théâtre et peinture

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

Les peintres décorateurs de théâtre

Antiquité et Moyen Âge

Devant le mur de scène des théâtres antiques pouvait parfois s’appliquer un décor peint. On sait que Vitruve s’intéressa à la perspective scénographique et connut des traités grecs consacrés à cet art. Il est certain que les coulisses, les trappes et jusqu’aux rideaux de scène et aux machines n’étaient pas ignorés dans l’Antiquité. Une peinture murale d’Herculanum, une fresque de Boscoreale montrent des décors en trompe-l’œil qui reproduisent sans doute des rideaux de fond. Les « périactes », aux 3 faces peintes d’un palais, d’une maison et d’un bois, s’alignaient des 2 côtés de la scène et, pivotant ensemble, pouvaient former un décor tragique, comique ou satirique.

Dans les mystères joués à la fin du Moyen Âge, de petites loges, ou « mansions », alignées côte à côte, formaient les lieux successifs de l’action. Elles étaient faites de matériaux légers et peints. À droite, vu de la scène, un bosquet figurait le paradis, il figurait à gauche la bouche d’enfer, faite de toiles peintes, dont la mâchoire articulée vomissait les diables et engloutissait les damnés. Des machines, des trappes permettaient de faire apparaître de saints personnages dans le ciel ; mais les décors étaient le plus souvent réduits à quelques toiles peintes d’un soleil ou d’une lune, d’étoiles dorées ou peut-être de quelques arbres. La représentation des mystères fut interdite en 1548 par le parlement de Paris. Au quattrocento, l’Italie redécouvre l’œuvre de Vitruve, dont la première édition est donnée en 1486. À l’exemple de l’Antiquité sont élevés des théâtres en hémicycles. Celui de Vicence, œuvre de Palladio, est encore intact, mais sa scène présente un décor architectural fixe, montrant l’enfilade de cinq rues bordées de bâtiments construits par Scamozzi en perspective raccourcie, en bois peint d’une couleur de pierre uniforme.

Les xvie et xviie s. : l’Italie et l’Allemagne

Progrès de la perspective et décoration théâtrale sont indissolublement liés. Les premiers décors peints des temps modernes furent construits sur des scènes provisoires, à l’occasion de fêtes. Léonard dessina en 1496 un décor pour Danaé, de Taccone. Baldassare Castiglione conte qu’il vit à Urbino, en 1513, une représentation de La Calandria, du cardinal Bibbiena, avec « un décor de ville magnifique avec des rues, des palais et tours en relief accompagnés d’une splendide perspective ». La même pièce, jouée à Rome en 1518 avec un décor de Peruzzi, dont plusieurs dessins subsistent, était, selon Vasari, « d’une telle vérité qu’on croyait voir les objets réels et qu’on se trouvait au milieu d’une place véritable, tant l’illusion était parfaite ». Il s’agissait ici de constructions de bois et de toiles peintes, mais en volume, s’achevant sur une perspective en trompe-l’œil peinte sur un rideau de fond.

Partout, à l’origine du décor de théâtre, on trouve les Italiens, architectes et peintres à la fois, tels Bramante, Raphaël, Giulio Romano et Peruzzi, qui en ont donné les modèles. Mais, ne pouvant être démonté rapidement, un décor unique servait pour tout un spectacle. Serlio illustre son traité d’architecture, publié en France en 1545, de 3 modèles gravés, selon les indications de Vitruve, pour les genres tragique, comique et satirique : rue et place bordées, pour le premier, de nobles architectures et, pour le deuxième, de bâtiments plus modestes et de boutiques, le troisième figurant un bosquet.

Au dire de Daniele Barbaro, pour qui Palladio construisit la villa de Maser et qui fit publier et illustrer l’œuvre de Vitruve, ce serait en 1569 que le peintre et architecte Pedemonte peignait si habilement les rideaux de fond en perspective que le public ne pouvait discerner de solution de continuité avec les constructions en volume des 2 côtés de la scène. À Florence, Buontalenti aurait, en 1589, employé pour la première fois un décor de châssis coulissants, permettant plusieurs changements à vue ; ce décor est celui des Piérides (dessin à Londres, V. A. M.). Ce n’est pourtant qu’en 1618, semble-t-il, qu’apparut, au théâtre Farnèse de Parme, une machinerie plus perfectionnée, permettant de changer les décors en roulant les toiles de fond, en hissant les frises dans les cintres et en utilisant les dessous de scène, dont l’ouverture était formée d’un encadrement d’architecture et close par un rideau peint, fermé seulement à la fin du spectacle.

Le décor peint va peu à peu faire appel à tous les procédés illusionnistes, imitant non seulement les perspectives et les reliefs, mais aussi les matériaux les plus divers, marbres de couleur, bronzes et dorures, bref utilisant les multiples ressources du trompe-l’œil, dans lequel les Italiens, décorateurs-nés, accoutumés à couvrir de vastes fresques où la « quadratura » joue le plus grand rôle les murs des palais et des villas et à élever les décors de fêtes, fantaisies d’un jour, sont passés maîtres. À l’âge baroque, les décorateurs de théâtre pourront créer des architectures fantastiques, puisque libérées de toutes contingences de poids, de fragilité et de prix. La machinerie ajoutera ses effets surprenants. On possède la description des prodiges que réalise Bernin, qui, en 1638, pour un tableau de l’Inondation du Tibre, précipite une cascade sur la scène et qui, en 1639, dans La Fiera di Farfa, jette la panique parmi les spectateurs en créant l’impression d’un violent incendie. La lumière artificielle, en effet, et jusqu’aux merveilles de la pyrotechnie vont créer une ambiance de rêve. L’opéra est né, avec sa musique, ses chants, ses ballets ; c’est un spectacle complet, dont les Italiens, toujours un peu magiciens, ont été les initiateurs. L’Europe entière les appellera, comme elle a appelé les troupes de la commedia dell’arte. En 1637, Sabattini publie sa Pratique du théâtre, dont un des principaux chapitres est consacré au décor.

Puisque c’est à l’opéra que les plus remarquables décors, aux plus étonnantes transformations, et les machines les plus perfectionnées ont été mis au service de l’illusion, nous ne traiterons ici que du genre lyrique.

À Florence, les ambassadeurs étrangers sont éblouis par les spectacles de la Cour, dont Callot, qui y fit aussi des décors, a laissé des gravures (Soliman, 1620). Alfonso Parigi, l’un des principaux décorateurs du spectacle baroque, propose en 1637 vingt changements pour un seul spectacle. Il ne s’agit donc plus désormais que de décors mobiles, peints sur des châssis revêtus de toile et sur des rideaux pendant des cintres ou sur des toiles de fond. Lucifer fuit avec ses démons, tandis que le ciel s’ouvre pour laisser apparaître saint Michel et ses anges. Pendant la seconde moitié du siècle, Florence possède un grand décorateur en Ferdinando Tacca. À Ferrare, les machines d’Andromède font surgir des eaux un monstre marin et descendre du ciel Persée sur son cheval ailé. Le grand décorateur de Parme est Domenico Mauro, qui, en 1690, met en scène Il Favore degli dei, avec des décors représentant une immense grotte d’une parfaite régularité et un paysage de rochers feuillus.

Mais c’est à Venise que l’opéra brille du plus vif éclat. Le théâtre San Cassiano a été la première scène publique, bientôt suivie de 4 autres scènes d’opéra. Le grand Giacomo Torelli met en scène, au théâtre Novissimo, en 1641, Il Bellerofonte. Le palais des Doges et la Piazetta sont peints sur une toile de fond, tandis que des murailles et des navires s’alignent face à face en ordre régulier. Encore est-ce là un décor exceptionnel, car, en général, les portants des 2 côtés de la scène sont identiques, guidant l’œil vers le point de fuite situé au centre de la ferme.

La plupart de ces architectes et décorateurs ne se contentent pas de travailler dans une seule ville. Ils sont réclamés dans les diverses cours d’Europe. À Vienne, qui fut un des hauts lieux du théâtre baroque, Lodovico Burnacini donna en 1667 les modèles des décors et des costumes du célèbre opéra Il Pomo d’oro voûte étincelante d’étoiles, nuages, pyramides, vases et plats d’or du royaume de Jupiter, antre rouge de Pluton et en 1678, pour La Monarchia latina trionfante, une grotte fort régulière, dont les roches s’effondrent tout à coup au fond de la scène, laissant apparaître des figures allégoriques perchées sur les nuées.

À Munich, Francesco Santurini met en scène en 1662 la Fedra incoronata, où le public peut voir, à travers un rideau de tulle, une coupe de la mer, au fond de laquelle se cachent les sirènes, tandis qu’une barque flotte parmi les rochers à la surface de ces eaux feintes. C’est cependant un Allemand, Johann Oswald Harms, qui, en 1696, à Hambourg, monte Heinrich der Löwe avec un extraordinaire décor de navires dans la tempête. Peintes sur d’énormes rouleaux de bois hélicoïdaux que des hommes font tourner, les vagues semblent mouvantes et la machinerie donne à l’un des navires un mouvement de bascule. À Dresde, en 1693, les décors de Camillo generoso sont également l’œuvre d’un Allemand, Martin Kletzel, mais dans un goût purement italien.

