cubisme

Juan Gris, Jeu d'échecs
Juan Gris, Jeu d'échecs

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

          

CHRONOLOGIE DU CUBISME

1906Renouvellement de l'art des fauves au contact de l'art nègre. Deraindonne à son panneau des Baigneuses certains traits précubistes qui seront sans suite dans son art.
Picasso, après avoir passé l'été à Gosol, exécute les premières esquisses des Demoiselles d'Avignon, inspirées par les pensionnaires d'une maison de passe, rue d'Avignon à Barcelone.
Juan Gris arrive à Paris et s'installe 13, rue Ravignan, à Montmartre, dans un immeuble d'ateliers dénommé par Max Jacob le « Bateau-Lavoir » et où logent Picasso, Mac Orlan, Salmon, Gargallo, puis Reverdy.
1907Picasso termine les Demoiselles d'Avignon.
Paysages cézanniens de Braque à La Ciotat et à l'Estaque.
Rétrospective de Cézanne au cinquième Salon d'automne (56 œuvres) et publication de ses lettres à Émile Bernard.
Influence de Cézanne sur de nombreux jeunes peintres : Fernand Léger, André Lhote.
Ouverture de la galerie Kahnweiler rue Vignon.
Rencontre Picasso-Braque.
1908Picasso organise dans son atelier un banquet en l'honneur du Douanier Rousseau.
Géométrisation cézanienne chez Braque à l'Estaque.
Développement du groupe du Bateau-Lavoir : Apollinaire, Braque, Juan Gris, Max Jacob, Kahnweiler, Marie Laurencin, Metzinger, Picasso, Princet, Raynal, André Salmon, Gertrude et Leo Stein.
Passage Dantzig, dans l'immeuble dit « la Ruche », un autre groupe se constitue autour de Fernand Léger, d'André Mare, d'Archipenko ; ces artistes se lient avec Apollinaire, Max Jacob, Reverdy.
Le jury du Salon d'automne refuse cinq toiles de Braque sur sept (Matisse parle à leur sujet de « petits cubes ») et une toile de Lhote, la Grappe. Braque retire tout son envoi et n'exposera plus à ce Salon jusqu'en 1920.
Séjour de Picasso à La Rue-des-Bois (Oise) : cubisme cézannien.
Exposition Braque chez Kahnweiler : préface d'Apollinaire.
1909Extension du cubisme cézannien chez Delaunay, Gleizes, Herbin, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger, Picabia.
Ralliement des sculpteurs Archipenko et Brancusi.
Delaunay expose un autoportrait au Salon des indépendants.
Braque expose pour la dernière fois à ce Salon ; il n'y reviendra qu'en 1920.
Vacances de Braque à La Roche-Guyon, de Picasso à Horta de San Juan (ou « de Ebro »), où il fait la synthèse des styles nègre et cézannien.
Septième Salon d'automne : Léger, Metzinger, Brancusi, Le Fauconnier.
Picasso quitte le Bateau-Lavoir pour le boulevard de Clichy, expose chez Vollard (dernière exposition parisienne jusqu'en 1929) et chez Thannhauser à Munich.
Larionov organise à Moscou une exposition d'avant-garde française.
Bref séjour de Braque et de Derain à Carrières-Saint-Denis.
1910Développement du cubisme analytique chez Braque et Picasso. Les autres artistes pratiquent encore un cubisme cézannien.
Adhésion au cubisme du sculpteur Csáky, des trois frères Duchamp (Gaston, dit Jacques Villon, Raymond, dit Duchamp-Villon, et Marcel), de Roger de La Fresnaye et de Marcoussis.
Léger rencontre chez Kahnweiler Braque et Picasso.
Salon des indépendants : Delaunay, M. Duchamp, Gleizes, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger et les sculpteurs Archipenko, Brancusi et Duchamp-Villon.
Braque passe l'été à l'Estaque, Picasso à Cadaquès avec Derain, que tente un instant le cubisme.
Picasso : série de portraits (Uhde, Vollard, Braque, Kahnweiler).
Salon d'automne : M. Duchamp, La Fresnaye, Gleizes, Le Fauconnier, Léger, Metzinger, Picabia et Duchamp-Villon.
L'Association des artistes de Munich, organisée par Kandinsky, expose des œuvres cubistes.
Exposition André Lhote à la galerie Druet.
1911Premières œuvres cubistes de Juan Gris.
Formation du groupe de Puteaux (les Duchamp, Gleizes, La Fresnaye, Léger, Metzinger, Picabia, Kupka). Lieu de réunion : l'atelier de Jacques Villon, 7, rue Lemaître, à Puteaux. Ces artistes s'engagent déjà sur la voie de l'abstraction et organisent le premier Salon de la Section d'Or.
Georges Valmier et Serge Férat se rapprochent du mouvement.
Première exposition d'ensemble des cubistes au Salon des indépendants ; dans une même salle : Delaunay(Tour Eiffel, 1910), Gleizes, Le Fauconnier, Marie Laurencin, Léger (Nus dans la forêt), commencé en 1909, Metzinger ; ailleurs : M. Duchamp, La Fresnaye (le Cuirassier), Kupka, Reth, Picabia, Lhote. Violentes attaques dans la presse.
Exposition cubiste au Cercle des indépendants à Bruxelles.
