amitié

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin amicitia, « amitié ».


L'amitié est une vertu cardinale dans l'éthique d'Aristote(1) ou de Cicéron(2). Chez Montaigne, elle est le pur sentiment qui unit deux âmes.

Morale

Sentiment d'attachement d'une personne pour une autre. L'amitié se distingue de l'amour en ce qu'elle exclut le désir sexuel.

L'amicitia est la traduction latine de la philia grecque. Elle désigne, d'abord, toutes sortes d'attachements, des plus larges (les camarades) aux plus restreints, des attachements symétriques (entre égaux, par l'âge, la condition sociale, etc.) aussi bien qu'asymétriques (liens entre père et fils, entre maître et élève). Elle prend ensuite un sens plus restreint : elle se distingue de l'éros, fondé sur le désir, aussi bien que du « pur amour » chrétien (agapé), qui est dirigé vers le prochain en tant que tel. Elle est la relation d'affection désintéressée entre des individus qui se considèrent, sous l'angle de leur rapport mutuel au moins, comme des égaux.

L'approche aristotélicienne

Loin d'être conçue sur le mode du sentiment, l'amitié aristotélicienne est une vertu. Elle surgit d'abord naturellement, puisque les hommes ont besoin les uns des autres pour vivre. Mais, si la vie bonne n'est véritablement possible que dans une cité, gouvernée par des lois, c'est-à-dire où règne la justice, seuls des hommes unis par les liens de l'amitié peuvent constituer une telle cité. La cité étant une communauté de communautés, chacune de ces communautés particulières repose sur des liens d'amitié (de philia) d'une nature particulière. L'appartenance à la communauté politique est raisonnable, puisqu'elle procure à la fois la sécurité et les avantages de l'union qui fait la force : elle pourrait se justifier seulement par un calcul rationnel. Mais, pour qu'une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent, il faut qu'existe entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de définir l'amitié. Ainsi conçue, l'amitié, loin d'être simplement un sentiment ou ce qui apporte un plaisir, est une vertu politique, puisqu'elle est ce qui permet de souder la cité. À cette amitié politique fait écho la thématique républicaine de la fraternité, dont Rousseau donne les linéaments.

Il existe cependant une forme supérieure de l'amitié, celle qui unit des individus vertueux. Ce genre d'amitié n'est pas cultivée en vue d'un bien quelconque, mais seulement pour elle-même. Elle est le dépassement de tout égoïsme, puisque l'autre devient un autre moi-même.

Il faut cependant se garder d'une vision trop intellectualiste. L'amitié étant un bien, elle s'accompagne de plaisir, et donc elle est bien aussi un sentiment. Mais les plaisirs eux-mêmes sont de nature diverse suivant la partie de l'âme à laquelle ils correspondent. Aux divers types d'amitié correspondent donc divers types de plaisirs, les plaisirs les plus purs, ceux de la partie intellective de l'âme correspondant à la forme supérieure de l'amitié entre hommes vertueux.

L'approche épicurienne

Si l'amitié aristotélicienne est politique, l'approche épicurienne paraît résolument antipolitique. Le plaisir de vivre et de philosopher entre amis s'oppose clairement aux malheurs auxquels est vouée la vie publique.

Le groupe des amis (ceux qui se réuniront au Jardin d'Épicure) est bien une société – une entente –, mais c'est une société qui n'est fondée ni sur la religion, ni sur le besoin social lié à la division du travail et aux échanges, ni sur la politique. Au monde clos de la cité, elle substitue un monde dans un monde, une tentative de construire un havre de paix à l'abri des troubles du temps. C'est pourquoi, selon Diogène Laërce, les amis d'Épicure se comptent « par villes entières ». Ainsi l'amitié épicurienne est-elle « cosmopolitique » : « L'amitié danse autour du monde habité, proclamant à nous tous qu'il faut nous réveiller pour louer notre félicité. »(3).

L'approche moderne

Avec Montaigne, l'amitié engendre un type de communauté entre les individus qui n'a aucun rapport avec les autres communautés. L'amitié est recherchée pour elle-même, sans intérêt, sans finalité, sans marchandage et sans contrat ; elle n'est pas liée au désir et exprime cette inexplicable communion des âmes, quelque chose qui n'est pas sans rapport avec la grâce. Car, si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les mérités. C'est une « force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ». Et c'est pourquoi, « si l'on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne peut s'exprimer qu'en répondant : “parce que c'était lui ; parce que c'était moi.” »(4). Loin du holisme des sociétés antiques, Montaigne annonce ici les grands thèmes de l'individualisme moderne.

Denis Collin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1997.
  • 2 ↑ Cicéron, l'Amitié, Les Belles Lettres, Paris, 1984.
  • 3 ↑ Épicure, Sentences vaticanes 52, in Lettres, Maximes, Sentences, traduction J.-F. Balaudé, LGF, Classiques de la philosophie, Paris, 1994.
  • 4 ↑ Montaigne, M. (de), « De l'amitié », in Essais, I, Arléa, Paris, 1992.