paysage

Joachim Patinir, Paysage avec saint Jérôme
Joachim Patinir, Paysage avec saint Jérôme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

En Occident

L'histoire du paysage n'est pas seulement celle, stylistique, des tentatives faites pour appréhender l'espace dans ses rapports avec la lumière du plein air, elle reflète aussi les vicissitudes de la réflexion de l'homme sur sa place dans la nature — conscience de sa primauté ou sentiment de participation, parfois inquiétude devant un monde étranger.

L'Antiquité et les prolongements du paysage hellénistico-romain au haut Moyen Âge

Dans les hautes époques de l'Antiquité, la prédominance des intentions religieuses dans l'art ne permettait guère l'épanouissement du paysage ; celui-ci se réduit à quelques éléments schématiques, soit chargés de symbolisme (sycomore sacré de l'Égypte, arbre de vie ou fleuves jaillissants en Mésopotamie), soit purement décoratifs, scandant le rythme d'une frise. Si, dans certaines tombes égyptiennes qui décrivent la vie rurale, les motifs se groupent en un ensemble, ils restent de purs signes indicatifs, juxtaposés (par exemple étang entouré d'arbres en projection rayonnante). D'après le témoignage des vases, on peut croire que la peinture grecque classique n'obéissait pas à des principes très différents. Il faut attendre l'époque hellénistique pour que les bouleversements de la religion et de l'art, joints à l'aspect traditionnellement bucolique de la mythologie, favorisent l'apparition de véritables paysages. Seule la peinture romano-campanienne nous a transmis l'image, en synthétisant probablement deux sources hellénistiques : l'illustration et les décors de théâtre. Il est difficile de savoir quel degré " d'illusion " spatiale y était déjà atteint ; du moins, l'adaptation du paysage à un décor — en particulier en trompe-l'œil — est-elle proprement romaine. Le paysage hellénistico-romain se développe en plusieurs plans, où sont utilisés à la fois une perspective linéaire très empirique, à points de vue multiples, et la perspective aérienne par dégradation du ciel à l'horizon et différenciation, encore arbitraire, des couleurs selon la distance. Souvent les personnages sont subordonnés au paysage ou même disparaissent, surtout dans le paysage " idyllico-sacré ". En même temps, une part importante est accordée à l'architecture : temples, autels, paysage de villa, parfois paysage urbain ou portuaire, sans doute d'origine égyptienne. Pour animer les surfaces, le peintre invente parfois une technique " impressionniste " ; des touches de lumière s'accrochent au relief des architectures ou font frissonner les feuillages, mais leur répartition est peu logique et contribue à donner au paysage l'apparence d'une vision de rêve. C'est le livre qui transmettra le sens de l'espace et de la lumière de la basse Antiquité à la miniature byzantine et à la miniature carolingienne. À Byzance, il revit à plusieurs reprises au vie s., dans la Genèse de Vienne (B. N.), et surtout au xe s., dans telle page des Homélies de Grégoire de Nazianze (bibl. Vaticane), où le soleil levant rosit les montagnes, ou encore dans telle autre du Psautier de Paris (Paris, B. N.), aux arbres frémissants, d'ailleurs curieusement emprisonnés par le fond d'or. Sans qu'on sache si Byzance a servi d'intermédiaire, les artistes carolingiens s'inspirent parfois de la tradition hellénistique. Il y a quelques traits de cette tradition dans les écoles de la Cour et de Tours (Bible de Grandval), mais c'est à Reims que le style illusionniste est le plus complètement adopté, en particulier dans le Psautier d'Utrecht (Utrecht, bibl. de l'Université), où, dans la profondeur des étendues de montagnes et d'eau, s'étagent de minuscules personnages, et où se détachent les hachures " impressionnistes " de la végétation.

Le Moyen Âge : passage du symbolisme au réalisme

Dans la peinture du haut Moyen Âge, trop de forces s'opposaient à cette conception relativement naturaliste : les traditions orientale et barbare, et surtout la défiance du christianisme à l'égard du monde sensible, son goût des archétypes. Aussi, tant dans l'art byzantin, où la mosaïque a marqué la fresque et la miniature, que dans la peinture de l'Europe occidentale, on constate une déchéance de la notion même d'espace extérieur organisé. Les éléments du paysage ne sont indiqués que pour situer l'action : les montagnes, stylisées en terrasses ou en aiguilles, perdent toute apparence réelle et sont posées sans recul ni échelle ; l'arbre devient une feuille ou une fleur agrandie ; les villes sont signalées par quelques édifices de couleurs fantaisistes ; enfin, le fond blanc ou à bandes polychromes de la fresque et le fond d'or, puis le fond quadrillé ou à rinceaux de la miniature sont la négation même de l'idée d'atmosphère. Mais les prémisses d'un renouveau apparaissent en Italie, où, à l'extrême fin du xiiie s., le réalisme de Giotto donne au paysage quelque consistance plastique et des proportions plus vraies ; toutefois, il s'agit encore d'accessoires scéniques, harmonieusement composés en fonction de la figure humaine. Au début du xive s. se dessine, peut-être sous l'influence du théâtre, un effort pour développer l'espace en profondeur grâce à des coulisses rocheuses imbriquées, dont le dispositif ne variera guère entre la Maestà de Duccio et des œuvres comme le retable bohémien de Třeboň (v. 1380) ou même les Thébaïdes florentines du début du xve s. Certes, vers les années 1337-1339, Ambrogio Lorenzetti transforme le paysage génialement, sur sa fresque du Bon Gouvernement au Palazzo Pubblico de Sienne, en un vaste panorama où, dans le moutonnement familier des collines crayeuses, s'inscrit avec aisance la vie d'une humanité représentée à sa juste échelle ; mais, trop moderne, il restera sans lendemain.