Le xviie s. : la Grande-Bretagne

Londres avait une grande avance sur Paris puisque l’on y comptait 10 théâtres publics en 1600 et 17 en 1629. Mais les théâtres élisabéthains, de forme circulaire ou polygonale, ne laissaient aucune place aux décors, dont les écriteaux tenaient lieu. En revanche, les décors apparurent dans des représentations données dans les grands collèges et auxquelles assistait parfois la reine ainsi qu’à la Cour. C’étaient des toiles de fond et des perspectives peintes d’après les textes de Vitruve, les modèles de Peruzzi ou de Serlio.

C’est le grand architecte Inigo Jones qui, en 1631, construit une scène à plateau tournant et des décors coulissants pour Clorida et en 1635 pour Florimène, à l’instar du théâtre Farnèse. Les dessins conservés à Chatsworth nous les font connaître, ainsi que les costumes, dont Inigo Jones donne aussi les modèles. En 1656, Davenant ouvre le Duke’s Theatre avec le Siège de Rhodes, considéré comme le premier opéra anglais, dont la mise en scène luxueuse et les décors de John Webb, architecte et collaborateur d’Inigo Jones, firent date. Du Dorset Garden Theatre, construit par Wren en 1671, des gravures montrent les décors, parmi lesquels l’intérieur d’une prison.

Le xviie s. : la France

En France, les décors à transformation apparurent lors des ballets de cour, dont Francini, Florentin, avait la charge au début du règne de Louis XIII. Des gravures en conservent le souvenir. Les châssis de toile peinte qui représentent une forêt s’écartent pour laisser apparaître une toile de fond figurant en trompe-l’œil portiques, colonnes, niches et statues antiques encadrant un « palais enchanté ». Mais si Francini règle en 1619 la machinerie du ballet de Tancrède, c’est Daniel Rabel qui crée décors et costumes. Bien qu’il ne s’agisse pas d’opéra, citons, pour son caractère unique, le manuscrit illustré d’un nommé Mahelot, à la fois régisseur, machiniste et peintre des Comédiens du roi à l’hôtel de Bourgogne, qui montre les décors utilisés en 1633 et 1634 pour chaque genre de pièce : petits pavillons pour les comédies, grottes, arbres et rochers pour les pastorales, colonnes et thermes pour les tragédies. Dans la Folie de Clidamant, on voit un décor simultané : salle de palais au centre, chambre ouverte par un rideau à droite, vaisseau abordant au port à gauche.

En 1651, les aquarelles des costumes du ballet royal des Fêtes de Bacchus semblent l’œuvre d’Henri Gissey, qui, en 1660, occupera le premier la charge de dessinateur de la Chambre et du Cabinet du roi, c’est-à-dire de décorateur des spectacles, fêtes, pompes funèbres et cérémonies diverses organisés par les soins d’une administration nouvelle, les Menus Plaisirs du roi.

Cependant, la règle des 3 unités impose aux tragédies comme aux comédies un décor unique : rue, place, carrefour « à l’italienne » ou appartement, les acteurs jouant, entrant et sortant d’un côté ou de l’autre ; d’où l’invention du « palais à volonté » des tragédies classiques. C’était réduire à peu de chose le rôle du décorateur, auquel seul l’opéra offrira la possibilité de changements, toujours « à vue », et par conséquent un champ propice aux fruits de l’imagination.

En 1641, Richelieu avait inauguré le théâtre de son palais en faisant jouer sa Mirame devant un décor unique de Denys Buffequin : le jardin du palais d’Héraclée regardant la mer, dont une estampe montre les 2 rangées régulières de colonnes à bossages, de niches et de statues. Mais Mazarin ne se contente pas de décorateurs français. Il fait appel en 1645 à l’illustre Giacomo Torelli pour monter sur la scène du Petit-Bourbon, dont la troupe d’ailleurs est italienne, La Finta Pazza, grâce à laquelle, quatre ans plus tôt, il avait triomphé à Venise. La Gazette témoigne de l’enthousiasme que La Finta Pazza et ses machines, « jusqu’alors inconnues en France », y suscitèrent. Olivier d’Ormesson note dans son journal : « Je vis cinq faces [décors] de théâtre différentes, l’une représentant trois allées de cyprès longues à perte de vue, le port de Chio où le Pont-Neuf et la place Dauphine [sic] étaient admirablement représentés, la troisième une ville, la quatrième un jardin avec de beaux pilastres [...]. La perspective était si bien observée que toutes ces allées paraissaient à perte de vue quoique le théâtre n’eût que quatre à cinq pieds de profondeur (ce qui semble difficile à croire). » Ces décors furent gravés. Celui du jardin, avec une double rangée de thermes monumentaux enguirlandés de lauriers, est un chef-d’œuvre de goût et devait produire un effet superbe. Torelli se surpasse encore en créant, en 1654, les décors des Noces de Thétis et Pélée. Dans l’un, la scène était transformée en l’immense grotte du centaure Chiron ; dans un autre, on pouvait voir, sur les gradins d’un amphithéâtre antique, plus de 1 000 spectateurs peints en trompe-l’œil pour former le public d’un combat de gladiateurs. Une « apothéose », enfin, perchait dans les nuages plus de 100 figurants et acteurs. À son tour, le théâtre du Marais mit à son répertoire, dans son jeu de paume de la rue Vieille-du-Temple, des pièces à machines de Denys Buffequin, qui se succédèrent de 1648 à 1670. La Naissance d’Hercule montrait un décor de palais sous « un ciel brillant d’une infinité d’étoiles et paré de toutes ses planètes ». Au second acte, soudain, les palais s’effacent, glissent dans les coulisses, dévoilant un décor de campagne. Jupiter paraît dans les airs, puis l’Olympe assemblé disparaît aux regards, étonnés de voir des vaisseaux dans un port. Hercule naît enfin dans le palais d’Amphitryon, annoncé par le tonnerre et l’éclat de la foudre. Mais le texte est encore dit et non point chanté. Lorsqu’en 1661 la Toison d’or de Corneille sera représentée au Marais, le roi s’y rendra deux fois. C’est maintenant un grand spectacle, avec chœurs, musique et ballet, un opéra qui n’en porte pas encore le nom.

Le jeune Louis XIV aime les fêtes et souhaite posséder, en son palais des Tuileries, un théâtre incomparable, qui sera la salle des Machines, appelée ainsi parce que les machines furent très perfectionnées. Cette salle peut contenir 3 000 spectateurs. Il n’y en a pas d’aussi vaste en Europe. Pour la première fois en France, les loges forment un demi-cercle allongé. Gaspare Vigarani, qui remplace Torelli, retourné à Venise en 1656, en est un des auteurs. Il dispose d’une scène profonde de plus de 40 m, aux cintres et aux dessous assez développés pour permettre tous les effets. Elle est inaugurée en 1662 par un opéra de Cavalli, Ercole amante. Mais, lorsque le roi quitte Paris, et définitivement, en 1682, elle ne sera plus utilisée. En 1721, elle sera réouverte pour le ballet des Éléments, dansé et chanté par tout l’Opéra entourant le jeune Louis XV. Les décors sont peints par Antoine Dieu et par Oudry. Claude Gillot, artiste plein de fantaisie, a donné les modèles des costumes.

Depuis longtemps s’imposait la nécessité d’une salle publique réservée à l’opéra. L’abbé Perrin ayant obtenu un privilège pour la fondation d’une Académie royale de musique et de danse, la grand-salle du théâtre du Palais-Royal lui fut accordée en 1671. Il cédait en 1672 son privilège à Lulli, un Florentin. À la mort de Mazarin, Carlo Vigarani avait succédé à son père. Il crée en 1675 les décors de Thésée et Atys, mais c’est un Français, le jeune Bérain, qui dessine les brillants costumes. Il vient d’ailleurs de remplacer Gissey dans la charge de dessinateur de la Chambre et du Cabinet du roi, dont on a dit l’étendue. Pour l’opéra de Quinault et Lulli Proserpine, il crée des décors extrêmement riches, chargés d’ornements et de couleurs, et des costumes qui furent gravés et aquarellés. Il aime les baldaquins et les draperies dans un style un peu « tapissier ». La cour de Suède lui demande même des décors, qui seront peints et essayés à Paris sur la scène de l’hôtel de Bourgogne avant leur expédition à Stockholm. Gravures et aquarelles nous font bien connaître l’œuvre de Jean I Bérain, le travail gigantesque pour décorer plus de 50 opéras de perspectives d’architecture ou de vues d’une nature fort assujettie à l’ordre classique. Bérain est aidé par son fils Jean II, par Jacques Rousseau, peintre de perspectives, et par Claude Gillot. Mais aucun des décorateurs français du xviie s. n’est un architecte, ni même, Gillot mis à part, un peintre de tableaux.

