marché d'art

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

Le négoce des objets d'art n'a cessé depuis toujours de susciter de multiples réactions. D'une part, parce qu'un grand nombre de gens éprouvent quelque gêne à mêler des notions aussi diverses que l'amour de l'art, l'argent et le commerce et, d'autre part, parce que ceux qui s'évertuent à négocier des chefs-d'œuvre souvent jugés " sans prix " exercent leur imagination féconde à en inventer un. S'occuper du négoce des œuvres d'art, c'est-à-dire tirer profit de l'art, est une fonction qui a souvent été méprisée. Ceux qui s'intéressent à établir les valeurs des œuvres, à en négocier les ventes ont toujours paru suspects, et leurs démarches ambiguës. Les différences de prix, souvent très importantes — on en connaît qui sont allées du double au quintuple en quelques semaines —, ne manquent pas d'irriter le créateur de l'objet, qui l'a quelquefois cédé " pour une bouchée de pain ", ou celui qui a dû s'en dessaisir à contrecœur. Des " usuriers de l'art ", c'est ainsi que Balzac présente généralement ces hommes originaux qui vivent quelque peu en marge de la société. Comme un diplomate occidental s'étonnait auprès du ministre de la Culture chinois, il y a une vingtaine d'années, que, seuls parmi les négoces, aussi bien à Chang-hai, à Pékin, qu'à Nankin, les magasins d'antiquaires continuent à fonctionner sans souci de la profonde mutation du commerce, le responsable répondit que la rue était plus jolie avec des boutiques et que, d'ailleurs, antiquaires et brocanteurs étaient inassimilables. Inassimilables, c'est ainsi que se présentent généralement ceux qui se consacrent au négoce des objets d'art. Indépendants, au point qu'à Rome, déjà, ils semblent échapper aux structures pourtant rigides de la corporation. Jusqu'au xixe s., le commerce des objets reste aussi clandestin qu'artisanal : troc, ventes de gré à gré effectuées par des courtiers plus ou moins occasionnels ou directement de l'artiste à l'acquéreur.

Le commerce de l'Antiquité

Seuls quelques textes nous permettent d'imaginer quelle pouvait être l'importance des marchés dans l'Antiquité. Pline, Philostrate, Martial signalent à maintes reprises que les grands qui vivaient autour du bassin méditerranéen, tout aussi épris de peinture que nos amateurs contemporains, s'arrachaient à prix d'or les panneaux d'Apelle et les torses de Phidias. Çà et là, l'historien, émerveillé ou indigné, s'étonne déjà des prix excessifs. À Athènes ou à Olympie, on ne parlait pas de la " cote " des œuvres de Zeuxis ou de Praxitèle, mais on jugeait scandaleux que les souverains ou les prêtres les acquièrent à des prix très élevés. Ignorant la valeur des " talents " ou des " mines ", toutes équivalences par rapport à nos francs actuels nous paraissent bien délicates à établir.

La société romaine du ier s. manifeste un goût démesuré pour la peinture et pour ce qu'on appelle de nos jours les objets de curiosité. Les objets grecs, et particulièrement ceux du ve s., sont fort prisés. Des courtiers spécialisés, esclaves affranchis ou vieux serviteurs au service d'un maître, parcourent le monde pour séduire les gardiens des temples. Des brocanteurs tenant des " bric-à-brac ", comme Damasipe, recherchent la pièce rare et n'hésitent pas, aux enchères publiques, à pousser à un prix considérable celle qu'ils convoitent. L'objet devient, comme aujourd'hui, un tel élément de richesse que les généraux font fortune en arrachant aux cités vaincues leurs plus précieux trésors. Le pillage devient une entreprise d'État. Détestable pratique qui conduira Verrès à confondre sa passion de collectionneur et les charges dont il est investi. Au siècle d'Auguste, un magistrat est chargé de la conservation des œuvres d'art, la dégradation d'un monument est un délit grave. Agrippa suggère déjà à Auguste de nationaliser les collections particulières. Comment était organisé le commerce ? Avait-il pignon sur rue ? Les ruines d'Éphèse, de Pompéi ou de Leptis-Magna restent muettes à ce sujet. Mais, par ce que révèlent les textes de Lucien ou de Martial, on peut imaginer que, plutôt qu'un négoce corporatif ou officiel, la vente de l'objet était un accessoire d'autres commerces, exercée souvent d'une manière clandestine par des marchands d'esclaves, de meubles ou de frivolités.