En effet, vers le milieu du xive s., le langage symbolique et décoratif du Moyen Âge oriente le paysage dans une autre direction : le paysage-tapisserie, dont le plan vertical déroule, ou parfois enclôt, une somme de " merveilles " dont les fresques d'Avignon sont le plus ancien exemple connu ; dans ce goût de la flore, Matteo Giovannetti suit un courant d'origine italienne (qui s'épanouira avec les Tacuina sanitatis lombards) mais surtout internationalisé, entre 1380 et 1430 environ, dans les Jardins de paradis allemands (Maître du Jardin du Paradis de Francfort, le Jardin du Paradis, Städelsches Kunstinstitut) et leur imitation chez Stefano da Verona, les fresques des Mois à Trente, le Saint Eustache de Pisanello et maintes pages des manuscrits franco-flamands — du Maître aux Boqueteaux au Livre de chasse de Gaston Phébus et au Bréviaire du duc de Bedford. Or, c'est à la miniature franco-flamande qu'il revient de transformer la richesse des fonds rocheux ou des broderies végétales en un paysage-milieu homogène. Déjà vers 1410, l'auteur des Très Belles Heures du duc de Berry et le Maître de Boucicaut réussissent à suggérer un espace à trois dimensions par le serpentement des chemins et des rivières, mais, quelques années plus tard, dans le Calendrier des Très Riches Heures, la vue plongeante permet aux frères Limbourg d'embrasser en une seule intuition un morceau de nature et le cycle d'activités humaines qui lui est lié ; l'unité est complétée par la perspective aérienne, plus subtile que dans les essais du Maître de Boucicaut ou de la miniature bohémienne, et par l'observation des saisons — atmosphère lourde d'un jour de neige ou fraîcheur du printemps. De tels modèles ont dû être connus au sud des Alpes et inspirer les effets de lumière et presque de vibration atmosphérique qui animent la prédelle de l'Adoration des mages de Gentile da Fabriano ou certains dessins de Pisanello.

La découverte de la perspective atmosphérique en Flandre et de la perspective linéaire en Italie

Cependant, le nouvel esprit réaliste de la Renaissance ne pouvait se satisfaire du paysage encore à demi féerique, aux horizons hauts, des Très Riches Heures. Aussi constate-t-on autour de 1430 un bond dans la conquête de l'espace grâce à la maîtrise de la perspective linéaire en Italie et de la perspective atmosphérique en Flandre. Bien que les lois de la perspective linéaire aient été découvertes vers 1415, leur application au paysage ne semble pas antérieure à 1440 environ (Saint Georges et le dragon d'Uccello [Paris, musée Jacquemart-André], dessins de J. Bellini, Louvre), mais, vers 1460, le plus grand paysagiste italien du quattrocento avec G. Bellini, Piero della Francesca (Diptyque d'Urbino, G. N.) et Baldovinetti se plaisent à faire converger les lignes du paysage, à diminuer avec l'éloignement la taille des motifs, traduits en volumes simples ; pour concilier le point de vue haut nécessaire aux panoramas de la " camera oscura " d'Alberti et la vision directe de la scène figurée, qui reste le centre d'intérêt, le peintre recourt souvent à l'artifice d'un premier plan surélevé. Cette unité que les Italiens demandent à un cadre a priori, les Flamands l'avaient trouvée dans un processus dynamique où, grâce à la lumière, fusionnent sensibilité à la nature proche et conscience du caractère illimité de l'espace. Si, dans l'Agneau mystique des Van Eyck et la Nativité (musée de Dijon) de Robert Campin, remarquable par sa tonalité d'ensemble, la structure était encore archaïque, le fond de la Madone du chancelier Rolin (vers 1430-1435, Louvre) — pourtant paysage recréé et même microcosme d'inspiration chrétienne — donne pour la première fois l'illusion d'un paysage réel, tant la passion de Jan Van Eyck pour l'étude des phénomènes atmosphériques, des reflets, des passages de teintes dans les lointains, s'y allie à une perspective linéaire intuitive, mais efficace. Même le parapet qui sépare le paysage de la scène n'est pas un aveu d'inexpérience, s'il faut faire remonter à 1422-1424 les Heures de Turin-Milan, où, par exemple dans le Baptême du Christ, les personnages sont de plain-pied avec le paysage auquel ils s'intègrent. Il est intéressant de relever certaines interférences de ces deux conceptions complémentaires du paysage. Les plus évidentes apparaissent dans les miniatures de Fouquet, qui, après le voyage d'Italie, définit l'espace à la manière florentine, puis plus tard dans l'assiette solide du Baptême (musée de Bruges) de G. David et, inversement, chez Giovanni Bellini, lorsqu'il se dégage vers 1470-1475 de l'obsession géologique à la Mantegna, parvenant, grâce à une compréhension profonde de la lumineuse leçon de Piero della Francesca, à un rendu très sûr des valeurs et à l'harmonie des personnages avec la nature par leur immersion dans la lumière ; on sait d'ailleurs le rôle d'intermédiaire entre Nordiques et Italiens joué par Antonello de Messine dans cette transfiguration de la matière ; cependant, Bellini reste original par son sens de l'équilibre des volumes, qui fait de lui un précurseur du paysage classique. La rigueur du paysage perspectif se poétise d'enveloppe atmosphérique chez Piero della Francesca et, à Florence même, admet chez Pollaiolo une certaine moiteur et une attention aux reflets qui révèlent peut-être des contacts avec le Nord.

À côté de ces aspects novateurs fleurit, dans la seconde moitié du siècle et souvent jusque vers 1510, un type de paysage intime, correspondant à une tendance narrative et bourgeoise de la peinture. C'est celui qui apparaît chez Van der Weyden, Memling, Bouts et dans la miniature ganto-brugeoise, chez la plupart des peintres allemands, chez Filippino Lippi, Lorenzo di Credi, D. Ghirlandaio, Piero di Cosimo ou Pérugin ; les Italiens schématisent les thèmes empruntés aux Flamands — le paysage vu à travers une fenêtre ou le portrait sur fond agreste — et ils s'inspirent en particulier du fameux Triptyque Portinari de Van der Goes.

L'autonomie du paysage au xvie s. : lyrisme et vision cosmique

À l'aube du xvie s., quelques courants d'idées ouvraient au paysage des voies nouvelles : le rêve de contrées inconnues, lié aux grandes découvertes ; le goût de la topographie, encouragé par la gravure d'illustration, la littérature arcadienne en Italie. Bien que Dürer ait considéré ses aquarelles comme des études et que les tableaux de Patinir comportent toujours un sujet, ces œuvres nous apparaissent aujourd'hui comme des " paysages " et c'est ainsi que commencent à les désigner dans les années 1520-1530 les écrivains italiens, au moment où le public méridional les recherche comme une spécialité nordique et un peu avant que la théorie artistique reconnaisse dans le paysage un genre. Le paysage cosmique, évocateur des nouvelles dimensions de la Terre — d'où son allure volontiers imaginaire —, sera propagé surtout par les Néerlandais de la première moitié du xvie s., mais cette voie est frayée dès la fin du xve s. par Bosch, dont les vues de la plaine hollandaise s'élargissent en visions fantasmagoriques, noyant dans une tonalité argentée les différents règnes de la nature. Chez Patinir se définit le type entre 1510 et 1525 environ : cet artiste reprend à Bosch l'horizon haut et les étendues aquatiques illimitées, mais, plus soucieux de description que d'unité poétique, il développe sur ses petits tableaux une suite de plans parallèles vus en perspective cavalière à des niveaux différents, les personnages — encore au premier plan chez Bosch — n'étant plus que des comparses ; les rochers déchiquetés, l'alternance arbitraire des zones d'ombre et de lumière, la quasi-monochromie bleu-vert ajoutent à l'impression d'irréalité.