Le xviiie s. : l’Italie

Tous les décors conservent, et surtout en France, presque jusqu’à la fin du xviie s., un axe central et une absolue symétrie, à quelques exceptions près pour les paysages, forêts et vues de mer. Cette symétrie finit par lasser. C’est encore d’Italie que viendront les idées nouvelles. Peu avant 1700, Ferdinando Galli-Bibbiena, qui appartient à une nombreuse famille d’architectes et de décorateurs bolonais, a l’idée de présenter des décors non de face, mais sous un angle de 45° environ, ce qui permet d’agrandir l’espace scénique grâce à une seconde perspective qui forme comme un V avec la première, dans chaque branche duquel d’autres perspectives s’ouvrent à l’infini. Innombrables sont ses dessins et ceux de ses parents, rapidement enlevés à la plume, à peine relevés d’un peu de bleu. Des dessins plus poussés, gravés dans ses Varie Opere de prospettive, répandront ses inventions dans toute l’Europe. Souvent, semble-t-il, le choix des couleurs n’était fait qu’au moment de l’exécution des toiles peintes ou, du moins, d’une maquette précise. Cependant, une aquarelle de l’architecte piémontais Filippo Juvarra, pour un opéra joué en 1709 à Rome, montre une salle de palais en marbres violet et jaune, ornée de hauts guéridons dorés portant des vases de lapis, et à Hambourg, en 1701, c’est un décor chinois aux éclatantes couleurs. Juvarra est une des plus fortes personnalités de l’architecture italienne de son temps, puisqu’il a construit l’église de la Superga à Turin et, en Espagne, le château de La Granja. Mais, comme les Bibbiena, ce qu’il n’a pu bâtir en pierre, bâtiments vertigineux faits de matériaux précieux, galeries aux perspectives vertigineuses, ses songes en un mot, il a pu les réaliser en trompe-l’œil de toiles peintes.

L’Allemagne fait naturellement le meilleur accueil à ces décors fantastiques. Celui qu’Alessandro Mauro crée en 1719 à Dresde pour Teofano est d’une richesse et d’une fantaisie stupéfiantes. La gravure nous montre ces perspectives « per angolo », ces escaliers sur lesquels pourront se déployer les cortèges, ces colonnes portant des socles sur lesquels se dressent des groupes équestres tumultueux et qui soutiennent au-dessus d’eux des draperies découpées. Encore faut-il imaginer l’éclat des couleurs. Le baroque se transforme insensiblement ici en rococo, dont une des caractéristiques sera l’asymétrie. À Rome et à Turin, les frères Galliari restent fidèles à ce style. À Venise, Fossati en est un des principaux représentants. Au même esprit se rattachent les décors d’Il Medeo, donnés en 1728 à Parme par Pietro Righini, avec des escaliers grimpant en tous sens et des groupes d’atlantes tenant lieu de colonnes, comme on en voit, en véritable sculpture, dans les palais de Vienne, ville théâtrale où ces effets sont poussés à l’extrême. Giuseppe Galli-Bibbiena, fils de Ferdinando, y est appelé et ordonne en 1716 les extraordinaires décors d’Alcina : 2 grandes constructions à demi ruinées, où les colonnes antiques soutiennent des arcades effondrées, des tours crénelées et une arche gothique encadrent un plan d’eau et laissent apercevoir, en fond de décor, un port animé de mille vaisseaux. Dragons et diables grouillent dans ces architectures fantastiques, évocatrices des « enchantements ». À Vienne, Antonio Daniele Bertoli sera bientôt nommé peintre décorateur des théâtres impériaux. Plusieurs villes allemandes possèdent aussi des théâtres équipés de machineries qui permettent de représenter des opéras, folie du jour.

Le xviiie s. : la France

En France, la charge de Jean II Bérain a été dissociée, en 1726, de celle de premier peintre décorateur de l’Opéra. Cependant, Meissonnier, né à Turin et qui succède à Jean II Bérain comme dessinateur de la Chambre et du Cabinet du roi, laisse peu à peu Perrot peindre les décors commandés aux « Menus ». Architecte et ornemaniste, il est, en France, le principal introducteur de la « rocaille », même si on ne connaît aucun décor de théâtre dont le modèle puisse lui être personnellement attribué. Cependant, son rôle aux « Menus », de 1726 à 1750, se révèle très important par l’orientation qu’il donne à son élève Servandoni, né lui aussi en Italie, mais à Florence. Élève de Pannini et comme lui peintre d’architectures, Servandoni a connu dans son atelier Antonio Joli, bientôt célèbre décorateur de théâtre. Mais il est également architecte, comme beaucoup de ses émules italiens. Peu après son arrivée à Paris, il donne en 1726 à l’Opéra les décors de Pyrame et Thisbé et, nommé en 1728 premier peintre décorateur de l’Opéra, ceux d’Orion, suivis, en dix-huit ans de carrière, d’une soixantaine d’autres qui enthousiasment le public et la critique et nous valent maintes descriptions. Il introduit dans les décors la perspective « per angolo », créée par Ferdinando Galli-Bibbiena et illustrée par Juvarra. Comme eux, il abonde en inventions nouvelles, plantant ses châssis sous des angles divers et élargissant ainsi l’espace scénique. Au lieu de diminuer la hauteur des architectures du devant au fond de la scène, il inverse ces proportions. « La scène paraissait beaucoup plus haute dans le fond du théâtre que sur le devant », selon le chroniqueur du Mercure de France. Dans Thésée, « on voyait deux ordres d’architecture ayant trente-deux pieds de haut réels qui semblaient en avoir plus de soixante ; jusqu’alors aucune décoration n’avait eu au fond du théâtre plus de dix-huit pieds de haut ». Dans Phaéton « son palais du Soleil, brillant de couleurs métalliques et de dorures, est incrusté de sept mille pierres précieuses », ou plutôt de cristaux.

Ainsi, Servandoni, qui est aussi l’auteur du portail de Saint-Sulpice, se présente-t-il comme un véritable novateur. La chance fait que subsistent au château de Champs et dans des collections privées, tenues pour son œuvre selon une tradition solide, une vingtaine de maquettes montées et de nombreux modèles de décors qui témoignent d’une extraordinaire fantaisie et sont d’ailleurs les seuls modèles de ce genre qui, en France, datent de l’Ancien Régime. Treillages revêtant les formes les plus « rocaille », temple chinois où les guirlandes pendent comme des stalactites, salle de palais dans laquelle des galeries s’ouvrent en perspectives infinies, colonnades entourant une pièce d’eau, palais mi-classique, mi-gothique sont brillamment colorés. On peut voir les rivages du Nil, des paysages composés et déjà romantiques, des forêts profondes, le palais du Soleil enfin, scintillant de dorures et de cristaux. François Boucher, qui l’aide quelque temps et participe aux décors d’Atys, de Lulli, sera qualifié de « peintre qui s’est mêlé d’architectures ». Succédant à Servandoni en 1766, il peint des toiles de fond de paysages bucoliques à chaumière de luxe pour bergères enrubannées. De plus, en 1737, Servandoni a obtenu la concession de la salle des Machines, sans emploi aux Tuileries. Sur la scène, profonde de 40 m, il dresse son premier diorama, représentant l’intérieur de Saint-Pierre de Rome. Il y peint des personnages, puis peu à peu, à d’autres décors fixes, il adjoint la musique, et enfin des figurants muets qui miment les aventures d’Ulysse ou la descente aux Enfers. Il y montre aussi l’intérieur du Panthéon de Rome, et même celui d’une église gothique. Sa célébrité est telle qu’il est appelé par le maréchal de Saxe à créer 20 décors de théâtres à Bruxelles, d’autres pour Covent Garden et devient premier peintre d’Auguste III de Saxe. « Grand machiniste, grand architecte, bon peintre et sublime décorateur », ainsi le qualifie Diderot.

