philosophique, c'est l'universalisme des Lumières qui est rejeté au profit d'un particularisme national.

Mais cet historicisme est loin d'être univoque. En effet, le concept d'histoire varie sensiblement, selon qu'on l'interprète comme un recueil de faits, comme le développement d'un organisme vivant, ou encore comme la manifestation d'un dessein supérieur. En suivant cette dernière voie, la pensée contre-révolutionnaire s'éloigne sensiblement de la tradition empiriste pour rejoindre une pensée de type théologico-politique profondément enracinée dans le catholicisme. Chez Bonald et de Maistre, principaux représentants de cette tendance, l'historicisme se concilie avec le providentialisme sans pour autant s'annuler. Seules les conditions d'existence concrètes d'un État, ses composantes sociales, le jeu des intérêts et des forces en présence permettent de déterminer si la nature du pouvoir telle qu'elle est voulue par Dieu – la monarchie héréditaire de droit divin – peut effectivement parvenir à sa réalisation. Le tort des défenseurs classiques de l'absolutisme (Bossuet, Fénelon) n'a pas été très différent à cet égard de celui des révolutionnaires eux-mêmes. Les premiers s'attachaient à la définition abstraite des droits de la royauté, comme les seconds à ceux des sujets. Or, la leçon de l'événement révolutionnaire est que la royauté est, avant tout, une forme historique, qu'elle accède plus ou moins à la réalité de son essence, parce que cette essence elle-même n'existe qu'incarnée dans les faits et qu'elle n'est pas dissociable de la société concrète où elle tend à s'exprimer.

C'est donc vers la société qu'il faut se tourner, comme vers la réalité objective, irréductible à la somme de ses composantes, où la volonté divine cherche directement à s'affirmer. Pour Bonald, son « principe constitutif » réside dans la triade « pouvoir, ministre, sujet », traduction sociale du dogme trinitaire. Par la voie théologique, une nouvelle philosophie politique tend à se formuler, qui coïncide exactement avec ce qui commence alors à s'appeler la « science de la société », sujet « le plus vaste et le plus important que l'homme puisse soumettre à ses méditations »(3). La vérité politique essentielle réside dans la structuration naturelle du corps social, ordre fixe et immuable de la totalité dont la dissolution est l'effet majeur de la rupture avec la tradition. Antihistorique, rationaliste et athée, la pensée révolutionnaire se devait aussi d'être individualiste, c'est-à-dire « anti-sociale ». Pour la même raison, elle s'avère despotique : aveugle à la nature sociale de l'homme, elle est contrainte d'engendrer un nouvel État au pouvoir exorbitant, puissance normative extérieure et exclusive s'appliquant uniformément et sans frein à des individus préalablement isolés. On voit ainsi s'amorcer une critique du pouvoir moderne, qui trouvera ses prolongements chez des penseurs libéraux comme Tocqueville. Mais, surtout, on reconnaît dans la pensée contre-révolutionnaire les prémisses d'une réflexion sociologique qui aboutira, avec Comte et Durkheim, à la fondation d'une science autonome.

Cependant, dire que le pouvoir est social, ce n'est pas dire qu'il se dissipe dans la société. Ou encore, si une société peut être dite « constituée », ce n'est pas par elle-même, mais par la puissance supérieure qui agit en elle et qui l'organise intérieurement. La nuance est décisive. Elle affecte la référence contre-révolutionnaire au concept de société d'une profonde ambivalence. La véritable « volonté générale » est bien la volonté sociale, c'est-à-dire la volonté « du social », expression de la volonté divine. Elle n'est pas pour autant la volonté de la société, comprise comme l'ensemble des sujets sociaux. Autrement dit, la volonté sociale n'est surtout pas la volonté populaire. Entre les deux, une frontière passe, séparant nettement le particulier du général, les composantes subjectives du corps social de l'ordre qui le produit et qui le conserve dans son unité. Cet ordre, à l'inverse, suppose l'existence d'un « homme-pouvoir »(4), monarque dépositaire d'un pouvoir absolu, un et indivisible. Ainsi, si la pensée contre-révolutionnaire interdit de séparer le social et le politique, elle interdit aussi de dissoudre complètement le second dans le premier : car elle suppose que la société s'engendre et se règle politiquement à partir d'un point qui l'ouvre sur autre chose qu'elle-même, et sur lequel elle ne peut avoir prise sous peine de voir son unité disparaître.

C'est ce point, aveugle par définition pour le corps social, mais à partir duquel il s'ordonne et s'éclaire, que de Maistre nomme « souveraineté » dans l'ordre temporel, « infaillibilité » dans l'ordre spirituel(5). La légitimité du pouvoir tient bien moins au contenu des normes qu'au fait normatif lui-même, c'est-à-dire à son existence comme pouvoir, sa vérité se révélant dans sa non-contestation. Car c'est « exactement la même chose, dans la pratique, de n'être pas sujet à l'erreur, ou de ne pouvoir en être accusé »(6). Dans ces conditions, l'erreur révolutionnaire fut simplement d'avoir voulu investir cette vérité, d'avoir cherché à briser la tautologie selon laquelle est vrai ce qui ne peut pas être dénoncé comme faux. Dans cette perspective, la pensée contre-révolutionnaire se déplace du pôle présociologique vers un pôle politico-juridique, pour se concentrer sur une définition de la souveraineté en termes de pure décision, qui sera reprise au xxe s. par un juriste comme C. Schmitt. Mais on ne doit pas perdre de vue qu'elle naît de l'intention, apparemment contraire, et qui est tout aussi essentielle à la pensée républicaine, d'articuler étroitement constitution sociale et gouvernement politique, le paradoxe étant ici que la plus intime conjonction des deux instances fait surgir l'écart irréductible où le pouvoir souverain se fonde en dernière analyse.

Bruno Karsenti

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Burke, E., Réflexions sur la Révolution de France (1790), p. 120, trad. P. Andler, Hachette, Paris, 1989.
  • 2 ↑ Ibid., p. 121.
  • 3 ↑ Bonald, L. (de), Théorie du pouvoir politique et religieux (1796), p. 103, Librairie A. Le Clere, Paris, 1854.
  • 4 ↑ Ibid., pp. 172 et sq.
  • 5 ↑ Maistre, J. (de), Du pape (1817), p. 27, Droz, Genève, 1966.
  • 6 ↑ Ibid., p. 30.
  • Voir aussi : Lamenais, F. (de), Réflexions sur l'état de l'Église en France pendant le dix-huitième siècle et sur sa situation actuelle (1808), in Œuvres complètes, 12 vol., éd. Daubré-Cailleux, Paris, 1836.
  • Schmitt, C., Théologie politique (1922), trad. J.-L. Schlegel, Gallimard, Paris, 1988.