La plupart de ces traits se retrouveront chez les successeurs de Patinir, mais combinés à quelques italianismes. Parallèlement, les pays germaniques, jusqu'alors effacés, contribuent avec originalité à la naissance du paysage autonome. Comme si l'horreur médiévale devant la nature vierge se réveillait, mais accompagnée d'attirance, des forêts impénétrables semblent assaillir les personnages (Saint Georges et Retable des deux saints Jean d'Altdorfer, tous deux à Munich, Alte Pin.), les paysages panoramiques offrent, au lieu de la nature pittoresque mais domestiquée des Flamands, des plans d'eau solitaires (Trinité de Dürer, Vienne, K. M.) ou, dans des contrastes de lividités et de flamboiements, les convulsions d'un cosmos en délire (Bataille d'Arbelles d'Altdorfer, Munich, Alte Pin.). Mais cette attitude préromantique, qui fait du paysage le véhicule des émotions du peintre, loin de se traduire toujours par le paroxysme expressionniste, revêt aussi la forme d'une enquête patiente sur la configuration des arbres ou des rochers dans les paysages intimes de Cranach le Jeune et d'Altdorfer ou dans certains dessins et gravures de Dürer et de l'école du Danube, qui sont parmi les premiers exemples de paysages purs. Les artistes s'inspirent d'ailleurs souvent de sites réels, et c'est là un aspect de la curiosité topographique, qui s'éveille à la fin du xve s. Certes, les Limbourg avaient déjà reproduit avec une certaine fidélité les châteaux royaux, Van Eyck, la ville de Liège, et les Vénitiens du xve s., leur cité, mais seulement comme motif secondaire. Or, en 1484, les représentations de villes de Pinturicchio au Vatican, d'ailleurs considérées comme " à la flamande ", marquaient la naissance de la vue de ville comme un genre, que Dürer dépouillera de toute fantaisie dès 1494 dans ses aquarelles, mais qui sera vraiment consacré par le livre imprimé grâce à la synthèse du texte et de l'image. D'où les nombreuses cosmographies nordiques, qui, de celle de Breydenbach en 1486 à celle de Braun-Hogenberg à partir de 1570, acquièrent une exactitude croissante.

Le rôle de l'Italie dans l'essor du paysage fut plutôt de concevoir la participation de celui-ci à la scène comme le reflet d'un monde harmonieusement orchestré. Chez Léonard de Vinci, les bases en sont à la fois scientifiques, philosophiques et artistiques, puisque écrits et dessins nous apprennent l'intérêt de celui-ci pour les phénomènes optiques, son acharnement à déchiffrer les secrets de la nature, considérée comme un être animé, et sa revendication de la liberté imaginative du peintre. Tout cela est réuni dans la Joconde : si l'horizon haut peut être un rappel flamand, ce n'est plus pour offrir un champ maximal à la description, mais pour exprimer la pénétration de l'être humain et de la nature par une même force et les baigner dans la lumière lunaire du monde désertique de l'arrière-plan, dont Léonard semble recréer la genèse.

Essentielle apparaît à Venise l'inspiration virgilienne, et d'abord chez Giorgione, en rapport avec le groupe des Arcadiens. Cet artiste choisit dans la nature un petit nombre de formes pour leur élégance et leur accord avec la scène, et tend à les grouper à droite et à gauche en masses chromatiques simplifiées par la lumière, symétrie qui s'accusera chez Titien ; par là il prélude au paysage idéalisé classique. Tandis que, dans la Madone de Castelfranco, le paysage reste un fond, les Philosophes de Vienne y sont plongés, et la pâleur de l'aube crée une résonance à l'étrangeté du sujet ; enfin, avec la Tempête (Venise, Accad.), la nature, absorbant les personnages, est exaltée par la touche lumineuse dans une mise en page dont le jeu des lignes contient cependant l'explosion. Bien que le Concert champêtre (Louvre) relève, dans ses derniers plans immatériels, de la poétique giorgionesque, Titien, qui l'exécuta probablement, y modèle déjà avec ampleur les feuillages, annonçant la plénitude des œuvres de sa maturité, telle la Vénus du Pardo (id.), déjà classique par le passage naturel du premier plan au fond, la souplesse des arbres, la vérité des lointains.

Mais il faudrait nuancer cette esquisse du paysage européen dans la première moitié du xvie s. par celle des échanges qui aboutiront, après 1570, à une sorte de formule internationale. Nombreux sont en effet les artistes du Nord qui passent les Alpes, et les gravures circulent dans les deux sens. Les emprunts de l'Italie au Nord furent sporadiques. Dans le domaine du paysage proche, les plus superficiels sont les " citations " de motifs de Dürer par les graveurs et parfois les peintres ; il semble aussi que le graphisme exaspéré des formes germaniques ait plu à l'esprit inquiet d'artistes comme Piero di Cosimo, de même qu'on sent un écho du lyrisme germanique dans les sous-bois de Lotto ou de Dosso Dossi. Mais les paysages panoramiques de Patinir et de ses imitateurs, largement diffusés, ont aussi laissé des traces en Italie : en Lombardie, où les élèves de Léonard renoncent aux solitudes rocheuses pour les paysages habités des Flamands ; en Émilie, chez les Dossi et surtout chez Nicolò Dell'Abate, qui en imitent l'horizon haut, les nappes d'eau et la teinte glauque ; à Venise, où certains dessins et gravures de l'entourage de Titien et de Domenico Campagnola, dont le sujet mythologique ou pastoral n'est plus qu'un prétexte, montre une tendance à la multiplication des plans, malgré une modulation rythmique typiquement vénitienne.

Inversement, et plus profondément, l'influence italienne transforme le paysage néerlandais dans le deuxième tiers du xvie s. : celui de Scorel — imitation un peu extérieure de Giorgione — et surtout celui des successeurs de Patinir, qui, progressivement, de Bles à Quentin Metsys et à Matthijs Cock, abaissent l'horizon et équilibrent par une " coulisse " diagonale à la vénitienne la vue fuyante traditionnelle.

Seul Bruegel était capable d'achever la synthèse entre les minutieuses descriptions du Nord et les lignes architectoniques des Vénitiens. Préoccupé d'étreindre la diversité du monde, mais sans myopie, approfondissant la respiration du paysage vénitien par une philosophie cosmogonique, il parvient, dès ses dessins des Alpes et magistralement en 1565 dans les Saisons (Vienne, K. M.), à une structure organique qui lie le premier plan au fond et se complète d'une sensibilité encore inégalée aux nuances atmosphériques. À côté de ces paysages composés, l'œuvre de Bruegel comporte des vues de villages ou de terroirs et il se situe dans une tradition reliant C. Cort au xviie s. par des artistes comme Dalem et les Grimmer.