De 1750 à 1764, les 3 frères Slodtz vont se succéder comme premiers décorateurs des Menus-Plaisirs. La bibliothèque de l’Opéra conserve une partie de leurs dessins. Ceux du dernier frère, Michel-Ange, sont aquarellés. En principe, les « Menus » ne s’occupent que des décors et costumes des spectacles donnés dans les palais royaux. Mais le roi prête parfois ses décorateurs à l’Opéra. Les frères ont été les collaborateurs de Servandoni à la cathédrale de Sens et à Saint-Sulpice. Mais si le fameux portail de cette église est fort classique, les Slodtz suivent le goût « rocaille », que Servandoni avait introduit au théâtre. Et, comme ils sont sculpteurs de profession, ils préfèrent souvent les ornements en relief à ceux qui sont en trompe-l’œil. Leur décor d’Issé fait, par sa fantaisie, paraître bien pauvre celui que Boucher avait peint quelques années plus tôt pour le même Opéra. Si Boucher prolonge le style Louis XV, Jean-Baptiste Pierre, dont l’esthétique est très voisine, n’ignore pas l’antique. Il est chargé en 1754 par le duc d’Orléans, dont il est le premier peintre, de décors pour la scène du théâtre privé de sa « petite maison » du faubourg Saint-Martin. Collé, protégé du prince, écrit dans son Journal : « M. Pierre [...] m’a donné les dessins et a conduit toute la besogne ; tout le monde est convenu que c’est un petit chef-d’œuvre ; la décoration, qui présente la chambre de parade, est une chose unique pour l’imitation de la nature. Rien ne prête davantage à l’illusion de l’action que d’avoir des décorations faites pour les pièces qu’on joue [...]. Je dois peut-être à cela une grande partie du succès de Nicaise. » En 1755 suit une autre commande. Selon Collé, « cette nouvelle salle qui a été construite sous les ordres et sur les dessins de M. Pierre, Premier peintre du Prince, est une espèce de ruine d’un amphithéâtre des Romains ». On songe à la chambre qu’en 1767, à Rome, au couvent de la Trinité-des-Montes, Clérisseau peindra d’un décor mural représentant l’intérieur d’un temple antique à demi ruiné.

Les dossiers des Menus-Plaisirs révèlent aussi les noms de nombreux peintres qui furent chargés d’exécuter les décors dont souvent leur chef avait donné les dessins. Il serait injuste d’ignorer Vernansal, Fouré, Louis-René Bocquet, auteur de délicieux décors dans le goût chinois et de nombreuses aquarelles de costumes, ou les Brunetti père et fils, qui, au milieu du xviiie s., réalisèrent les colonnades, les faux marbres, les statues feintes qui, sous la féerie des lumières, donnaient l’impression de la richesse et du relief. On connaît leurs talents de perspectivistes par les décors muraux de l’escalier de l’hôtel de Luynes (Paris, musée Carnavalet) et d’une chapelle de l’église Sainte-Marguerite, dont Challe peignit le tableau d’autel. D’autres Italiens, comme Pietre, travaillèrent aux « Menus ». En Angleterre, John Devoto se contente, vers 1720, de copier les gravures de Juvarra et les dessins de Righini pour l’Opéra de Milan. D’ailleurs, les décors d’opéra sont souvent, pendant la première moitié du xviiie s., l’œuvre d’Italiens installés à Londres pour un temps plus ou moins long, tels Marca Ricci, Pellegrini, Clerici, Servandoni.

L’époque néo-classique

Les fouilles d’Herculanum et de Pompéi ne furent qu’un des ferments du néo-classicisme, qui, en vérité, désigne une période plutôt qu’un style, tant ses aspects sont parfois contradictoires. Les Bibbiena, déjà, avaient été admirateurs de l’Antiquité à travers Palladio. Pannini répandait par ses œuvres le goût des ruines romaines, et Piranèse y mêlait les styles étrusque et égyptien. À Rome, dès les années 1740, théoriciens et artistes de tous pays se rencontraient dans une commune ferveur envers l’antique. Les Italiens furent appelés dans toute l’Europe comme spécialistes de décors de théâtre, et Français, Anglais, Allemands revinrent dans leur pays chargés d’une moisson d’études. Mais le néo-classicisme ne se réduit pas à l’archéologie. Les Carceri de Piranèse, pour ne citer que lui, qui d’ailleurs ne fut point décorateur de théâtre, sont l’œuvre d’un visionnaire. Par beaucoup de ses aspects et au théâtre surtout, qui fait d’abord appel à l’imagination, le goût des ruines est préromantique. Grottes et rochers, torrents et tempêtes figuraient déjà à la scène au xviie s. et, au xviiie s., dans les peintures de Joseph Vernet. Les architectures imaginaires des décorateurs de théâtre néo-classiques ne sont pas si différentes de celles d’un Bibbiena, auxquelles elles se relient à travers Palladio. Cependant, les décors pastoraux – fermes et campagnes paisibles –, chers aux âmes sensibles, comme, au même moment, les tableaux de Greuze, se multiplient et révèlent le retour à la nature. L’âge néo-classique se prolonge bien après la fin du siècle, mais peu à peu les caractères romantiques du théâtre vont fortement s’accentuer aux dépens de l’antiquomanie. Il est admis, en effet, que la période néo-classique s’achève vers 1820-1830, dates bien arbitraires et que l’étude des œuvres dément souvent.

Giuseppe Piermarini, l’un des principaux architectes néo-classiques, très actif en Lombardie, construit en 1776-1778 le théâtre de la Scala. C’est alors à Milan que Paolo Landriani, théoricien, Giacomo Quarenghi et Pietro Gonzaga seront les véritables créateurs du décor néo-classique. À Milan, en 1775, le second dessine un souterrain à colonnes doriques et une grotte pittoresque. Au temps de la république Cisalpine, Appiani donne les modèles d’autres décors et peint les rideaux de scène de la Scala et du théâtre de la villa de Monza. Avec Giovanni Perego, Alessandro Sanquirico est aussi un adepte du néo-classicisme et, en 1827, donne à la Scala pour l’Ultimo giorno di Pompeia un décor montrant une immense salle voûtée qui s’ouvre sur une vue de la ville en flammes. En 1831, le temple antique qu’il peint pour Norma est encore un décor archéologique. À Turin, Fabrizio Galliari donne, en 1773, un atrium du palais de Didon, son fils Giuseppino, en 1792, une tente d’Annibal, Gaspare Galliari, enfin, un décor où des arches gothiques reposent sur des colonnes classiques ainsi qu’un autre figurant une chambre rustique.

L’innombrable famille des Quaglio se répand en Europe centrale. Lorenzo, dont le père était dessinateur de théâtre à Vienne, crée des décors pour l’Électeur palatin à Mannheim et à Schwetzingen, puis à Munich. D’abord émule de Bibbiena, il abandonne bientôt le décor baroque pour le plus strict classicisme français. Ses descendants continueront jusqu’en 1878 à mettre leurs talents à la disposition de l’Opéra de Munich.

Les Gaspari sont actifs dans la même ville où Giovanni-Paolo donne en 1763, pour Artaxerxès, au théâtre de la Résidence, un temple du Soleil et aussi en Bohême. Un Sacchetti, architecte et peintre de décors, quitte Venise pour Vienne, Prague et Brno. C’est un admirateur de Bibbiena, dont il prolonge l’esprit baroque, mais aussi du rococo vénitien. Il trouve le moyen de déployer sa fantaisie dans des décors exotiques, qui, jusqu’à sa mort, en 1830, vont l’amener à étudier l’architecture des pays les plus lointains.

Tous les Français qui, revenant de Rome à Paris pendant la seconde moitié du xviiie s., vont consacrer une part de leur activité à la décoration théâtrale sont des architectes de talent ou des peintres d’architecture. Michel-Ange Challe, qui a commencé par étudier l’architecture, est prix de Rome de peinture. Il succède en 1764 à Michel-Ange Slodtz aux « Menus ». Bibbiena, Juvarra, Piranèse sont ses modèles. Comme eux, Challe est un visionnaire qui élève, sur le papier, de prodigieuses constructions et fait grand usage des ordres antiques. Certains de ces dessins peuvent être des études libres en vue de décors de théâtre. Pierre-Adrien Pâris succède à Challe en 1778. Il léguera ses dessins à la bibliothèque de Besançon. C’est un architecte auquel son séjour à Rome a donné le goût de l’archéologie et des reconstitutions historiques. Pour Numitor, joué à Fontainebleau en 1783, il dessine un décor de salles basses et voûtées aux lourdes colonnes doriques, que l’on retrouve dans Pénélope et Calypso, où la caverne de Prométhée et la grotte des nymphes sont d’allure très romantique. Mais P.A. Pâris crée aussi des décors de grottes naturelles et de jardins aux hautes frondaisons qui évoquent les dessins de Fragonard à la Villa d’Este, ainsi que de salles turques. Pour le Droit du seigneur, il élève un ravissant petit hôtel dans le goût de celui que Ledoux fit pour la Guimard. Architecte de la nouvelle Comédie-Française, Charles de Wailly avait peint des décors sous Servandoni. La vaste salle du trône dont un Bélanger, architecte de talent, aurait donné le modèle, en 1776, pour l’Alceste de Gluck (musée de l’Opéra) n’est qu’un grand décor symétrique de colonnes classiques. Pour un décor de Dardanus, en 1760, un Demachy, peintre d’architecture et professeur de perspective, s’inspire directement des Carceri de Piranèse.