Première exposition Picasso aux États-Unis, à la Photo Secession Gallery de New York.
Gris, Picasso et le sculpteur Manolo passent l'été à Céret, qualifié ensuite de « Mecque du cubisme ».
Mondrian s'installe à Paris (1911-1914).
Salon d'automne ; les cubistes sont réunis dans une même salle : Gleizes, M. Duchamp, Kupka, La Fresnaye, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger, Picabia, Reth, J. Villon, Archipenko, Csáky et Duchamp-Villon.
Delaunay participe à la première exposition du Blaue Reiter à Munich.
1912Généralisation de l'influence cubiste sur des étrangers fixés à Paris : adhésion du Russe Léopold Survage, du Néerlandais Mondrian, du Mexicain Diego Rivera.
Expositions cubistes en Europe : à la galerie Dalmau à Barcelone, au Sturm à Berlin, au Sonderbund à Cologne, au Blaue Reiter à Munich, au Valet de Carreau à Moscou, à la Kunsthaus à Zurich, à la deuxième exposition postimpressionniste de Londres.
Papiers collés et collages de Braque et de Picasso.
Retour à la couleur et à une certaine lisibilité.
Delaunay et Lotiron peignent la cathédrale de Laon.
Première exposition Léger chez Kahnweiler.
Première exposition Delaunay et Marie Laurencin à la galerie Barbazanges.
Salon des indépendants.
Le clou en est la Ville de Paris par Delaunay. Gris s'y montre pour la première fois en public. Marcel Duchampprésente, puis retire sur les instances de Gleizes, avant le vernissage, son Nu descendant un escalier. Exposent aussi Gleizes, La Fresnaye, Marie Laurencin, Le Fauconnier, Léger, Lhote, Metzinger, Picabia, Reth, Rivera, les sculpteurs Archipenko et Brancusi.
Delaunay commence la série des Fenêtres.
Gleizes et Metzinger publient Du cubisme.
Premier dîner des Artistes de Passy, présidé par Paul Fort, rue Raynouard, dans la maison de Balzac : Apollinaire, Duchamp-Villon, Laurencin, Le Fauconnier, Léger, Mare, Metzinger, Picabia, Henry Valensi, Villon.
Salon d'automne : Duchamp, Gleizes, Kupka, La Fresnaye, Laurencin, Le Fauconnier, Léger, Marcoussis, Metzinger, Picabia, Rivera, Csáky. Duchamp-Villonprésente avec André Mare une œuvre collective, la Maison cubiste. Violentes critiques de la presse, lettre ouverte du doyen du conseil municipal de Paris, interpellation à la Chambre du député J.-L. Breton. Les cubistes sont défendus par Marcel Sembat : « Quand un tableau vous semble mauvais, vous avez un incontestable droit : celui de ne pas le regarder et d'aller en voir d'autres. Mais on n'appelle pas les gendarmes. »
Premier numéro de la revue la Section d'Or et Salon de la Section d'Or : Gleizes, Gris, La Fresnaye, Laurencin, Léger, Lhote, Marcoussis, Metzinger, Picabia, Villon.
1913Apollinairepublie les Peintres cubistes, méditations esthétiques.
Salon des indépendants, caractérisé par l'affirmation du dynamisme et de la couleur chez les tenants de l'orphisme (Delaunay, Kupka, Picabia) et les synchromistes américains (P. H. Bruce, A. B. Frost, Morgan Russel et Stanton Macdonald-Wright). Exposent aussi Gleizes, Laurencin, La Fresnaye, Lhote, Marcoussis, Mondrian, Metzinger, Reth, Valmier.
Braque, Gris, Picasso séjournent à Céret. Expression plus tranchée de la personnalité de chacun et développement du cubisme synthétique.
Salon d'automne : Gleizes, Kupka, La Fresnaye, Le Fauconnier, Lhote, Metzinger, Picabia, Rivera et Duchamp-Villon. Les Soirées de Paris, revue fondée par André Salmon et André Billy, sont rachetées par Serge Férat.
Picasso expose à Berlin, à Munich, à Cologne et à Prague ; Delaunay et Braque, à Berlin.
Extension des expositions cubistes à l'étranger : au Sturm à Berlin, à la Moderne Galerie à Munich, au premier Salon d'automne allemand, aux Doré Galleries à Londres. Aux Etats-Unis, très importante manifestation de peinture moderne de l'Armory Show, mais présentation non groupée des œuvres cubistes.
1914Expositions Picasso et Braque en Allemagne et aux États-Unis (« Galerie 291 » et « Secession Art Gallery »).
Gleizes, Metzinger, les Duchamp exposent au Sturm.
La sculpture cubiste s'affirme avec l'adhésion de Laurens, de Lipchitz, de Zadkine et de Duchamp-Villon (le Cheval). Picasso : constructions en bois et en tôle peinte.
Trentième Salon des indépendants : Delaunay, Férat, Gleizes, Laurencin, Lhote, Marcoussis, Metzinger, Mondrian, Picabia, Survage, Sonia Terk-Delaunay, Villon, Archipenko, Csáky, Zadkine.
Séjours de Gris à Collioure, de Braque à Sorgues, de Picasso à Avignon.
Déclaration de guerre et dispersion du groupe cubiste.