Les expériences et les formules maniéristes

Cependant, dans les années 1560-1570 apparaît aussi le paysage qu'on peut qualifier de " maniériste ", l'existence de types désormais consacrés permettant d'exercer les raffinements de la virtuosité sur ce genre, jusque là dédaigné par le Maniérisme. À la vie qui animait les paysages " héroïques " de Titien ou de Bruegel tend à se substituer un paysage décoratif. Plusieurs foyers internationaux contribuent à son élaboration : Fontainebleau, où des gravures, souvent anonymes, présentent, après celles de Fantuzzi et de Thiry, d'étranges hybrides italo-germano-néerlandais et où l'art de Nicolò Dell'Abate reste lié à l'Italie du Nord par son influence sur des artistes néerlandais actifs là-bas, comme L. Sustris — par ailleurs si vénitien — ou Soens ; Venise, qui diffuse la mode du paysage comme décor de palais avec les fresques de Véronèse à la villa Barbaro de Maser vers 1560, qui invente un luminisme strident avec Tintoret et J. Bassano, et où Paolo Fiammingo et L. Toeput créent une formule italo-flamande dont l'école de Frankenthal recueille l'héritage après 1587 ; mais cette dernière découvre dans la luxuriance des forêts une poésie nouvelle, dont certains aspects sont déjà baroques chez le chef de file G. Van Coninxloo, tandis que d'autres alimenteront une tendance rétrospective jusque vers 1620, même chez un J. Bruegel. Le plus complexe de ces foyers est Rome, grâce à la présence, après 1575, des frères Bril, Paul surtout, qui rend quelque monumentalité au paysage maniériste en s'insérant dans le courant d'adaptation murale du paysage — à la Muziano — et des vues de villes — à la Zuccaro —, et grâce aussi à la présence, en 1600, d'un génial précurseur, l'Allemand Elsheimer, trait d'union entre Frankenthal et le Classicisme, sans oublier A. Carracci, qui, finalement, a plus influencé P. Bril dans le sens classique qu'il ne lui a emprunté. De cette effervescence se dégagent quelques traits majeurs. Ainsi, dans la composition, malgré l'attachement de certains, comme les Valkenborch, aux panoramas traditionnels, on note une préférence pour le schéma en " V ", qui encadre d'un premier plan souvent sombre une perspective claire : Nicolò Dell'Abate y conforme en partie l'Enlèvement de Proserpine du Louvre, mais non son pendant de Londres. Sustris évolue dans ce sens vers 1570, et ce schéma devient la formule privilégiée de P. Bril, de Paolo Fiammingo, des artistes de Frankenthal, qui exaltent les masses de verdure en ménageant une ou deux échappées.

Un autre type de paysage reflète les tendances intellectualistes du moment : les ruines. À côté des vues objectives de graveurs comme Lafréry, dans la suite du dessin néerlandais des environs de 1530 (Scorel, Heemskerck), surgissent les " fabriques " semées dans les paysages de Véronèse ou de Nicolò Dell'Abate. Mais c'est surtout avec l'antiquomanie pédante d'un Caron et d'un Dupérac, les assemblages fantaisistes de P. Bril que la vue d'édifices et de ruines antiques devient un véritable genre. Dans le traitement pictural aussi se crée un langage commun aux maniéristes : le souffle qui agite les éléments dans le paysage émilien reste savamment contrôlé, comme les arabesques décoratives des grands arbres vénéto-flamands, avec toutefois chez Coninxloo une souplesse qui annonce le xviie s. et dont se détournent ses successeurs de Frankenthal ou d'Amsterdam, K. de Keuninck, Schoubroek, Savery. La couleur et la lumière, enfin, ajoutent à ces artifices : convention des trois tons — brun, vert, bleu — pour traduire la perspective aérienne (Nicolò Dell'Abate, Momper) ou juxtaposition de touches légères et acides (Sustris, Soens, Bloemaert dans ses œuvres de jeunesse), éclairage arbitraire et théâtral, qui caractérise, entre autres, les sous-bois de l'école de Frankenthal et la Vue de Tolède de Greco.

La clarification du xviie s. : idéalisme, réalisme, baroque

Au xviie s., le foisonnement du siècle précédent fait place à une situation clarifiée selon trois lignes de force : le paysage idéal italo-français, le naturalisme hollandais, le baroque, représenté presque exclusivement par Rubens.

À la fin du xvie s., le paysage italien hésitait à trouver sa voie vers le Classicisme. La nature généreuse d'A. Carracci pousse l'artiste à insuffler dans les souvenirs du maniérisme émilien et du maniérisme romain un réalisme nouveau, à la fois par le recours à la sensualité du grand paysage vénitien et par un goût personnel de la vie paysanne (ainsi v. 1585-1590 dans les paysages du Louvre et de Berlin-Dahlem). Cependant, la tentation baroque cède assez brusquement dans les Lunettes Aldobrandini (v. 1603-1604, Rome, Gal. Doria Pamphili) aux exigences du nouvel idéal classique, né du désir de donner une forme poétique à la nature vulgaire, d'accorder le paysage à la grandeur du sujet en simplifiant l'espace sous la limpidité cristalline des horizons. Tandis que F. Albani cultive la veine idyllique avec un sens délicat des lointains, mais avec des cadences décoratives un peu mièvres, Dominiquin s'engage plus décidément dans la stylisation classique ; il dépasse A. Carracci par la puissante orchestration de ses paysages imaginaires, qui participent à la force morale de l'action humaine.

On devine combien le Poussin des années 1640, qui se tourna consciemment vers l'esthétique de l'Idée, a dû méditer la leçon des Lunettes Aldobrandini et de Dominiquin. En accord avec les théories sur les " modes " et la rigueur intellectuelle de Poussin, les paysages de 1648-1650, ordonnés par un système de relations quasi mathématiques et ennoblis d'édifices antiques, apparaissent comme l'expression de cette foi en la raison qui confère au paysage la dignité des thèmes de l'Antiquité ou de la fable, puisqu'il en est l'écho. À partir de 1655 environ, comme si ce paysage discipliné représentait une impasse, Poussin y réintroduit les valeurs poétiques : celles de l'atmosphère, celles de l'exubérance d'une nature " panique ", à laquelle l'homme se soumet.