C’est vers la fin du règne de Louis XV que les sujets d’histoire médiévale et moderne apparaissent dans la peinture. Les mêmes préoccupations d’exactitude historique et de couleur locale sont exigées au théâtre par Voltaire. La « gothicomanie » remonte à 1765. Dès 1750-1755, le même effort est entrepris en faveur du costume historique par la Clairon et par Le Kain, avant de l’être par Talma. Mais, à dire vrai, cette authenticité reste approximative, qu’il s’agisse des décors ou des costumes chinois, turcs ou incas.

Appelé en Suède par Gustave III, le Français Louis Desprez crée pour le théâtre du château de Drottningholm des décors classiques de lignes, mais d’effet romantique à la lueur des chandelles, décors qui y sont encore conservés avec les gros rouleaux peints de vagues et la machinerie intacte. Ainsi peut-on y donner quelques spectacles chaque année, avec l’illusion du temps retrouvé. C’est aussi un Français, Philippe de Loutherbourg, qui donne à Londres en 1785, pour Omaï, qui se passe au Kamchatka, un décor de hutte monumentale et les costumes correspondants. Les Anglais subissent alors l’influence de Robert Adam, et les Écossais plus encore, parmi lesquels Nasmyth est le décorateur qui, en 1819, dessinera des décors pour Walter Scott, évidemment dans le goût romantique.

À la fin du xviiie s., Allemands et Autrichiens prennent peu à peu la relève des Italiens. Ramberg peint en 1789 le rideau du théâtre de Hanovre, un Apollon entouré des muses dramatiques, et en 1794 les décors de la Flûte enchantée, que Schwarz a montée aussi en 1793 à Leipzig. C’est pendant le premier quart du xixe s. que l’on verra des décors conçus dans le style raide et froid du premier Empire, qui plaît particulièrement en Allemagne. Les décors qui sont dessinés en 1815 par Friedrich Beuther à Weimar pour la Clémence de Titus, de Mozart, montrent une salle bordée de lourdes colonnes doriques, et ceux qui le sont pour la Flûte enchantée, jouée à Brunswick en 1824, montrent l’intérieur d’un temple vaguement égyptien. À Vienne, où il est dessinateur des Théâtres impériaux de 1784 à sa mort, en 1806, mais aussi à Prague, dont il est originaire, et dans les autres théâtres de Bohême, Josef Platzer est un créateur fécond (dessins au théâtre du château de Litomyol). Sa scénographie des Noces de Figaro en 1786 fera date. Son goût des architectures imaginaires fera place peu à peu à celui de décors plus austères.

C’est à Berlin que Karl-Friedrich Schinkel se révèle un des décorateurs les plus importants, et ses œuvres illustrent parfaitement le passage du néo-classicisme au romantisme. Si, en 1818, le temple de l’opéra Die Vestalin n’est qu’une froide reconstitution archéologique, Schinkel, dès 1815, en revanche, a réalisé son chef-d’œuvre avec les décors de la Flûte enchantée. Les jardins de Sarastro, avec les rangées de torches bordant un escalier qui descend vers la mer, l’île sur laquelle s’élève, au clair de lune, un immense sphinx au milieu des palmiers devaient produire un effet saisissant, si l’on en juge par les gouaches conservées au Schinkel Pavillon (Berlin-Ouest, château de Charlottenburg).

L’époque romantique

Comme la féerie, le romantisme est un des aspects permanents du théâtre lyrique et désormais du drame. Le décor de théâtre doit créer une ambiance favorable à l’expression des sentiments. C’est pourquoi l’âge néo-classique lui-même, l’a connu sous le nom de préromantisme.

Mais le romantisme est aussi dépaysement dans le temps et dans l’espace, et par conséquent nostalgie. Les sujets portés à la scène sont choisis dans le Moyen Âge ou la Renaissance, dans l’Orient antique ou l’Espagne du siècle d’or. « Nous avons été de tous les temps et de tous les pays, sauf du nôtre », écrira Musset. Ce qui n’empêche point que la nature figure à l’opéra sous tous ses aspects, des plus riants aux plus sauvages, animée par l’orage, les vents, la pluie et même l’éruption des volcans.

Pour faire face à cette immense tâche, les moyens ne manqueront pas aux décorateurs de théâtre, qui seront désormais toujours des peintres. La longue période qui s’étend des années 1820 jusqu’aux débuts de la IIIe République est marquée en effet par d’importantes innovations techniques, telles que l’installation du gaz sur la scène de l’Opéra en 1822, le perfectionnement des « transparents » et de la machinerie. De larges moyens financiers sont mis à la disposition du théâtre, fréquenté par un vaste public. L’Opéra change de domicile à plusieurs reprises pendant cette période, jusqu’à sa réouverture, en 1875, dans le fabuleux palais Garnier. Définir l’esprit et le style des décors pendant ces années est une chose d’autant moins aisée que les personnalités des artistes sont fort diverses. La préoccupation de l’archéologie et de la couleur locale, exactes ou supposées telles, a incité ces derniers à des recherches jusque dans les musées. Leur éclectisme les a fait puiser à toutes les sources et jusque dans les gravures reproduisant des décors baroques. Les décorateurs sont donc des peintres ayant non seulement une bonne formation, mais aussi une culture poussée jusqu’à l’érudition.

En outre, les décorateurs de l’Opéra ont d’importants ateliers et acceptent des travaux pour d’autres théâtres qui, comme l’Opéra-Comique, le Théâtre lyrique, la Porte-Saint-Martin, l’Odéon ou le Théâtre-Français, attachent une grande importance au luxe des décors. Les auteurs eux-mêmes se mêlent de donner des instructions et parfois des dessins. Déjà Goethe dessinait avec brio un décor pour la Nuit de Walpurgis (musée Goethe, Weimar) et un autre pour Faust. Hugo fait des dessins annotés pour la scénographie de Ruy Blas et des Burgraves. Alexandre Dumas dirige la décoration de son théâtre historique.

J.-B. Isabey est décorateur en chef de l’Opéra sous le premier Empire, et son gendre Luc-Charles Cicéri l’assiste d’abord, en 1809, comme peintre de paysages, avant de devenir, de 1815 à 1848, décorateur en chef. Presque tous les décors furent conçus par lui jusqu’en 1833, mais son élève Degotti, Séchan, Dieterle, Feuchère, Despléchin collaborèrent avec lui ou lui succédèrent. Séchan monta son propre atelier en 1814. L’œuvre de Cicéri est d’une extrême diversité. En 1822, il se fit aider par Daguerre, à qui il confia même les décors d’Aladin ou la Lampe merveilleuse, pour lesquels il fit grand usage des transparents éclairés, pour la première fois, par le gaz. Il enthousiasma Dumas par son décor de Robert le Diable (1831) : un cloître roman éclairé par la lune. Quant à la salle de bal de Gustave III, elle est décorée, en trompe-l’œil, d’une extraordinaire superposition d’éléments architecturaux, de sculptures et de draperies dont la richesse semble surtout faite pour montrer la virtuosité du décorateur.

Charles Séchan est le créateur des principaux décors du théâtre romantique. Il s’efforce de reconstituer la tour de Nesle, le vieux Louvre ou le chevet de Notre-Dame d’après des gravures anciennes, ou bien, pour Marino Faliero à la Porte-Saint-Martin, dont Delaroche dessine les costumes (1834), la place San Giovanni et Paolo, à Venise, avec la statue du Colleone. Tous ses décors d’Henri III et sa cour, de Lucrèce Borgia, des Huguenots (1853) sont des reconstitutions historiques très précises, mais il possède la science de l’éclairage. Pour Aïda ou Sémiramis, il étudie les antiquités égyptiennes ou assyriennes du Louvre. Meyerbeer se plaindra que de si riches décors retiennent l’attention du public aux dépens de la musique et du chant. Les décors de Cambon exaltent la couleur locale dans l’Étoile de Séville, et des décors d’opéra tels que la grande pagode du Cheval de bronze ou la ville de Memphis de l’Enfant prodigue sont conçus dans le même esprit de surcharge monumentale et de détails, où l’œil se perd comme dans une confuse grammaire des styles.

Le même style de décors règne dans toute l’Europe. Carlo Ferrario est en Italie le décorateur des grands opéras de Verdi et de Gounod à la fin du xixe s., ainsi qu’Angelo Parravicini et Antonio Rovescalli. Les décors des opéras de Wagner restent conçus dans un esprit romantique et archéologique à la fois, comme les châteaux de Louis II de Bavière. De Tannhäuser à Dresde en 1845 à l’Or du Rhin à Munich en 1869, aux scénographies de Bayreuth à partir de 1876, il n’y a guère de changement profond. Les rochers et les arbres peints en 1876 par Jose Hoffmann pour le 3e acte de la Walkyrie ainsi que, la même année, l’étonnante machinerie, à bras d’hommes, qui fait tournoyer dans une eau factice les filles du Rhin, le somptueux décor du hall du Graal, la rotonde entourée d’une galerie d’un goût romano-byzantin, ornée de mosaïques d’or, œuvre de Paul von Joukowsky en 1882 pour la première de Parsifal, pourraient être signés de Cicéri ou de Cambon.