Au Moyen Âge

Du haut Moyen Âge à la Renaissance, chacun se mêle de trafiquer : moines, orfèvres, Juifs, Lombards interfèrent souvent dans les marchés et entretiennent, des Flandres jusqu'en Italie, des limiers chargés de débusquer le gros gibier. Les croisés eux-mêmes participent à ce grand jeu et sont souvent responsables de surprenants déplacements d'œuvres d'art. Comme aujourd'hui, les objets voyageaient aux quatre coins du monde. À Paris, c'est autour de Notre-Dame ou près de la halle aux blés que se tiennent les marchands de curiosités, généralement des brocanteurs qui échappent à l'emprise des corporations parce qu'on les tient pour de pauvres hères. Au Moyen Âge, les trésors des églises, des princes et des riches bourgeois constituent de véritables collections : marais d'or dans lequel grenouillent des courtiers occasionnels, ecclésiastiques, ambassadeurs, médecins, qui espèrent trouver là l'occasion de gagner de l'argent, tout en enrichissant leurs demeures. Des amateurs parcourent des dizaines de lieues pour assister aux grandes foires où les " ymagiers " ne dédaignent pas d'offrir au public leurs dernières productions. Le peintre Jean le Hollandais charge sa femme de vendre ses " produits " aux marchés du Brabant ou de Flandre. Deux siècles plus tard, le jeune Murillo exposera de la même façon ses toiles aux portes de Séville et de Cadix ; à la veille de la Révolution, les Guardi proposeront leurs " caprices " aux consommateurs vénitiens du café Florian.

Dans la société féodale, l'exercice des arts n'est possible qu'à l'intérieur d'un système corporatif. Les artistes qui refusent d'être simples commis, de servir de manœuvres chez des patrons, cherchent refuge dans des couvents. La communauté les protège et tire judicieusement profit de leur talent. Le père abbé garde les plus belles œuvres pour enrichir le " trésor ", et cède aux personnes pieuses retables et manuscrits. Certains préfèrent se mettre au service d'un prince. Le duc de Berry rechercha aussi bien l'œuvre que le créateur. Dans une lettre écrite de Florence en janvier 1408, Pierre Salmon, l'un de ses indicateurs, lui recommande un artiste siennois, digne d'intérêt : " Je sais que vous désirez voir et avoir choses propres et plaisans et ouvriers souverains et parfais en leur art et science... " Si le duc souhaite le faire venir en France, il priera son trésorier de faire le nécessaire auprès d'un Génois nommé Jean Sac. Le duc répond à Salmon en lui donnant son accord.

La guerre de Cent Ans et son cortège de ruines et de misères nuit aux activités artistiques et au négoce. La guerre terminée, le goût du confort revenu, on observe de profondes modifications de l'art de vivre : les murs sont lambrissés, les sols recouverts de tapis. Le négoce des objets s'introduit si bien dans la vie quotidienne que les économistes du xvie s. voient déjà dans ces échanges internationaux une possibilité de percevoir des taxes.

Naissance du commerce moderne

L'origine du commerce, tel qu'il se pratique actuellement, date de la Renaissance. Il n'y a pas à proprement parler d'antiquaires, mais des " brocanteurs ", des petits marchands et surtout des courtiers. En marge, des familiers des princes et des peintres, appartenant au clergé ou à la noblesse de robe, fréquentent les ateliers des artistes à la mode et recherchent les jeunes talents. Actifs, ils se font banquiers et se prétendent experts et conseils. Ils sont les véritables maîtres du négoce, d'autant plus puissants qu'ils ne dépendent d'aucune corporation, alors que les brocanteurs, jalousés par différentes jurandes, sont étroitement surveillés. Dépourvus de scrupules, ces gens du monde ou du demi-monde traitent les artistes en esclaves, sous prétexte qu'ils leur fournissent gîte et couvert. Les rapports entre le marchand et le créateur sont fondés d'une part sur le cynisme, d'autre part sur la naïveté. Bien souvent, ce sont des artistes " arrivés " ou des artistes ratés qui se livrent à ces pratiques et exploitent un confrère dans le besoin. Caravage n'échappe à l'emprise de l'un d'eux, qui l'oblige à peindre des natures mortes pendant des années, que pour tomber sous la coupe de Prospero, un autre peintre marchand. Par ailleurs l'absence de toute législation garantissant les droits d'auteur incite des peintres à recopier des œuvres de leurs confrères ou à signer celles qui sont exécutées par d'autres artistes.