Il est possible que ce changement soit dû en partie au contact de Claude Lorrain. Après avoir absorbé le luminisme d'Elsheimer et de certains Néerlandais italianisants, le vocabulaire maritime de P. Bril, la version renouvelée d'une vue profonde entre deux masses de feuillages de F. Albani, C. Lorrain est en effet parvenu vers 1635-1640 à un style personnel, visant, comme celui de Poussin, à l'harmonie, mais plus proche de l'observation et préoccupé surtout d'effets lumineux variés, suivant les heures du jour. Si, entre 1645 et 1660, l'équilibre des horizontales et des verticales, le recul des scènes de genre devant les sujets mythologiques accusent l'influence de Poussin, le rythme mélodique et la sensibilité élégiaque différencieront toujours l'art de Claude Lorrain. La critique actuelle tend à réhabiliter le troisième chantre de la campagne romaine, Dughet, qui trouve dès 1635 d'âpres accents préromantiques pour décrire la solitude des montagnes sabines ou les escarpements de Tivoli, avant de se soumettre vers 1650 à Poussin, dont il suivra d'ailleurs l'évolution en se rapprochant de C. Lorrain. En dépit du modernisme de Dughet et de la sincérité de C. Lorrain, la tendance à idéaliser de ces peintres les range indiscutablement aux côtés de Poussin dans l'ambiance romano-bolonaise, à l'opposé du naturalisme hollandais.

Celui-ci, sélectif certes et admettant une certaine recomposition en atelier, représente pourtant une véritable révolution dans l'histoire du paysage, explicable d'ailleurs par des causes sociologiques, religieuses et scientifiques. Affranchis de toute théorie artistique, les Hollandais jettent sur la nature un regard neuf, sans mépriser ses aspects les plus humbles, la campagne ou le ciel gris, dont ils notent les moindres nuances ; les panoramas eux-mêmes ont pour source les plaines de Hollande, sans intention cosmique, et se libèrent rapidement de tout repoussoir, comme dans les gravures d'E. Van de Velde et de Rembrandt, les tableaux de H. Seghers, de Van Goyen, de P. Koninck ou de J. Van Ruisdael. Cet amour du paysage national se marque aussi par une certaine spécialisation des artistes : campagne et dunes (Molyn, Van Goyen, J. Van Ruisdael), canaux (Van Goyen, S. Van Ruysdael, Cuyp), forêts (J. Van Ruisdael, Hobbema), effets d'hiver (Avercamp, Van der Neer), nocturnes (Van der Neer), marines (Porcellis, Van Goyen, Van de Capelle, S. de Vlieger, W. Van de Velde le Jeune), vues de villes (Vermeer, Berckheyde, les Van der Heyden). La figure humaine, non plus image mythologique ou sacrée, mais image du peuple hollandais saisi dans sa vie quotidienne, se fond dans le paysage, ou même, comme parfois chez le mélancolique Jacob Van Ruisdael, disparaît.

Malgré l'unité d'ensemble du paysage hollandais, on peut diviser celui-ci en quelques phases chronologiques.

La première, surtout haarlémoise, avec Avercamp, E. Van de Velde, les débuts de Van Goyen et de S. Van Ruysdael, conserve encore la multiplicité des motifs et des plans ainsi que des procédés hérités de Coninxloo. Vers 1627-1630 s'amorce l'époque la plus typique, où l'étude subtile des effets atmosphériques aboutit à une tonalité générale, presque à la monochromie — entre le vert, le jaune et le gris —, tandis que l'unité de structure est souvent fournie par la diagonale d'une route ou d'un canal, mais avec une extrême liberté ; le grand maître de cette manière est J. Van Goyen, précédé par Porcellis et S. Van Ruysdael.

À ces paysages éthérés succède vers 1645 un style plus monumental et contrasté dans la lumière et la couleur ; cette étape, sensible chez Van Goyen, est représentée surtout par J. Van Ruisdael, dont le goût de la texture des choses annonce parfois Courbet. Diversifié par l'évolution, le paysage hollandais l'est aussi par les contacts avec l'étranger ; beaucoup d'artistes font le voyage d'Italie ou se fixent dans ce pays, nuançant le naturalisme hollandais des reflets de l'idéal classique. Vers 1620, la première génération (Poelenburgh, Breenbergh, Swanevelt) traduit, dans la fraîcheur d'une lumière émaillée, des réminiscences de Bril et parfois d'Elsheimer ou le spectacle minutieusement observé des ruines romaines. Ceux qui séjournent à Rome dans le deuxième tiers du siècle (Both, Berchem, Asselijn) voient la campagne romaine, aux montagnes bleuâtres, avec les yeux de C. Lorrain ; en y mêlant des motifs hollandais, ils imitent ses arbres majestueux, son monde bucolique et surtout ses soirs dorés, qui donnent à leurs tableaux, souvent exécutés " en souvenir ", un aspect nostalgique ; à leur tour, ils marquent des compatriotes comme Cuyp. Enfin, la personnalité de Rembrandt empêche de cerner le paysage hollandais d'une définition trop étroite. Rembrandt appartient à ce dernier par le réalisme topographique de ses dessins et par sa tendance à la tonalité, mais il le transcende lorsque, au-delà des suggestions d'Elsheimer et de Seghers, son imagination visionnaire lui inspire ces paysages, chargés de valeurs émotionnelles, dramatiquement pétris dans la lumière ou baignés dans le tragique d'un clair-obscur assourdi, que sont le Pont du Rijksmuseum ou l'Orage du musée de Brunswick. Paradoxalement, ce pathétique et une technique hardie le rapprochent avant tout de Rubens, cet autre isolé dans le paysage du xviie s.

En effet, si le paysage de Rubens apparaît bien baroque par son dynamisme expressif mais harmonieux, auquel concourent lumière et couleur, il est impossible de grouper autour de lui un ensemble comparable à celui du paysage classique ou hollandais, pas plus que le baroque italien ne s'est réalisé vraiment dans ce domaine, comme on l'a vu pour A. Carracci et si l'on exclut le romantisme pittoresque d'un Rosa. Parti des schémas de Coninxloo et de Bril, empruntant à Elsheimer le mystère des éclairages nocturnes, à A. Carracci un traitement des feuillages en volumes, Rubens n'en atteint pas moins vers 1630 une liberté géniale. La composition se déploie à partir d'un premier plan dégagé, sans recours à nul artifice ; les arbres sont vus dans leur individualité, et surtout l'artiste aime à saisir les apparences lumineuses dans l'instant — l'orage, le coucher de soleil fulgurant et non la calme irradiation de C. Lorrain —, si bien que ces paysages composés donnent l'impression de la vie même. Le pinceau fluide de Rubens exprime ces conflits sans opposition de plans clairs et sombres, mais par juxtaposition de tons froids et chauds qui se fondent dans le mouvement. Par là, Rubens échappe à son siècle, tandis que les autres paysagistes flamands du xviie s. (Wildens, Van Uden, J. d'Arthois) n'offrent que de faibles échos de son style.