Le théâtre vu par les peintres

Sujets théâtraux

Sur des vases grecs sont peintes des scènes du théâtre d’Eschyle, d’Aristophane et de nombreuses parodies des tragiques grecs. Une fresque montre le Sacrifice d’Iphigénie, d’après une pièce d’Euripide. Plaute est à l’honneur dans une scène comique d’une mosaïque également retrouvée à Pompéi. Des fresques figurent des décors peints en trompe-l’œil sur des toiles de fond devant lesquelles évoluaient les acteurs. L’influence du théâtre sur l’art de la fin du Moyen Âge fut remarquée par Émile Mâle : « On peut dire de toutes les scènes nouvelles qui entrent alors dans l’art plastique qu’elles ont été jouées avant d’être peintes. » On constate, en effet, que, dans des peintures de manuscrits (celle de Fouquet, qui, dans une page des Heures d’Étienne Chevalier, montre une représentation du Mystère de sainte Apolline) et même dans des peintures sur bois, flamandes surtout (telles la Passion de Memling [Turin, Museo Civico] ou celle de Lucas de Leyde [Francfort, Stäedel Inst.], ou encore les toiles peintes de Reims), les scènes religieuses successives prennent place dans des édifices dont le mur de face a été supprimé et sont alignées côte à côte comme dans les mansions des mystères ou, comme dans le Martyre de saint Denis (Louvre), offrent des décors simultanés. L’influence du théâtre s’exerce spécialement sur l’iconographie de l’art du xve siècle.

Les premières illustrations du théâtre profane apparaissent dans quelques peintures de la fin du xvie s. et de la première moitié du xviie s., toujours consacrées à la commedia dell’arte : troupe des Gelosi à Paris, sous Henri IV (Paris, musée Carnavalet), spectacle des farceurs italiens, vers 1572 (musée de Bayeux), autre illustration encore, attribuée à Bunel le Jeune (musée de Béziers). Une toile des collections de la Comédie-Française datée de 1670 nous montre, groupés à Paris, devant un décor de rue, « les farceurs français et italiens depuis soixante ans », parmi lesquels Molière. Appelées dans toute l’Europe, les troupes italiennes feront, jusqu’à la fin du xviiie s., l’objet d’une abondante iconographie. Vers 1568, Alessandro Scalzi peint chez le duc de Bavière, au château de Trausnitz, les murs et les fausses portes d’un escalier d’une joyeuse farandole où l’on reconnaît Pantalon et son valet Zanne, Arlequin, le docteur de Bologne et la belle Cortegiana. Pour le décor d’un château français, un artiste anonyme du xviie s. compose une suite de toiles, études humoristiques de la vie errante d’une troupe de baladins, d’après le Roman comique de Scarron (musée du Mans). Watteau groupe arbitrairement les acteurs de la Comédie-Italienne et, en pendant, ceux de la Comédie-Française. Il consacre un tableau rétrospectif au départ des comédiens-italiens, expulsés en 1696. Lancret illustre des sujets analogues. Magnasco peuple de silhouettes de chanteurs et de polichinelles des architectures à l’allure de décors de théâtre. Dès la fin du xviie s., les personnages de la commedia dell’arte apparaissent comme de simples silhouettes fantaisistes dans les panneaux des lambris décorés d’arabesques et de « grotesques » par Claude III Audran, Gillot et Watteau lui-même. Domenico Tiepolo peint à son tour les aventures de Polichinelle, auxquelles il consacre un album de 103 lavis. Beaucoup de peintres ont été de grands amateurs de théâtre. Charles Le Brun ne pouvait négliger les gestes et la mimique des acteurs lorsqu’il étudiait et codifiait l’« expression des passions », objet de ses conférences à l’Académie royale. C’est sans doute la représentation, en 1665, de l’Alexandre de Racine qui l’incita à entreprendre un cycle de gigantesques toiles consacrées à la vie de ce prince. Caylus, à son tour, partageant les préoccupations de Le Brun, crée en 1759 le « Prix de la tête d’expression ». Un Ducreux se peint lui-même en moqueur, en colérique, en rieur, c’est-à-dire en autant de rôles, en un temps où les peintres de portraits s’attachent au caractère individuel et au rendu de l’expression fugitive. C’est le temps aussi où un Messerschmidt sculpte ses visages grimaçants, où un Lavater invente sa physiognomonie.

En 1769, Dandré-Bardon, publiant ses Tableaux de l’histoire, prétend indiquer aux peintres une exacte disposition des personnages, bref une véritable « mise en scène » pour chaque thème choisi. Les sujets dramatiques chers à certains artistes du règne de Louis XV, tels un Deshays qui, selon Diderot, se plaît à la « dégoûtante boucherie que lui offre la vie des saints » ou un Challe, sont traités et éclairés de façon tout à fait théâtrale, et l’on imagine que la scène et l’atelier ont pu échanger leurs recettes.

Le décor de théâtre et la peinture de paysages composés présentent de nombreux et indiscutables rapports. Les villes imaginaires d’Antoine Caron, les ports de mer de Claude Lorrain et tous les tableaux d’architectures composées de Patel à Cocorrante, de Pannini à Hubert Robert se présentent comme autant de décors, encadrés souvent de « portants » comme à la scène : arbres ou colonnes, tours ou roches. D’ailleurs, beaucoup de peintres de décors sont aussi peintres de perspectives ou de paysages composés, dans le genre noble ou bien rustique, tels Servandoni ou Boucher.

L’influence du théâtre sur la peinture s’exerce de façon plus directe encore par le choix des sujets. Gabriel de Saint-Aubin représente fidèlement, dans une gouache du musée de l’Ermitage, la salle et la scène de l’Opéra de la rue Saint-Honoré pendant une représentation d’Armide, Pannini la salle du théâtre Ottoboni de Rome lors d’un concert en l’honneur de la naissance du Dauphin (Louvre), Olivero peint une grande toile montrant la scène et la salle du théâtre de Turin lors d’un opéra joué en 1740, un émule de Bibiena la scène du théâtre de Parme avec un décor monté. Antoine Coypel est un fidèle spectateur. Il nous montre les ambassadeurs du Maroc dans leur loge à l’Opéra en 1682, fournit les cartons d’Esther et d’Athalie pour la tenture des « Fragments d’opéra » tissée aux Gobelins. Il prend à la tragédie le goût de la grande éloquence des gestes et, comme Le Brun, celui de l’expression des passions. « Les spectacles, écrit-il, paraissent fort nécessaires à qui veut se perfectionner dans la peinture. » L’Île de Cythère, peinte par Watteau, première pensée de l’Embarquement, est directement inspirée de la scène finale des Trois Cousins, comédie de Dancourt.

Gillot peint en 1695 la Scène des carrosses (Louvre) d’après une comédie de Regnard, la Foire Saint-Germain. Il hante assidûment les petits théâtres de la foire Saint-Laurent, où il a trouvé le modèle de son Arlequin empereur dans la Lune (musée de Nantes). Lancret est l’auteur, en 1727, d’une toile montrant la dernière scène du Philosophe marié de Destouches et, en 1732, d’une scène du Glorieux.

On tisse, à Beauvais, 4 pièces d’une tenture des « Comédies de Molière », sur les cartons d’Oudry. On sait enfin que David, assistant en 1782 à la représentation d’Horace à la Comédie-Française, fut vivement frappé et s’en inspira, librement d’ailleurs, pour son célèbre chef-d’œuvre.

L’Angleterre fut toujours éprise de théâtre. Les artistes y sont assidus, et les acteurs sont leurs amis. Hogarth nous montre une scène du Beggar’s Opera (Tate Gallery) et se lie avec Garrick, au point de jouer avec lui sur un théâtre privé et d’y créer des décors, ainsi qu’à Drury Lane. Garrick a d’ailleurs été portraituré par une dizaine d’artistes, parmi lesquels J. B. Van Loo et Pompeo Batoni. F. Hayman le montre dans une scène de Richard III. J. Highmore choisit une scène de la Pamela de Richardson. La passion du public pour les grands acteurs explique que Zoffany ait représenté Garrick et Mrs Gibber dans une scène de la Venice preserved d’Ottway et dans The Provoqued Wife de Van Burg, James Roberts, The School for Scandal de Sheridan. Francis Wheatley, Benjamin Van Gucht peignent de nombreuses scènes et portraits d’acteurs dans leurs rôles. À la mort de Garrick, John Caster montre l’âme de ce dernier enlevée au ciel, apothéose qui a lieu en face des 17 acteurs dans leurs rôles des œuvres de Shakespeare ; les collections du Garrick Club témoignent encore de ce prodigieux engouement. Sarah Siddons est l’autre vedette chérie. Thomas Beach la représente avec Kemble dans Macbeth. L’œuvre de Shakespeare est d’ailleurs l’objet d’une importante iconographie. Boydell, surnommé « The commercial Mecaenas », a l’idée de commander en 1789 à divers peintres, dont Reynolds, Barry, Füssli, Hoppner, Romney, 39 peintures illustrant les scènes du théâtre de Shakespeare pour en décorer sa Shakespeare Gallery de Pall-Mall. Il les fait graver en 1805. Kemble est représenté par Lawrence dans le rôle de Coriolan et, en 1814, Kean est figuré par Samuel Drummond en Richard III, alors que Mrs Jordan est peinte en Muse comique par Hoppner. En Hollande, Henning s’attache à nous montrer la salle et la scène du théâtre Schonneburg d’Amsterdam lors de la représentation, en 1783, d’une comédie de Monval, les Trois Fermiers.