Parfois, certains, en butte aux difficultés de la vie, acceptent des besognes secondaires. Comme aujourd'hui, de jeunes peintres en sont réduits à être maquettistes ou metteurs en pages de journaux, les artistes du Moyen Âge dessinent les robes des princesses, modèlent en cire les effigies des défunts, se font courtiers en pierres précieuses ou marchands de tableaux, tels le jeune Dürer, qui se découvre à Venise une vocation de joaillier, ou Vermeer, qui, pour élever ses 11 enfants, est contraint de proposer les toiles de ses confrères.

C'est en Grande-Bretagne que les rapports entre artistes et amateurs sont les plus simples. Le peintre traite directement avec les acquéreurs et exige le paiement comptant. Le portraitiste en renom dispose d'une grande salle d'attente, lieu de rencontre des gens élégants qui viennent " papoter " devant leurs effigies. Un secrétaire factotum communique les prix et reçoit les commandes. Hogarth n'hésite pas à publier à ses frais une brochure où figurent, gravées, les œuvres à vendre. Constable adresse à ceux qui manifestent habituellement de l'intérêt pour sa peinture un prospectus intitulé Tarif de Mr Constable pour les paysages. (Les paysages de 0,35 m sont proposés pour 520 F, les toiles de 1,35 X 1 m pour 3 120 F.)

L'amateur éclairé

Si le marché conserve son aspect artisanal jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, c'est que l'amateur se considère comme un connaisseur, et, de plus, se déclarant désintéressé des problèmes matériels, il trouve inélégante toute idée de spéculation. Se voulant éclairé, il ne ressent pas le besoin d'être rassuré par la présence de certificats d'authenticité signés par des experts. S'il y a un différend, on fait appel à un artiste ; le banquier Chigi, ayant versé à Raphaël une somme de 500 ducats pour l'exécution des Sibylles, fresque destinée à l'église S. Maria della Pace à Rome, refuse de payer un supplément de 400 ducats. Plutôt que d'entamer un litige, il charge Michel-Ange d'arbitrer l'affaire : " Il faut payer, déclare le sculpteur à la vue de l'œuvre, une seule des figures vaut à elle seule 400 ducats. " Certains veulent bien se prononcer sur l'œuvre, mais non sur sa valeur. Vernet affirme que " les artistes ne sont juges que du mérite des ouvrages relativement aux beautés de l'art et non pas de leur valeur pécuniaire dans le commerce ".

La spéculation

La notion de cote apparaît au xviie s. La correspondance entre Fouquet et son frère permet de constater l'existence d'une certaine fièvre aux poussées assez incohérentes.

Non contents d'acquérir deux ou trois toiles, les amateurs s'efforcent d'amasser toute l'œuvre d'un peintre, qu'ils ne revendent pratiquement jamais. En réalité, l'heure de la grande spéculation n'est pas encore arrivée. Si un homme bien né aime une toile, il l'acquiert. Si un peintre lui plaît, il l'entretient à demeure, et rarement ses œuvres seront considérées comme des marchandises. Un gentilhomme peut peindre pour son plaisir, mais à aucun moment il ne pourra tirer parti de son talent. C'est par une série de subterfuges et de faux témoignages que Philippe IV réussit à conférer à Vélasquez le titre de majordome.

Depuis la Fronde, la passion pour les objets d'art gagne les gens de robe, les grands négociants et les financiers. En 1662, les bibliophiles guettent la dispersion des collections du cardinal de Mazarin.