Le goût théâtral et la vue de ville au xviiie s

De 1680 à 1790 environ, la veine paysagiste s'épuise, prolongeant dans une manière idyllique et factice les grandes tendances de l'époque précédente. Ainsi l'Italie oscille-t-elle entre un Classicisme " en mineur " et le goût théâtral de Rosa : le premier est cultivé par Locatelli et par Zuccarelli et Zaïs à Venise sous l'action de la nouvelle luminosité diffuse des paysages de Ricci ; le second est sensible de Magnasco au Guardi des premières années, en passant par M. Ricci. Ainsi Rubens inspire-t-il Watteau, C. Lorrain et les Néerlandais italianisants, un J. Wilson et un J. Vernet, tandis que maints artistes, comme Gainsborough, Boucher ou Fragonard, regardent vers les Néerlandais, mais vus sous leur aspect le moins authentique, celui d'Hobbema, de Wijnants et des derniers Ruisdael. À ces influences, il faut ajouter celle de la scénographie, d'ailleurs bénéfique aux deux tendances les plus originales du xviiie s. : le courant ruiniste, qui, de Magnasco et Pannini à Piranèse et H. Robert, cherche dans les vestiges du passé l'aliment d'un romantisme latent, et surtout le courant " vedutista ", préparé à Rome par Van Wittel, chaînon entre la Hollande et l'Italie, et à Venise par la précision encore toute graphique d'un Carlevarijs, mais illustrée par Antonio Canaletto et Francesco Guardi, qui savent, grâce à la transparence lumineuse, revêtir de poésie l'exactitude topographique, le premier avec un sens supérieur de la respiration spatiale, le second n'abandonnant pas tout à fait l'esprit rococo du " capriccio " et tendant à dissoudre l'espace dans la lumière, tandis qu'en France Hubert Robert ajoute à ce genre une note de purisme néo-classique.Les oscillations du Romantisme entre le drame et la spontanéité. En réaction contre certains artifices du xviiie s. naît à l'aube du xixe s. le paysage moderne, avec quelque retard sur la philosophie et la littérature. Il ne semble pas excessif d'attacher à la période de 1790-1860 le nom de " Romantisme ", à condition de distinguer, dans la conscience commune d'une nature qui domine l'homme, un sens large — approche directe sans les recherches de composition persistant chez les Néerlandais — et un sens restreint — paysage dramatique, souvent hostile, né des rêves passionnés de l'artiste.

La vogue, en Europe, du retour à une vie rustique éveille à la fin du xviiie s. une meilleure compréhension de la leçon néerlandaise. Jointe au succès de l'aquarelle, technique de la spontanéité, elle explique en Angleterre la liberté des précurseurs de Constable : Wilson après son retour dans le pays de Galles en 1775, Crome, J. R. Cozens — qui, sous l'influence des aquarellistes suisses, décrit les solitudes de la haute montagne —, Girtin. Mais Constable, ayant assimilé vers 1812 l'art de J. Van Ruisdael et de Rubens, est le premier à regarder la nature avec une totale humilité, non exempte d'ailleurs de moralisme, comme le montrent ses écrits. Tantôt il en rend la fraîcheur avec des touches discontinues de couleur pure, tantôt il exprime les évanescences les plus ténues de l'atmosphère. Plus imaginatif, plus préoccupé de l'aspect cosmique des forces en mouvement est son contemporain Turner ; vers 1806-1807, ses esquisses devancent la technique de Constable, mais c'est après son retour d'Italie, en 1819, que le rendu de la couleur par la lumière devient une obsession et aboutit à des chefs-d'œuvre d'exaltation romantique, comme l'Incendie du Parlement (1835, musée de Cleveland).

Une face assez différente du Romantisme apparaît, dans le premier tiers du siècle, chez les paysagistes allemands, plus imprégnés de littérature et de mysticisme. C'est toujours en une technique apprêtée que ceux-ci traduisent soit la connivence de l'homme avec la nature, teintée d'un sentimentalisme quasi folklorique (les Nazaréens Olivier, Fohr et Richter), soit les aspects tragiques d'un paysage primordial, reflet de la solitude de l'artiste (Friedrich, Carus ou Blechen).

En France, où se devinent aussi, dès la fin du xviiie s., avec Valenciennes, L. G. Moreau et G. Michel, les symptômes d'un renouveau, la rencontre des paysagistes anglais, en particulier Bonington, qui travaille en France dans le premier tiers du xixe s., doit agir comme un catalyseur, sans toutefois que la tendance romantique au sens strict se soit accomplie pleinement dans le paysage. L'intérêt qu'eut Delacroix pour la touche morcelée de Constable, la poésie de ses études d'après nature à l'aquarelle ou au pastel, l'" ossianisme " d'un fond comme celui du Saint Georges font regretter qu'il n'ait pas senti dans le paysage sa vocation. À côté de l'âpreté désolée du Georges Michel de la maturité, de Géricault, dont les quelques paysages sont d'une outrance si typiquement romantique, le plus représentatif de la veine tourmentée est certainement P. Huet ; dans ses grands tableaux, il affectionne la mer déchaînée ou le mystère inquiétant des forêts, tandis que l'aspect spontané du siècle se révèle dans ses esquisses, aux couleurs pures. Mais on ne saurait oublier le rôle des dessinateurs et des graveurs, surtout Hugo et Meryon ; ils projettent leur nature fiévreuse dans la représentation des monuments anciens — évasion dans le passé et l'espace, qui est encore un trait du Romantisme, comme en témoignent, avant celles des Français, les aquarelles topographiques de Girtin, de Cotman et de Bonington.

Entre le romantisme le plus pathétique et le naturalisme de Courbet se situent les paysagistes de Barbizon. La forêt de Fontainebleau, qui les réunit vers 1827-1829, répond à la fois à leur amour pour les Néerlandais du xviie s. et à celui des motifs " sublimes " — landes sauvages, arbres gigantesques, étangs mélancoliques — mais que ces artistes traitent avec un extrême souci de vérité, exécutant leurs esquisses à l'huile en plein air. Tous excellent dans l'étude des effets momentanés de lumière, et tout particulièrement T. Rousseau, avec sa prédilection pour les soleils couchants, Dupré, affranchi de l'emprise de Claude Lorrain par son voyage en Angleterre, Diaz, dont les scintillements auront quelque importance pour la technique des impressionnistes, et enfin Daubigny, le plus sensible, qui leur apprendra à juxtaposer les touches pour rendre le frémissement de la lumière. Les impressionnistes se réclameront aussi de Courbet, associé par le public aux artistes de Barbizon, bien qu'il ait surtout travaillé isolément. L'originalité des paysages de ce peintre est le refus de toute effusion comme de toute référence à la tradition ; plus qu'à l'atmosphère, Courbet s'intéresse à la matérialité des choses — le vert acide des arbres, la granulation lumineuse de la neige ou de l'écume des vagues —, qu'il rend avec une franchise un peu brutale, simplifiant les formes par de larges hachures aux empâtements écrasés.