On sait quelle place le théâtre tenait dans la vie des classes aisées au xixe siècle. Dans chaque ville d’Italie où il arrive, Stendhal commence par demander ce que l’on joue le soir, attente rarement déçue puisqu’il y a des théâtres partout. Boilly nous montre la foule se pressant devant l’Ambigu-Comique. Lami consacre plusieurs peintures et l’une des plus jolies gouaches qui serviront à illustrer Un hiver à Paris, de Jules Jannin, à nous montrer la salle du Théâtre-Italien dans l’éclat des plus brillantes toilettes. Daumier a beaucoup fréquenté le théâtre. Il en a tiré non seulement maints dessins et lithographies, mais aussi des toiles, dont l’une montre les spectateurs passionnés par la représentation d’un « drame ». Henri Monnier s’est peint dans les rôles qu’il écrivait et jouait lui-même. Si Degas s’est surtout intéressé à la danse, il n’en a pas moins laissé plusieurs œuvres figurant des scènes d’opéra. Toulouse-Lautrec assiste en 1900 au Grand Théâtre de Bordeaux à l’opéra-comique d’Armand Sylvestre Messaline et peint 6 toiles qui en montrent les différentes scènes.

Portraits d’acteurs

La position sociale de l’acteur n’a fait que s’élever au cours des siècles. D’ailleurs, les acteurs ne dérogent point et, au xviie s., on rencontre en effet de petits gentilshommes dans plusieurs troupes. On voit le premier président de Harlay se lier d’amitié avec Arlequin, et bien des salons bourgeois ou aristocratiques sont ouverts aux acteurs célèbres. Si, sous Louis XIV, les acteurs sont « reçus », sous Louis XVI ils reçoivent à leur tour. Les actrices, les chanteuses, souvent entretenues par de riches financiers ou de grands seigneurs, se font construire de ravissantes demeures. La société s’ouvre aux acteurs, même s’ils n’ont point droit d’être inhumés en Terre sainte.

Toute célébrité trouve ses peintres. Innombrables sont les portraits des gens du spectacle, mais les seuls qui nous intéressent ici sont ceux qui les montrent dans leurs principaux rôles, et le pittoresque des costumes ajoute à l’agrément de ces toiles, précieuses aussi parce qu’elles nous font connaître le style scénique de chaque époque, de chaque acteur ou actrice. Netscher nous montre Poisson en Crispin, Nicolas Mignard peint Molière dans le rôle de César de la Mort de Pompée « plus chargé de lauriers qu’un jambon de Mayence », selon Boileau. Mlle Duclos dans le rôle d’Ariane (Corneille) tend les bras au ciel par la grâce de Largillière. François de Troy peint Baron, mais aussi la délicieuse Sylvia qui joue Marivaux à la Comédie-Italienne et Constantini en Mezzetin. Adrienne Lecouvreur dans le rôle de Cornélie (la Mort de Pompée) inspire les pinceaux de C. A. Coypel. Watteau est le familier des comédiens-italiens. Il peint les portraits de la Desmares, de La Thorillière et de Poisson dans leurs rôles. Mais le portrait le plus important par la taille est celui de Le Kain et de la Clairon, représentés en pied dans une scène de la Médée de Longepierre (à Potsdam). Lenoir peint Le Kain en Orosmane, dans Zaïre, dans l’Orphelin de la Chine, Préville en Mascarille. Mlle Lange est vue en Ariane par Colson. Trinquesse est l’auteur de grands portraits en pied connus par la gravure de Mlle Saint-Huberty, qui est peinte une fois encore en Didon par Mme Vallayer-Coster, et même par Reynolds.

Les Anglais ont toujours adoré et même épousé les actrices. Ellen Swyme est peinte par Lery. Mrs Siddons a été sans doute la plus souvent représentée, par Gainsborough, par Reynolds, par Romney en Médée ou en lady Macbeth lors de ses grands succès à Drury Lane, par Lawrence enfin.

Au xixe s., le nombre de ces portraits semble encore se multiplier. Le plus célèbre soprano d’Italie, la Vénitienne Angelina Catalini, sert de modèle à Appiani ; La Pasta, dans le rôle de Norma (Bellini), à Gérard, à qui l’on doit aussi les portraits de Mlle Mars et de Mlle Georges, monstres sacrés. On doit à Lehmann, artiste oublié, le plus romantique des portraits, celui de la Malibran dans le rôle de Desdémone, appuyée au balcon d’un palais de Venise et tenant une lyre (à Paris, musée Carnavalet). Caroline Hetzenecker est peinte à Munich par Schwind.

Il est même advenu que Chassériau prit pour modèle, dans un rôle plus intime, le beau corps d’Alice Ozy. Delacroix peindra même un portrait rétrospectif de Talma en Néron ; Lagrenée fils l’a vu en Hamlet, dont le personnage a toujours hanté les peintres : Manet nous montre ainsi Rouvière, dans une de ses plus mauvaises toiles ; en 1888, Mounet-Sully pose pour Jean-Paul Laurens dans le même rôle. Les Coquelin aîné et cadet ont eu de nombreux panégyristes, Friant ou Dagnan-Bouveret. Un maître encore considéré comme secondaire, Georges Clairin, a pourtant peint en 1893 le plus extraordinaire et immense portrait de Sarah Bernhardt en Cléopâtre. Ces énumérations fastidieuses montrent du moins la place que le théâtre, principale distraction jusqu’à la Première Guerre mondiale, a tenu non seulement dans les capitales, mais aussi dans mainte ville de province en France ou à l’étranger et le grand nombre d’œuvres d’art qu’il a suscité.

Théâtre et peinture au xxe siècle

Les rapports entre le théâtre, chorégraphique ou dramatique, et les arts plastiques sont, par nature, riches et complexes ; le théâtre est en effet le lieu de matérialisation de la synthèse des arts (littérature, musique, peinture et danse se conjuguent pour créer l’œuvre théâtrale) ; de plus, le décor, en tant qu’organisation plastique du volume de la scène, participe à l’architecture et à la sculpture, et, en tant que figuration graphique et colorée d’un univers, est lié à la peinture.

Les influences entre la plastique scénique et la peinture sont donc mutuelles et réciproques : d’une part, la création théâtrale est la possibilité pour le peintre de quitter la surface plane et limitée du tableau, de conquérir un espace à animer dans toutes ses dimensions ; c’est souvent l’occasion pour lui de pousser plus à fond ses recherches picturales ou d’en vérifier la validité (expériences limites de Malevitch pour Victoire sur le soleil [1913] ou de Picasso pour Parade [1917]). Ce peut être également l’ouverture sur un nouveau champ de création artistique lorsque le peintre devient lui-même initiateur de l’expérimentation ; c’est le théâtre de peintres : Kandinsky (Sonorité jaune), Mondrian (L’éphémère est éternel, 1926), Schlemmer (le Ballet triadique) et, plus récemment, Tadeusz Kantor avec le théâtre « Cricot 2 ». D’un autre côté, le peintre apporte sur la scène sa vision, sa sensibilité, son univers plastique et pictural ; il contribue par les moyens qui lui sont propres à traduire ou à donner sa vision du drame. Il a une grande influence sur l’évolution de la scénographie, qui reflète les divers styles picturaux de l’époque. Avec lui, le décor ne se contente plus d’assister au ballet, à la pièce, mais il les joue, et participe au même titre que la musique ou la chorégraphie.

Tout au long du xxe s., divers modes de collaboration de la peinture au théâtre vont se succéder, qui sont fonction de l’esthétique des grands mouvements artistiques, des apports individuels de créateurs ou de la conception même du théâtre. Il est vrai, par exemple, que le concept de théâtre pauvre, du « tréteau nu » de Jacques Copeau à Grotowski, c’est-à-dire le retour à la pure « théâtralité », laisse peu de place au décor, alors que les conceptions de théâtre total (synthèse absolue entre le son, la couleur, le mot ou le geste) sont redevables en grande partie à des plasticiens, de même que les expérimentations de théâtre abstrait d’où l’homme-acteur est absent au profit de l’espace scénique. Plus récemment, l’abolition entreprise entre les différentes catégories artistiques et l’élargissement du champ d’activité de la peinture ont abouti à une nouvelle formulation des rapports peinture-théâtre, qui se réalise dans le happening.

