antimatière

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Physique

Composée d'antiparticules, c'est-à-dire d'éléments caractérisés par la même masse que chacune des espèces de particules constituant la matière, mais par des charges électriques opposées. La rencontre d'antiparticules avec leurs particules homologues a pour résultat une annihilation réciproque : leurs traces (dans une chambre à bulles, par exemple) disparaissent, et la totalité de leur énergie cinétique et de leur énergie de masse au repos se voit convertie en énergie électromagnétique (rayons γ). À l'inverse, une concentration suffisante d'énergie, y compris électromagnétique, permet la création de paires particule-antiparticule.

La naissance du concept d'antiparticule est indissociable de l'unification de la mécanique quantique avec la théorie de la relativité restreinte par P. A. M. Dirac, entre 1928 et 1931. On comprend pourquoi, si on réalise que les processus de création-annihilation de paires particule-antiparticule supposent une interconvertibilité de la masse et de l'énergie, selon l'expression E = MC2 issue de la théorie de la relativité. Dirac s'aperçut dès 1928 que les équations d'onde relativistes avaient des solutions d'énergie négative et de charge + e, aussi bien que d'énergie positive et de charge - e. Sachant que, en théorie quantique, la probabilité de transition vers des états d'énergie négative ne pouvait pas être nulle, Dirac suggéra en 1930-1931 : (1) que presque tous les états d'énergie négative sont occupés, (2) que lorsque l'un d'entre eux n'est pas occupé, le « trou » correspondant apparaît, pour nos moyens de détection, comme une particule d'énergie positive et de charge opposée à celle de la particule qui l'a quitté, (3) que le retour de la particule dans son « trou » d'énergie négative se manifeste comme une annihilation compensée par une libération d'énergie électromagnétique. Après quelques hésitations, le « trou » correspondant à la place laissée vide par un électron fut identifié à un antiélectron ou positron de même masse que l'électron, bien que de charge opposée.

Une trace dans une chambre de Wilson, d'incurvation opposée à celle de l'électron sous un champ magnétique, fut remarquée par C. Anderson en 1932 ; elle fut identifiée par lui à un électron de charge positive, de façon indépendante des recherches théoriques de Dirac. La même année, P. Blackett et G. Occhialini établirent le lien entre ce genre de trace et le positron de Dirac. La détection de l'antiproton, beaucoup plus massif, dut attendre les années 1950. Une étape vers la réalisation d'échantillons d'antimatière fut franchie en 1995, par l'association d'antiprotons et d'antiélectrons dans des atomes d'antihydrogène.

La conception des antiparticules comme « trou » dans un continuum d'états occupés d'énergie négative est désormais marginale. Plusieurs conceptions alternatives, favorisées par les théories quantiques des champs ou par les théories de supercordes, l'ont remplacée. L'une d'entre elles, due à R. Feynman (1949), est particulièrement suggestive : l'antiparticule d'une particule ne serait autre que cette même particule se propageant dans le sens opposé du temps, mais se manifestant, pour nos moyens de détection, comme une autre particule de charge opposée qui se propage dans le sens ordinaire du temps.

L'un des grands problèmes de la physique et de la cosmologie contemporaines est de rendre raison de la disproportion entre la quantité de matière et d'antimatière dans l'Univers. Le rapport de masse entre les deux est estimé à 109. Comment cela peut-il être compatible avec la symétrie des processus de création-annihilation ? Une justification de ce rapport implique des processus de brisure de symétrie, et la non-conservation corrélative du nombre baryonique(1), tels que les prévoient les théories de grande unification. Seules ces théories s'appliquent aux processus à très hautes énergies postulés par les modèles de big bang, et fournissent des valeurs plausibles pour les abondances d'éléments et d'antiéléments « initialement » produits.

On voit, à travers deux exemples empruntés à Dirac et Feynman, que la physique contemporaine manipule des représentations très éloignées des phénomènes dont elle a à rendre compte (les trous d'énergie négative, ou les particules remontant le cours du temps), quitte à compenser cet éloignement par la méta-représentation d'une interaction limitée entre processus représenté et appareillages expérimentaux. La méta-représentation est ce qui permet d'assigner aux phénomènes le statut de pures apparences, par rapport à des structures représentatives investies d'une prétention, l'adéquation au réel. Cet éloignement de la représentation par rapport aux phénomènes ne fait à vrai dire que porter au paroxysme une tendance amorcée par la science moderne de la nature au xviie siècle. Il s'explique aisément si l'on admet que les représentations ne sont autre qu'une concrétisation de structures invariantes à l'égard de la multiplicité des modes d'exploration expérimentale. La généralité croissante des invariants se manifeste dans ces conditions par une distance croissante des représentations correspondantes par rapport à la diversité des phénomènes singuliers.

Michel Bitbol

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Les baryons sont, selon leur étymologie grecque, des particules « lourdes », comme les protons ou les neutrons. Les protons et les neutrons se voient attribuer un nombre baryonique + 1, tandis que les antiprotons et les antineutrons ont un nombre baryonique – 1. Le nombre baryonique d'une particule se calcule en additionnant le nombre de quarks qui la constituent, puis en soustrayant le nombre d'antiquarks, et en divisant le résultat par 3.
  • Voir aussi : Davies, P. (éd.), The New Physics, Cambridge University Press, 1989.
  • Hanson, N. R., The Concept of Positron, a Philosophical Analysis, Cambridge University Press, 1963.

→ particule