D'année en année, le nombre des amateurs s'accroît. À l'époque de Louis XIII, il n'y a guère de villes de province qui n'en abritent au moins une vingtaine. Londres, Paris, Bâle, Nuremberg se disputent la suprématie du négoce des objets d'art. La clientèle s'est démocratisée, et c'est à la bourgeoisie que les marchands ont affaire. Comme à Rome deux millénaires auparavant, les objets sont des accessoires vendus par des négociants dépendant de la corporation. C'est chez les merciers, les orfèvres que l'on trouve les objets d'art. La boutique de Gersaint, peinte par Watteau nous donne une idée de la manière dont devaient se présenter les objets aux yeux des promeneurs. Les amateurs, les gens de la Cour, les bourgeois enrichis, les financiers ont le goût du nouveau et se débarrassent sans complexe des œuvres estimées par la génération précédente. Les choses du passé les laissent indifférents. À cette époque encore, et jusqu'au début du xixe s., acquérir des " antiquités " reste l'apanage de quelques excentriques, des " anticomanes ", comme les appelle Balzac. Seul un petit nombre de " précieux " éprouvent le besoin de s'entourer d'objets anciens. Nul besoin de négoce pour les trouver. Les précieux se les procurent par milliers sur place : dans les décombres d'Athènes ou de Rome.

Évolution du négoce

Jusqu'au début du xixe s., ceux qui font profession de vendre des tableaux sont volontiers considérés comme des coquins. Les statuts de l'Académie royale interdisent à ses membres d'ouvrir une boutique de tableaux ou d'exercer tout commerce d'art. Ainsi l'élection de Mme Vigée-Lebrun ne va pas sans difficultés, car celle-ci est l'épouse d'un marchand. Et pourtant les démarches commerciales de Lebrun sont souvent remarquables. Ses méthodes préfigurent celles qui seront utilisées plus tard par Duveen et Wildenstein. Il édite des ouvrages de luxe, sortes de catalogues sous forme de livres, dans lesquels sont reproduits les tableaux qu'il veut vendre et où il vante souvent le talent de grands peintres injustement oubliés.

Il faudra attendre le xxe s. pour voir, en Grande-Bretagne, le marchand Duveen appelé à la pairie et, en France, Daniel Wildenstein invité à siéger à l'Académie des beaux-arts.

Sous la Révolution, l'artisanat artistique fabrique des crosses de fusil ou des souvenirs révolutionnaires. Le peu d'empressement mis par les Français à disputer aux marchands et aux collectionneurs anglais les trésors accumulés à Versailles et mis à l'encan prouve que la spéculation sur les œuvres d'art n'est pas encore entrée dans les mœurs.

Pendant les dernières années du xviiie s. les œuvres conçues sous l'Ancien Régime souffrent de la mévente due à la crise financière et à la mode. Pour quelques centaines de francs, il est possible de se constituer une galerie de chefs-d'œuvre. Un Fragonard vaut de 50 à 200 F.

En mai 1795, Christie adjuge l'Assomption de la Vierge de Murillo pour 46 guinées ; cette toile avait coûté vingt fois plus cher soixante ans auparavant. En 1797, un Raphaël, la Madone au corset rouge, provenant de la chapelle privée de Mazarin et que Trubull avait payé 40 000 livres, est adjugé pour 890 livres.

Au lendemain du Directoire, la reprise s'amorce ; les manutentionnaires, les agioteurs, les acquéreurs de biens nationaux se manifestent bruyamment dans les ventes publiques. En 1801, les 158 tableaux provenant de la collection Toyolan — c'est la première vente importante effectuée depuis la Révolution — atteignent le prix respectable de 336 000 F. En revanche, les prix de la peinture " moderne " ne cessent de baisser. Les commandes se raréfient. Ce n'est que dans les premières années de l'Empire qu'un renouveau se dessine.

Les nouveaux amateurs

À dater des guerres du Premier Empire, la société bourgeoise qui, depuis plus d'un demi-siècle, fréquentait les Salons, se pique d'apprécier les arts et d'en connaître la valeur. Balzac et Flaubert ne sont pas toujours indulgents à l'égard de ces banquiers, de ces parfumeurs ou de ces bonnetiers à la recherche du " Beau ". Sauf pour quelques peintres officiels, la situation de la plupart des artistes reste difficile, sinon tragique.