La première véritable contribution des peintres au théâtre, qui fut déterminante pour l’évolution de la peinture et du théâtre, fut entreprise par les Ballets russes, puis par les Ballets suédois. Ces projets diffèrent par leur style et ne relèvent pas tous de la même esthétique théâtrale ; le décor n’est parfois qu’un fond, tableau agrandi qui, par ses harmonies de formes et de couleurs, s’accorde avec l’atmosphère générale du ballet, mais il peut aussi ne pas avoir de rapport direct ou logique avec le thème : il est autonome et s’exprime parallèlement aux autres éléments de la mise en scène.

Il faut distinguer les travaux personnels de certaines individualités créatrices des recherches esthétiques générales d’un mouvement, car les grands mouvements du début du siècle (expressionnisme, futurisme, Dada, constructivisme, Bauhaus) ont ceci de particulier qu’ils touchèrent à toutes les formes d’art, contribuant au renouveau du théâtre.

En Allemagne, après la guerre, l’expressionnisme gagne la scène, et l’on y retrouve les caractéristiques du style et de l’attitude expressionniste : déformations excessives, perspective fuyante, éclairage dramatique... Cependant, peu des grands peintres du mouvement, si l’on excepte O. Kokoschka, à la fois peintre et écrivain (Espoir, assassin des femmes, 1908), participèrent au théâtre, et la plupart des décors des pièces expressionnistes sont confiés à des décorateurs de théâtre, d’ailleurs fortement influencés par les peintres.

Les conceptions en matière de théâtre des futuristes italiens E. Prampolini, F. Depero et G. Balla s’inscrivent dans le cadre des recherches d’un art du mouvement. En 1915, Prampolini rédige le Manifeste de la scénographie futuriste, dans lequel il refuse tout réalisme et réclame une synthèse absolue dans l’expression matérielle de la scène : « Les couleurs et la scène devront susciter chez le spectateur des valeurs émotives que ne peuvent donner ni la parole du poète ni le geste de l’acteur. » Dans l’ensemble, les réalisations de ces futuristes (E. Prampolini : le Tambour de feu, de F. T. Marinetti [1923], Projet de théâtre magnétique [1925] ; F. Depero : Ballets plastiques [1918] ; G. Balla : Feu d’artifice [1971]) se caractérisent par le dynamisme vital des éléments du décor : des effets lumineux modifient l’apparence de la plastique scénique ; l’acteur est absent au profit de la scène, qui devient alors l’élément actif du spectacle.

Ce problème de la suppression de l’élément humain, acteur ou danseur, qui est un des apports majeurs de l’esthétique théâtrale du début du siècle, fut résolu par les peintres de diverses façons : soit par la déformation du costume, sous lequel la figure humaine n’est plus reconnaissable l’homme devient une forme abstraite (O. Schlemmer) ou un assemblage d’éléments cubistes, géométriques (Picasso pour Parade), soit par la création de véritables marionnettes (S. Taeuber-Arp, A. Exter), de masques (P. Klee), soit encore par la suppression totale de l’homme au profit du décor. Cette mécanisation de l’homme apparaît dans les spectacles dada Hugo Ball pour la soirée du Sturm, Sonia Delaunay pour Cœur à gaz, de T. Tzara (1923), F. Picabia pour Relâche (1924) et trouve sa systématisation dans les divers projets de ballet mécanique.

Le rejet de l’individualisme et de l’outrance expressionniste se manifeste dans l’Allemagne des années vingt par le constructivisme et par le théâtre politique d’Erwin Piscator. Parallèlement aux recherches rigoureuses d’un Baumeister (la Conversion, 1920), on trouve les expériences constructivistes de Laszlo Moholy-Nagy (les Contes d’Hoffmann et le Marchand de Berlin, 1929), un univers au fantastique moderne où le mécanisme fonctionnel n’exclut pas l’émotion.

Le metteur en scène Piscator, dont le projet est de mettre en scène une totalité, c’est-à-dire l’histoire, est amené par ses objectifs militants à restructurer l’espace scénique ; il remplace le héros par la masse, introduit des projections sur écran, se sert des techniques du collage et du photomontage en juxtaposant divers lieux scéniques autonomes. Il fait appel aux artistes Georg Grosz (les Aventures du brave soldat Schwejk, 1920 ; le Bateau ivre, 1926) et John Heartfield (l’Heure de la Russie, 1920) pour illustrer son propos. Afin de mettre en œuvre de façon globale le projet de Piscator, Walter Gropius conçoit pour lui le « théâtre total » (1927).

Au Bauhaus, la section théâtrale est animée par O. Schlemmer, dont le Ballet triadique (1922) est une véritable apothéose de la trinité forme-espace-couleur, danse-musique-costume... En 1928, à Dessau, W. Kandinsky crée les Tableaux d’une exposition, 16 tableaux dans lesquels les formes mobiles abstraites jouent avec la lumière.

Le théâtre, étant le lieu privilégié dans lequel se cristallisent une époque et ses contradictions, tient un rôle de premier plan dans la vie culturelle aux périodes de bouleversements politiques et sociaux (guerre, révolution). Ainsi, le théâtre russe des années vingt, tant par la personnalité de ses créateurs (A. Taïrov, E. Vakhtangov, V. Meyerhold) que par les apports des artistes constructivistes à la scène (V. Tatlin : Zanguézi, 1923 ; K. Malevitch : Mystère-Bouffe, 1918 ; A. Exter : Salomé, 1917 ; A. Vesnine : Phèdre, 1922, Un nommé Jeudi, 1923 ; V. Stepanova : la Mort de Tarelkine, 1922 ; L. Popova : le Cocu magnifique, 1922 ; etc.), prend place parmi les sommets de la création théâtrale. Les artistes constructivistes rejettent toute tendance à la figuration, à l’ornementation décorative ; ils prônent un art utilitaire et créent de nouveaux dispositifs scéniques, constructions mobiles transformables avec lesquelles les acteurs jouent. El Lissitsky va même jusqu’à repenser l’ensemble de l’espace théâtral dans sa maquette pour Je veux un enfant (1926-1930). Signalons également l’originalité en Russie du théâtre juif Kamerny, pour lequel Marc Chagall conçut une décoration, considérée aujourd’hui comme l’un de ses chefs-d’œuvre (Moscou, gal. Tretiakov). La participation des surréalistes au théâtre est plus le fruit de collaborations occasionnelles : André Masson, qui travailla avec Jean-Louis Barrault, Salvador Dalí (Tristan fou, 1944), Joan Miró (Jeux d’enfants, 1932), Max Ernst (Turangalila, 1968), qui tous transposent leur univers poétique, fantasmagorique et pictural sur la scène. Quelques sculpteurs ont également apporté leurs modifications à l’espace scénique : Naum Gabo et A. Pevsner (la Chatte, 1927), puis Henry Moore (Don Juan, 1967), Alexandre Calder (Work in progress, 1968 ; Nuclea, 1952, pièce pour laquelle il crée un dispositif constructiviste dominé par d’inquiétants mobiles), Barbara Hepworth, F. Wotruba, É. Hajdu...

Dans les années soixante, le pop’art et le nouveau réalisme, d’une part, l’op’art et l’art cinétique, d’autre part, trouvent leur expression dans des réalisations le plus souvent chorégraphiques. Pour les premiers, il s’agit plus de contribuer par leur décor à l’expression du thème : Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Martial Raysse (l’Éloge de la folie, 1966), les créations d’Andy Warhol, Jasper Johns, John Cage pour les ballets de Merce Cunningham (Walkaround-Time, 1968)..., alors que, pour les seconds, il s’agit essentiellement de recherches visuelles : jeux de lumière, projections, sculptures en mouvement qui modifient la vision du ballet (Vasarely ; J. R. Soto ; N. Schöffer : Cisp I, 1960), formant un spectacle total dans lequel la danse et la musique s’allient à la cybernétique et au luminodynamisme. En fait, depuis les Ballets russes qui firent appel aux plus grands, la création de décors et de costumes, surtout pour le ballet et l’opéra, n’a cessé d’inspirer les peintres de toutes tendances, de Balthus (Cosi fan tutte, pour le Festival d’Aix-en-Provence) à Soulages, certains (Bérard, aujourd’hui D. Hockney et Gilland) y trouvant une forme d’expression privilégiée. Parallèlement aux décors éphémères, de nombreux artistes sont sollicités pour intervenir dans les théâtres (à Paris, par exemple, Chagall au Palais Garnier et Masson à l’Odéon pour le décor des plafonds) et des rideaux de scène ont été réalisés (Olivier Debré pour la Comédie-Française, Twombly pour l’Opéra-Bastille, Garouste pour le théâtre du Châtelet).