En marge de tous ces mouvements, Corot a su concilier une immédiateté de vision par laquelle il s'apparente à ses contemporains ou même les distance, et le respect des maîtres classiques. Dans les études et les petits tableaux exécutés pour lui-même et ses amis, son don de ne retenir que l'essentiel et de le construire en surfaces limpides, modulées par un jeu de valeurs très sûr, oppose sa facture à celle, aux tons sombres et souvent crispée, d'un Rousseau. Lorsque Corot cherche, après 1850, à donner à ses grands tableaux une note lyrique, il tombe dans la facilité, mais sa touche plus fragmentée et ses transparences enchanteront les impressionnistes, comme le chromatisme vif des œuvres antérieures.

L'Impressionnisme et la dissociation des phénomènes lumineux

Outre toutes ces influences, les plus décisives pour la naissance de l'Impressionnisme sont, vers 1860, celle de Boudin, qui encourage Monet, sur les côtes de la Manche, à peindre ses tableaux mêmes sur le motif, usage pratiqué auparavant par le seul Daubigny, puis celle de Jongkind, dont le pinceau, nerveux et fluide, rend sans apprêt la mobilité des paysages marins. Aussi la première conquête des impressionnistes est-elle la spontanéité de la sensation dans la clarté du plein air. Entre 1864 et 1870, Monet, Pissarro et Sisley observent les variations des couleurs locales selon l'environnement et découvrent le principe des ombres colorées, qu'ils appliquent, entre autres, aux effets de neige. Mais les couleurs gardent encore une certaine opacité et les formes des contours définis. C'est entre 1869 et 1875 que Monet et Pissarro, notant les reflets sur la Seine, en particulier à Bougival, où les aide le tempérament plus sensuel de Renoir, parviennent à une dissociation vibrante de la touche — en virgules ou en points de plus en plus menus —, qui décompose la lumière solaire selon les couleurs pures du prisme, mais qui permet, par l'accord des complémentaires, la reconstitution à distance de l'impression première. En 1873, Sisley et Cézanne adhèrent à ce mode révolutionnaire, capable d'atteindre le secret même de la vision. Peu importe le motif, puisqu'il ne vaut que par son enveloppe atmosphérique : à part quelques suggestions du Midi, de l'Afrique du Nord ou de l'Italie, les paysages des environs de Paris suffisent à Monet, qui habite de 1872 à 1878 à Argenteuil, où il attire Renoir et Sisley, qui vit surtout à Louveciennes, ainsi qu'à Pissarro, qui, dans sa retraite de Pontoise, restera plus attaché à la robustesse des masses. Paris participe à cette fête de lumière. Dans les vues de Monet, de Pissarro et de Renoir, les surfaces perdent la précision topographique des générations précédentes. Cependant, dans cette peinture des apparences qui désagrège même la ligne, il y a un principe négatif, qu'illustrent les paysages de Monet après 1890 : " séries " des Meules, des Cathédrales, des Nymphéas, où s'exaspère l'étude de l'instantané, la lumière prenant en outre une valeur mystique, signe de l'époque.

Les réactions constructiviste et expressionniste

Alors que la tradition impressionniste survivra en plein xxe s. dans plusieurs pays d'Europe, le retour, en France, au style, sensible vers 1882, se fera dans plusieurs directions : soit par dépassement de la technique impressionniste, comme l'art de Cézanne, le divisionnisme de Seurat ou même l'expressionnisme de Van Gogh ; soit en franche réaction, comme la forme décorative et antinaturaliste du Symbolisme. Même dans sa période impressionniste, de 1873 à 1882, Cézanne a montré une préférence révélatrice pour Pissarro. Ensuite, sans nier le principe impressionniste du dynamisme de la lumière et de la touche fragmentée, il cherche à retrouver derrière les phénomènes la permanence des formes de la nature, où il choisit, dans sa période " synthétique ", les motifs les plus massifs qu'il géométrise en facettes, réduisant aussi sa palette. Cependant, il ne tombera jamais dans l'excès, et sa dernière période, après 1895, montre avec raffinement son inquiétude de rendre le volume par un entrecroisement de plans colorés de plus en plus transparents. Avec plus de rigueur, Seurat affirme que l'espace et même la couleur sont " choses mentales ". Féru des nouvelles théories scientifiques, il codifie la loi du contraste simultané, sépare couleur locale et couleur d'éclairage, régularise la touche et reconstitue les volumes dans une pureté abstraite, toute différente de l'animation vivante des surfaces de Cézanne ; la réhabilitation de la ligne, chargée de symbolisme, accentue encore l'aspect géométrique des marines de Honfleur (1886-87) ou du Pont de Courbevoie. D'abord très proche de Seurat, Signac cherche plus tard à restituer la vie au paysage par une pigmentation violente ; Cross et Guillaumin agissent de même. Seul Pissarro, en 1885, adepte enthousiaste du Divisionnisme, qui satisfait son besoin de solidité, conservera toujours l'humilité impressionniste devant la sensation et retournera même aux origines, s'alignant sur les recherches luministes de Monet.

Le symbolisme de Gauguin, bien que lié au Néo-Impressionnisme par sa volonté de synthèse et de rythme, engage le paysage dans un degré supérieur d'abstraction. Gauguin abandonne vers 1888 la technique impressionniste, développe ses théories de dissociation de la ligne et de la couleur, revendiquant pour la première le droit de cerner les formes en aplats au lieu de les modeler, pour la seconde celui d'être employée arbitrairement — théories appliquées dans ses paysages de Pont-Aven, du Pouldu et de Tahiti. Pour lui, comme pour É. Bernard et pour Sérusier, dont le Bois d'amour est un véritable paysage abstrait, ces agencements répondent à des intentions non seulement décoratives, mais aussi mystiques. Après la période d'incertitude où, dans ses vues de Paris, Van Gogh hésite entre la technique des impressionnistes et celle de Signac, il se rapproche profondément vers 1888 du symbolisme de Gauguin, par la puissance de suggestion qu'il cherche à donner à la couleur. Cependant, il y a chez Van Gogh une passion torturée d'arracher à la nature son secret, qui, comme sa fidélité à l'association des couleurs complémentaires, le maintiendra bien plus près du réel ; même les longues touches en tourbillon de la fin, l'exaspération des couleurs correspondent autant à un sens panthéiste des forces de la nature qu'à une vision intérieure.