Sous la Restauration, ce n'est plus l'argent qui fait défaut mais le goût. La clientèle recherche des tableaux intimistes et bien " léchés ". Véron décrit ainsi ces " amateurs " : " L'un est fier d'un tableau quand il l'a payé très cher ; l'autre ne s'enorgueillit d'un tableau que lorsqu'il l'a payé très bon marché ; l'orgueil de l'un, c'est de s'y connaître assez pour avoir su mettre beaucoup d'argent sur une toile ; l'orgueil de l'autre, c'est d'être assez fort en peinture pour avoir découvert dans ce qu'on croyait une croûte un chef-d'œuvre de maître. "

La grande spéculation

Jusqu'en 1850, le promeneur trouve dans les échoppes des brocanteurs de quoi assurer la fortune d'un de nos contemporains. Villes et campagnes regorgent d'épaves du passé qui feraient frémir d'émoi les collectionneurs du xxe s. La société bourgeoise, européenne et américaine, qui profite de l'évolution économique et industrielle, découvre à son tour les bienfaits sociaux et financiers de la peinture moderne. L'œuvre d'art devient une " valeur " qui a une cote. Il n'est plus bon d'être un " indépendant ".

À partir de 1840, les gens s'occupant de l'achat ou de la vente des objets prirent le nom d'antiquaires, mot qui a perdu le sens primitif d'érudit occupé à résoudre des problèmes d'archéologie. Les antiquaires se divisent en deux catégories : les spécialistes et ceux qui vendent de tout. C'est Durand-Ruel qui, le premier, comprit le rôle d'un marchand dans cette société en mutation. Reprenant la méthode du mécénat pour la transposer sur un plan commercial, il risqua sans cesse sa fortune pour faire triompher ses goûts et ses idées. Ses méthodes bouleversèrent les mœurs traditionnelles ; avec lui, le goût de l'amateur cesse d'être un critère, il doit adapter sa vision à celle du marchand. En 1869, Durand-Ruel écrit : " Un véritable marchand de tableaux doit être en même temps un amateur éclairé, prêt à sacrifier au besoin son intérêt, et préférant lutter contre les spéculateurs que s'associer à leurs agissements. " Contrairement à ses prédécesseurs, Durand-Ruel écoute les peintres, mais ne leur donne aucun conseil sur le plan esthétique ou technique. En 1866, il acquiert 70 toiles de Théodore Rousseau pour 36 000 F, puis, en 1871, pour 51 000 F d'œuvres de Manet, 500 F d'œuvres de Renoir. En 1884, il est endetté d'un million de francs, et les marchands de tableaux à la mode en profitent pour le menacer de réaliser en une seule fois, à l'hôtel Drouot, tous les tableaux impressionnistes qui sont sur le marché. Les négociants espèrent ainsi dévaloriser l'énorme stock de leur concurrent. Durand-Ruel meurt presque ruiné, avec, dans ses réserves, 800 Renoir et 600 Degas.

Vers le milieu des années 1980, on n'en finit pas d'aligner des records d'un jour à l'autre, au cours des ventes, dans un marché saisi par le vertige et la spéculation, ce qui ne permet pas, dans de nombreux cas, l'acquisition d'œuvres majeures par les musées. Celles du xixe s. atteignent ainsi des niveaux de prix exceptionnels (Van Gogh : Les Iris, 315 millions de F en 1987 ; Portrait du docteur Gachet, 458 millions de F en 1990 ; Renoir, Moulin de la Galette, 450 millions de F, 1990). Quelque 300 millions de F sont atteints en 1989 pour les Noces de Pierrette de Picasso et les œuvres du passé sont en voie de suivre cette pente ascendante : un dessin de Raphaël, Tête d'homme, 42 millions de F (1985) ; une Adoration des mages de Mantegna, 97 millions de F (1985). Plus récemment le Portrait d'un hallebardier (Cosme I er de Médicis), de Pontormo, a été adjugé pour 235 millions de F au musée Getty de Los Angeles (1989). Et la peinture contemporaine n'est pas en reste : Andy Warhol, Marilyn Monroe, 66 millions de F (1988), etc. Il n'est pas étonnant qu'après ces sommets le marché s'assainisse et que les prix soient largement à la baisse depuis 1991-92, même si les œuvres exceptionnelles connaissent encore de belles enchères, comme cette aquarelle gouachée de Matisse (la Danse, 1910) adjugée à quelque 9 millions de F (Drouot, 1995).