 

Les débuts du Cubisme. Picasso et Braque

" Quand nous avons fait du Cubisme, a dit Picasso, nous n'avions nullement l'intention de faire du Cubisme, mais seulement d'exprimer ce qui était en nous. " Qui eût pu en effet prédire l'importance qu'allait avoir ce groupe de 5 nus féminins, connu depuis sous le nom de Demoiselles d'Avignon (New York, M. O. M. A.), que Picasso entreprit de peindre en 1906, à peine sorti de sa " période rose " ? Comme dans cette dernière période, les corps étaient au début peints à plat presque sans modelé, mais, durant l'hiver de 1906-1907, l'artiste se proposa brusquement d'y suggérer le volume sans pour autant recourir au clair-obscur traditionnel. Pour cela, après bien des essais, il finit par remplacer les zones d'ombre par de longs traits de couleurs parallèles, dans le traitement du moins des deux figures de droite, l'œuvre restant en partie inachevée.

Le jeune peintre fauve Georges Braque, amené chez Picasso par Apollinaire, en fut lui-même médusé. " Mais, malgré tes explications, lui aurait-il dit, ta peinture, c'est comme si tu voulais nous faire manger de l'étoupe ou boire du pétrole. " Il ne resta pourtant pas insensible au problème posé et chercha lui-même à le résoudre, de manière assez semblable, dans le grand Nu qu'il peignit peu après, durant l'hiver de 1907-1908 (Paris, coll. part.).

On a beaucoup parlé au sujet de ces œuvres de l'influence que l'art africain (désigné alors comme « art nègre ») aurait exercée sur ces deux artistes, et il est certain que, à la suite de Vlaminck, de Derain et de Matisse — qu'ils connaissaient bien —, Picasso et Braque se passionnèrent à leur tour pour cet art, dont la liberté plastique les fascinait. S'il est vrai qu'on peut découvrir parfois une certaine similitude d'aspect entre tel masque africain et telle étude pour les Demoiselles, par exemple, la comparaison raisonnée des moyens techniques utilisés dans les deux cas rend toutefois improbable toute influence directe.