Résultante de ces mouvements de la fin du xixe s., le Fauvisme est la dernière réalisation cohérente dans l'art du paysage. Les paysages fauves retiennent du Divisionnisme sa loi de contraste des couleurs et souvent — chez Derain, Vlaminck et Braque — ses touches géométriques, de Van Gogh la torsion des éléments, de Gauguin et des Nabis le goût de la compacité avec une tendance à affirmer les contours (Braque, Marquet). Surtout, ils magnifient la couleur comme l'unique qualité du plein air, puisqu'elle définit même l'atmosphère ; employée de façon irréaliste, elle renchérit sur la volonté d'expression d'un Van Gogh, mais dans une exaltation joyeuse, propre surtout à Matisse.

De 1905 à 1912, l'Allemagne connaît aussi, avec Die Brücke et Der Blaue Reiter, une phase d'Expressionnisme, d'abord marquée par l'influence de Gauguin, Van Gogh, Munch. Cependant, dans les paysages de Heckel, Nolde, Schmidt-Rottluff, la violence des lignes, courbes ou brisées, prévaut sur celle de la couleur, plus sourde que chez les fauves. Très personnels apparaissent les Russes Jawlensky et Kandinsky, dont les paysages, en particulier ceux de Murnau à partir de 1908, sont traités avec une touche rectangulaire plus méditée que la facture sommaire des Allemands et chargés, dans la crudité des couleurs, d'une sorte de tension mystique. Cependant, en France, on note dès 1907 un retour, d'inspiration cézannienne, à des paysages plus construits et moins colorés. Or, dans l'aventure cubiste, le paysage, réduit à l'emboîtement d'un jeu de formes simples sans rapport avec la sensaÍtion, perd substance et vie, comme le montrent les œuvres de Braque en 1908-1909. Le paysage urbain se prête mieux à cette généralisation des formes, et c'est vers lui que se tournent beaucoup de cubistes (Léger, Marcoussis, Picabia).

Le divorce entre la description et l'intériorité

Après 1910, bien que, paradoxalement, le paysage trouve sa voie la plus originale dans le sens de l'Abstraction, il faut mentionner deux mouvements qui se prolongent jusqu'à nos jours : l'Art naïf et le Surréalisme. Le paysage des naïfs, issu de l'authentique ingénuité du Douanier Rousseau, s'attache aux motifs susceptibles de marquer la perspective, détaille les moindres pierres des édifices (Vivin, Bombois) ou les linéaments des végétaux (Bauchant, Grandma Moses, Generalić) — sorte d'involution vers le réalisme du Moyen Âge finissant. D'une tout autre inspiration procède le paysage surréaliste. Il tire — par l'intermédiaire de la peinture de De Chirico — sa principale racine dans le Futurisme, dont il fige les contrastes lumineux et l'angoisse latente. Opposant, sous un éclairage magnétique, la définition obsessionnelle des contours (épaves de Tanguy ou concrétions étranges d'Ernst) à l'envoûtement d'une fuite vers le néant (perspectives de De Chirico, horizons marins ou sidéraux de Tanguy et de Dalí, pureté glacée de Šíma, espace déchiqueté de Matta), ces paysages oniriques présentent parfois de subtiles affinités avec le Romantisme nordique. Mais déjà la source cubiste et la source fauve ont commencé d'alimenter les tendances abstraites du paysage. De la première naît le Futurisme, qui, entre 1909 et 1914, introduit dans le paysage, au-delà du principe divisionniste de simultanéité optique, ses recherches propres de mouvement : le dynamisme de la vie moderne précipite les paysages de Boccioni et de Russolo dans une instabilité hallucinante, créatrice d'une nouvelle spatialité par l'interpénétration des volumes ; au même moment, Delaunay obtient par ses rythmes circulaires des effets semblables d'éclatement, avec une autonomie plus décidée des couleurs, tandis que les prismes de Feininger et, vers 1920, les réseaux transparents de Villon offrent une version plus classique du paysage cubiste. Seul Mondrian, prenant pour point de départ de sa théorie des relations pures les horizontales et les verticales du paysage, accomplit entre 1912 et 1914 la logique du Cubisme. Mais l'Abstraction géométrique abandonne vite toute référence à la nature ; aussi son rôle, sensible dans certains aspects du paysage des dernières décennies (Vieira da Silva, de Staël, Bissière, Lapicque, débuts de Bazaine et de Manessier), s'efface-t-il devant l'impulsion majeure du Fauvisme et de l'Expressionnisme. Celle-ci, malgré des prolongements figuratifs, par exemple chez Kokoschka, Permeke ou surtout Soutine, dont les paysages convulsifs sont un cri d'écorché, achemine le paysage vers l'Abstraction grâce aux théories et à l'exemple de Kandinsky dès 1909.

 Le monde visible, tour à tour détonateur et émanation de la conscience, devient le reflet de sa mobilité, comme dans les premiers paysages semi-abstraits de Kandinsky — non exempts de rapports avec l'inquiétude futuriste — ou la texture allusive d'une " nécessité intérieure ", comme les villes rêvées par Klee. D'où, chez les " paysagistes non figuratifs ", au sens large ou au sens étroit, la dislocation ultime de l'espace (croisement de lignes de force chez Vieira da Silva et Prassinos, nœud de rythmes fluides chez Manessier, chaos primordial chez Dubuffet), d'où le titre si souvent générique des paysages (Saisons de Bissière, Astres de Singier, Fleuves de Manessier, paysage " ardent " ou paysage " sauvage " de Dubuffet), d'où le lyrisme de plus en plus intense de la couleur (si remarquable en particulier chez de Staël, le plus grand paysagiste récent : blancs et gris saturés de lumière dans sa période abstraite, puis plages chromatiques qui donnent un équivalent de l'incandescence méridionale) et parfois une tentative " démiurgique " pour rivaliser avec la nature par l'utilisation de l'élément brut (Dubuffet, Tàpies, Tobey). Négation brutale des recherches de profondeur et de reproduction des apparences au profit d'un jeu de signes synthétisant les rapports entre esprit et nature, telle semble l'ultime conséquence de l'Abstraction, qu'elle soit de nuance expressionniste ou de nuance géométrique, comme si, curieusement, l'âge des conquêtes interplanétaires ramenait le paysage à l'" espace du dedans ".