Le grand marchand

Depuis un demi-siècle, les marchands sont enfin tenus en estime. Durand-Ruel, Kahnweiler, Maeght sont associés dans l'esprit des amateurs à la réussite de Renoir, de Picasso, de Chagall. Ce n'est qu'à la fin de la crise mondiale de 1929 que le grand nombre découvre des œuvres reconnues depuis vingt ans par les initiés. Et les grands peintres contemporains ne gagnèrent l'estime du public qu'à la veille de 1939. Les rapports entre marchands et artistes ont changé ; plutôt que de signer des contrats, ils s'arrangent dans la confiance et l'amitié. Kahnweiler et Picasso illustrent ce genre de rapports. Les grands marchands se spécialisent. Petit se consacre au Surréalisme, Denise René au Cinétisme ; d'autres s'occupent d'un seul peintre.

Des marchandises

Si jamais époque n'a manifesté un tel intérêt pour la peinture, jamais non plus il n'y a eu tant de peintres, de sculpteurs, de marchands, de galeries et de spéculateurs.

L'objet d'art est devenu un produit qui s'impose à une clientèle sans cesse grandissante. Jusqu'en 1973, il a été, pour le négoce et les spéculateurs, une source de bénéfice souvent considérable. Depuis lors, une baisse brutale et importante de la peinture dite moderne a remis quelques " valeurs " à la place qu'elles méritaient.

En 1977, les promoteurs de l'art usent de procédés en usage dans l'industrie et le commerce. Publicité journalistique, émissions de radio et de télévision, préfaces de catalogues signées de noms prestigieux, tout est bon pour lancer un nouveau produit : pour faire connaître le nouveau Cézanne. À en croire leurs thuriféraires, il en surgirait une dizaine par mois.

Aux moins fortunés, on offre les " multiples ", les " sérigraphies ", les sculptures tirées à des milliers d'exemplaires. On trouve de l'art jusque dans les magasins à succursales multiples. Mais tout cela n'est pas neuf. Au xixe s., les marchands de tableaux et de cadres — tel le monsieur Arnoux de Flaubert — offraient déjà les reproductions des chefs-d'œuvre tirées à des milliers d'exemplaires.

Les sociétés d'investissement

Dernières-nées, voici les sociétés financières qui, pour attirer les capitaux, promettent de transformer les billets de banque en chefs-d'œuvre et les chefs-d'œuvre en or. Puis un brillant conseil d'administration où l'on trouve les noms des grands amateurs d'art prêts à négocier leur bon goût et à rechercher à travers le monde l'occasion que le " fund " revendra dans un délai si possible rapide. La difficulté consistera notamment à faire admettre aux spéculateurs que leur placement ne pourra rapporter de bénéfice qu'après de nombreuses années.

L'entreprise est audacieuse, car elle suppose chez les membres du conseil une très grande pertinence, un sens des mouvements de la mode, une connaissance remarquable des œuvres, évidemment assortis d'une parfaite honnêteté. C'est exiger beaucoup. Les années à venir permettront de porter un jugement.

Depuis 1939, une partie de la fortune internationale est investie en œuvres d'art, contemporaines pour la plupart. L'un des soucis principaux est de découvrir le jeune talent, et d'acquérir ses œuvres. Les critères se sont modifiés, les amateurs sont souvent plus sensibles aux origines prestigieuses qu'à la qualité, à la valeur financière qu'à la véritable beauté. Le créateur qui travaille à sa guise bénéficie de droits d'auteur et d'une législation le protégeant des faussaires ou des marchands qui pourraient l'exploiter. Les artistes se sont singulièrement enrichis, bien qu'ils manifestent tous un mépris apparent pour la fortune. Les plus grands sont devenus des personnages éminents du monde contemporain.