En fait, s'il est exact que le problème résolu par Picasso était bien celui d'une nouvelle figuration des volumes sur une surface plane — et il semble difficile de le nier —, il se trouvait posé d'une manière bien plus aiguë dans les œuvres de Cézanne, celles des dix dernières années de sa vie en particulier, et il est au demeurant significatif que l'exposition rétrospective consacrée au maître d'Aix en octobre 1907 par le Salon d'automne ait constitué pour les jeunes fauves et futurs cubistes une véritable révélation. La solidité des formes cézanniennes, contrastant fortement avec les brouillards colorés de l'Impressionnisme, répondait en effet d'avance à leurs propres préoccupations. Cette influence semble toutefois s'être exercée moins sur les données mêmes du problème que sur les moyens pratiques de le résoudre. Ce que Picasso et Braque retinrent surtout de la leçon de leur aîné, ce fut la volonté de rendre aux objets leur solidité et leur densité, qui s'étaient peu à peu évanouies dans la recherche trop exclusive des effets lumineux.

Le premier dans ses Natures mortes (Philadelphie Museum of Art, coll. A. E. Gallatin) et dans ses Paysages de la Rue-des-Bois, le second dans ses Vues de l'Estaque (New York, M. O. M. A.) cherchent tous deux, en 1908, à retrouver, surtout, la forme durable des objets en éliminant les détails accidentels et en dégageant très nettement les principaux solides : polyèdres, cylindres, cônes. On a voulu en trouver la raison dans la lettre de Cézanne à Émile Bernard du 15 avril 1904 (" Traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône... "), mais c'était oublier que son auteur y parle aussi de " faire sentir l'air ", un air qui est justement totalement absent dans leurs œuvres, les deux artistes relevant la ligne d'horizon et limitant le cube scénographique de manière à éliminer toute expression atmosphérique. L'éclairage y est réduit à un clair-obscur plus idéal que réaliste, qui modèle les volumes sans tenir compte des reflets ou des variations d'intensité de la source lumineuse. Quant à la couleur, loin d'être " à sa richesse ", elle est provisoirement sacrifiée à l'expression des volumes.

Bien que ce procédé ait déjà été employé par Cézanne dans certaines de ses œuvres, l'introduction en 1909 de passages, c'est-à-dire de légères interruptions de la ligne de contour, va accentuer l'originalité de la tentative de Picasso et de Braque. Pour eux, en effet, il ne s'agit pas de " points de contact " entre représentation linéaire et représentation colorée, mais d'une manière nouvelle d'atténuer les effets trop continus d'ombre et de lumière créés par le clair-obscur le long des arêtes des volumes. Pour la même raison, d'ailleurs, Picasso se met à rompre les grands volumes en les fragmentant en une série de volumes plus petits qui lui permettent de faire jouer à son gré l'éclairage des objets représentés (Femme aux poires, Chicago, coll. Samuel A. Marx ; Femme assise, Paris, M. N. A. M. ; Jeune Fille nue, Moscou, musée Pouchkine).

L'étude des volumes cède ainsi progressivement la place à celle des plans, qui permet à la fois de mieux respecter la vérité de l'objet et de limiter considérablement le clair-obscur afin d'obtenir des éclairages mieux maîtrisés, mais le passage d'une technique à l'autre se fait de manière purement expérimentale et par approximations.

Le Cubisme analytique

C'est en 1910 que Picasso et Braque consomment la rupture avec la vision classique en vigueur depuis plus de quatre siècles. Abandonnant définitivement l'unicité de point de vue de la perspective albertinienne, ils multiplient les angles de vision des objets de manière à en donner une représentation nouvelle, plus complète et plus raisonnée. En fait, c'est le rôle de plus en plus prépondérant conféré aux plans par l'éclatement du volume qui leur donna l'idée de les affranchir totalement de la perspective. Cette indépendance des plans par rapport au volume potentiel dont ils étaient abstraits aboutissait, il faut le reconnaître, à un hermétisme qui permettait difficilement au spectateur de recomposer mentalement les objets ainsi décrits. Le partage entre leurs lignes de contour et les lignes figurant dans la limite des plans n'était, en particulier, pas toujours facile à établir, d'autant plus que la couleur n'apportait aucune indication à ce sujet. Appliquée sur la toile par petites touches pommelées ou en frottis, elle se cantonnait dans des camaïeux d'ocres ou de gris qui conféraient au tableau une grande luminosité, mais n'exprimaient plus la couleur réelle des objets. Cet hermétisme diminuera, il est vrai, peu à peu, au fur et à mesure que les deux peintres deviendront davantage maîtres de leur technique et seront assez sûrs d'eux pour se passer de modèle et composer directement à partir de leurs propres images conceptuelles. En effet, dès ce moment, ils ne chercheront plus à détacher les plans de leur environnement naturel, mais présenteront seulement les aspects les plus significatifs des objets considérés. Une bouteille, par exemple, pourra être représentée par sa coupe verticale et sa coupe horizontale afin d'exprimer à la fois la forme de son profil et sa rondeur. Parfois, même, un seul aspect suffira, comme pour l'éventail de l'Indépendant (1911, Philadelphie, coll. Harry Clifford). Certains détails, enfin, peuvent servir de stimuli : la présence des chevilles, des ouïes ou de la queue d'un violon " suggèrent " forcément un violon.

