Ineinander

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


De l'allemand in « dans », ein « un », ander « autre ».

Ontologie, Psychologie

Concept central des derniers textes de Merleau-Ponty, qui peut être traduit par « implication » ou « enveloppement » réciproque, et qui désigne l'objet même de la philosophie comme pensée de l'être.

Ce terme, d'origine husserlienne, désigne une structure ontologique qui est au centre de toute la philosophie de M. Merleau-Ponty, notamment dans les esquisses de la fin des années 1950, où elle devient inséparable des concepts de chair, de chiasme et de réversibilité. Merleau-Ponty est, cependant, loin de penser que cette catégorie, qu'il thématise, lui appartient en propre. Tout au contraire, il la voit apparaître dans plusieurs œuvres philosophiques majeures du xxe s., qui se sont attaché, sous des noms différents, à la décrire, notamment la phénoménologie (M. Scheler), H. Bergson, A. N. Whitehead, la pensée psychanalytique, de S. Freud à M. Klein. Et il reconnaît aussi sa présence opérante dans les œuvres d'art majeures du xxe s., de P. Cézanne à Cl. Simon.

L'effort pour exprimer dans l'art et pour penser dans le concept l'Ineinander est né, selon Merleau-Ponty, d'une double exigence. La première est de dépasser les conceptions dualistes de l'homme et de l'être, qui séparent le moi et autrui, l'âme et le corps, le sujet et l'objet et subordonnent l'objet au sujet (idéalisme) ou le sujet à l'objet (réalisme), en réactivant le projet de la dialectique, qui est de penser l'avènement de l'apparaître ou du phénomène, avant toute distinction de ce qui est dans les choses et de ce qui est dans les consciences, là où l'être et l'expérience de l'être sont encore indivisés. La seconde est d'éviter la mauvaise dialectique, celle où l'expression, la pensée cessent d'accompagner la vie du réel qu'elles prétendent alors surplomber et reconstruire par le jeu du positif et du négatif. Une pensée de l'Ineinander se présente comme une sorte de dialectique sans synthèse.

Cette notion s'annonce dans plusieurs courants du xxe s.

Dans le mouvement phénoménologique, Scheler cherche à penser la relation à autrui en écartant le cogito. Il montre que la relation intersubjective originelle présente une indifférenciation, un mélange de soi et d'autrui, une labilité de la frontière entre la perception interne et la perception externe, et que la cristallisation du moi n'est jamais qu'un moment ou un aspect dans une vie psychique d'abord indifférenciée(1).

La psychanalyse établit comment le moi se tisse dans l'introjection et projection des objets d'amour et de haine, et vit dans un corps verbal où le moi et les autres sont en relation d'empiétement(2).

Chez Bergson, le souci de penser un enveloppement de la conscience et de l'être se fait jour, dès Matière et Mémoire, dans le concept d'image. Le réel est image au sens où il n'est ni être en soi (car il n'est pas séparable de notre ouverture à l'être) ni représentation (car il n'est pas le corrélat intentionnel d'un cogito : ce n'est pas en nous, mais en elles que nous percevons les choses). Penser le réel comme image signifie que « quelle que soit l'essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes ». Bergson donne ici une excellente formule de l'Ineinander(3).

Whitehead remet en question l'idée selon laquelle chaque être est un individu coïncidant avec sa place dans l'espace et le temps, sans participation aux autres existences spatio-temporelles ; il pense la nature comme un passage, un enjambement du temps et de l'espace, dont l'esprit humain ne peut pas être l'observateur impartial : « Sa prise de conscience prend part au passage de la Nature.(4) »

Dans l'œuvre de Merleau-Ponty, la pensée de l'Ineinander se présente, d'abord, comme une Phénoménologie de la perception qui, au-delà de l'intellectualisme et du réalisme, retrouve dans la perception un accouplement ou une synchronisation du percevant et du perçu. Dans cet accouplement, l'initiative du percevant et celle du perçu se croisent et deviennent indiscernables : je perçois le ciel comme le ciel se pense en moi(5). Cette percée vers la structure de l'Ineinander est cependant inhibée par l'orientation encore idéaliste de l'ouvrage de 1945, qui, en réassurant le cogito dans ses droits du point de vue de la raison, de la réflexion ou de la vérité, réduit la structure de l'Ineinander au rang de phénomène psychologique. L'Ineinander ne devient un concept ontologique qu'au moment où Merleau-Ponty construit une pensée de la chair.

Selon ses derniers textes, l'objet de la philosophie est l'être comme Ineinander(6), comme articulation entre les ordres de l'être ou comme « le nexus, le vinculum Nature – homme – Dieu »(7). Dans une pensée de l'Ineinander, la vie percevante de l'animal et de l'homme n'est ni la descente de la conscience dans une matière qui serait pure extériorité, ni l'actualisation de la conscience dans une matière qui serait une intériorité endormie : si la nature est toujours déjà « Nature perçue », Nature dont nous sommes, image au sens de Bergson, l'être naturel est, par principe un « être molaire », un « être de comportement », une « histoire naturelle », au sein duquel se dessine, dans le vivant, ce que nous appelons conscience ou intériorité. L'être moléculaire (ou l'être tout extérieur) n'est premier que dans la vision analytique de l'ontologie objectiviste.

Cette perspective renouvelle la question de la perception : le corps percevant est « Ineinander sujet-objet », Ineinander du voyant qui est aussi un « je peux » et du visible. Elle rend enfin pensable cette modalité fondamentale de l'intersubjectivité que Merleau-Ponty appelle « intercorporéité ».

Pascal Dupond

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie, Gesammelte Werke, Bd 7, Francke Verlag, 1975, pp. 239, 240, 243.
  • 2 ↑ Freud, S., Die Verneinung, Studienausgabe, Bd III, Psychologie des Unbewussen, Fischer Verlag, 1975, p. 373.
  • 3 ↑ Bergson, H., Matière et Mémoire, Félix Alcan, 1926.
  • 4 ↑ Whitehead, A. N., The Concept of Nature, Cambridge University Press, 1920.
  • 5 ↑ Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, « Le sentir », Gallimard, 1945, pp. 240 et suiv.
  • 6 ↑ Merleau-Ponty, M., Résumé de cours, Collège de France, 1952-1960, Gallimard, 1968, p. 156.
  • 7 ↑ Merleau-Ponty, M., la Nature, Seuil, 1995.