L'établissement de la cote

Ceux qui doivent établir les cotes et la valeur de tels peintres ou de telles œuvres ont une tâche difficile. En effet, pour tout objet à vendre, le calcul du prix de vente s'effectue en additionnant le prix de revient au bénéfice ; or, en ce qui concerne l'objet d'art, il ne suffit pas d'évaluer la matière première, le salaire, l'amortissement, le bénéfice et le talent. De nombreuses notions entrent en jeu, telles que la mode, le goût des amateurs, le savoir-faire du marchand, les différentes adjudications prononcées dans les années précédentes, l'" époque " de l'œuvre, de sorte que l'établissement du prix sera sans cesse remis en question. Ces notions étant fluctuantes, la sagesse consistera à établir deux prix, l'un dit " raisonnable ", l'autre dit " élevé ". L'évaluation du prix " raisonnable " dépendra des adjudications prononcées dans les six ou douze mois passés, de la date de l'œuvre ou de sa " période " et de son pedigree, c'est-à-dire de sa provenance.

Les prix pratiqués par les marchands ne dépendent pas de la cote telle que nous l'avons définie, mais des barèmes de ces derniers et de leurs méthodes personnelles. Leur habileté pouvant leur permettre de vendre une toile infiniment plus cher en vente qu'à l'encan.

Depuis 1935 l'évolution de la cote était en constante hausse, mais depuis 1975 tout devient fluctuant. Les ventes publiques, véritables miroirs des cotes d'œuvres, révèlent combien la spéculation sur les œuvres d'art est incertaine. Il est vrai que certaines enchères atteignent des niveaux surprenants — tels un portrait de Vélasquez adjugé à 30 millions de francs ou un Titien emporté à la moitié de ce chiffre —, mais ces résultats ne sauraient cependant constituer des Bourses car les fluctuations du cours des objets d'art sont fondamentalement différentes de celles des valeurs boursières.

Les ventes aux enchères

Elles restent depuis des millénaires l'un des systèmes d'échange les plus prisés. Jusqu'au ive s., elles font de Rome la capitale du commerce méditerranéen.

À Paris, au Moyen Âge, ces ventes connaissent tant de succès que certaines corporations tentent de restreindre leurs activités. L'intérêt suscité est tel que les enchères seront poussées même pendant les plus graves crises, que ce soit la Fronde, la Révolution ou la banqueroute de Law. Au xviiie s., le rythme des ventes est fort lent. En 1770, il faut trois jours pour écouler 40 objets provenant de la collection du duc de Guiche. Le système est précaire. Les huissiers-priseurs sont accusés des pires méfaits et font preuve d'une totale incompétence. Les catalogues sont rédigés de façon fantaisiste. Tout est mêlé : l'original au faux, le pastiche aux œuvres repeintes. L'exposition est trop rapide, le désordre est complet. Les amateurs réclament des garanties. À partir de 1740, quelques spécialistes, parmi lesquels Mariette et Gersaint, acceptent de rédiger des catalogues.

De grands critiques, tel Diderot, éduquent les amateurs. Mais la véritable réorganisation du marché date de 1830. Pour redonner confiance à la clientèle et la protéger, les catalogues sont gratuits et on innove en garantissant l'authenticité des objets.

En Angleterre, le système des ventes publiques n'a guère changé depuis trois siècles. James Christie lui donna sa véritable impulsion. Ami de Reynolds et de Gainsborough, il reconnut l'importance de la presse et de la publicité.

Depuis 1860, l'extension de la curiosité, l'augmentation du nombre des amateurs, la nationalisation des œuvres d'art rendent chaque jour plus difficile la formation de grandes collections. Les objets se raréfient et les fondations disposent de moyens considérables pour les acquérir.

On a peine à imaginer ce qu'il adviendra du négoce des objets. Tout dépendra des systèmes politiques, financiers et sociaux. Dans un monde capitaliste en expansion, la cote des " beaux " objets n'ira qu'en augmentant, mais, en revanche, l'évolution des modes sera plus rapide et plus brutale. L'œil et le jugement seront de plus en plus asservis à l'envahisseur audio-visuel. Des fortunes investies en tableaux s'édifieront, d'autres s'évanouiront, car, si la toile prend plus aisément le vent que l'or, elle risque, par contre, d'entraîner fâcheusement l'embarcation.