Un tel système de figuration devait fatalement entraîner des conséquences importantes sur le plan spatial. Le volume, en effet, existe bien encore à l'état potentiel, puisque les lignes de contour d'un verre, par exemple, expriment sa forme cylindrique, mais c'est un volume vidé de sa substance, un volume immatériel, transparent. Rien ne s'oppose donc plus à ce que l'on voie un autre objet à travers lui. Les plans vont, par conséquent, s'échelonner en fonction de la position que leur assignera le peintre au sein d'un espace qui perd son homogénéité et son isotropie. Pour des raisons similaires, la couleur ne peut plus coïncider avec la forme. Elle se présente généralement séparément, souvent sous forme d'échantillons de matières : de faux bois par exemple.

Les papiers collés

C'est dans le même esprit que furent employés les " papiers collés ". Plutôt que d'imiter la matière de l'objet, ne valait-il pas mieux coller carrément sur la toile des papiers peints imitant ces matières, papiers auxquels les procédés mécaniques apportaient un fini difficilement égalable ? Des papiers reproduisant le bois, le marbre, le cannage, des tapisseries furent donc collés ou simplement épinglés sur les œuvres, puis, par la suite, des morceaux de journaux, de boîtes d'allumettes, des timbres-poste ou des cartes de visite. À la limite, un titre de journal suffisait ainsi à représenter un journal. Mais ces papiers créaient aussi des rapports spatiaux nouveaux, permettant par le jeu des valeurs de faire avancer ou reculer certains plans. Ils étaient, enfin, par leur nature même, des équivalents d'objets que ne pouvaient affecter ni les variations atmosphériques, ni l'éclairage, ni la position dans l'espace et restaient donc identiques à eux-mêmes. Et cette identité, cette permanence étaient fort importantes, car les cubistes ne voulaient pas représenter un objet particulier quelconque, mais un objet type dont les attributs puissent se retrouver dans chacune de ses individuations. Il s'agissait donc, on le voit, d'un art qui n'était plus imitatif au sens traditionnel du terme, mais qui restait résolument réaliste. Et, en ce sens, il ne semble pas exagéré de dire que le Cubisme se présente comme une épistémologie.

Les nouveaux adeptes

Bien peu de personnes et même d'artistes comprirent alors l'intérêt et le sens de ces recherches. Deux autres peintres pourtant devaient assez vite se rallier à ce nouveau langage et s'engager totalement, sans souci de fausse originalité, dans la voie déjà ouverte.

Très pauvre, Juan Gris avait d'abord dû travailler pour des journaux illustrés. Lorsqu'en 1911 il put enfin peindre à son gré, il commença par s'attaquer au problème des effets de la lumière sur les objets ou les corps, puis s'achemina en 1912 vers un système de construction dans lequel des rayons lumineux obliques et parallèles donnent naissance à des formes rigides et épurées (Hommage à Picasso, Nature morte à la guitare, New York, M. O. M. A. ; Nature morte, Otterlo, Kröller-Müller). C'est vers le milieu de 1912 qu'il adopta enfin, selon sa propre expression, le Cubisme " analytique ", mais en l'adaptant à ses propres préoccupations. C'est ainsi que, s'il se soumet au principe de la multiplication des angles de vue, il conserve un caractère de plausibilité visuelle à chacun des aspects différents d'un objet et use de couleurs franches et vives, indépendantes du " ton local ", qu'il rend dès la fin de 1912 par l'introduction de fragments de matières diverses — bois, marbre, tapisserie, miroir —, soit imités (les Trois Cartes, 1913, Berne, coll. Hermann Rupf ; Violon et gravure, 1913, New York, M. O. M. A. ; Violon et guitare, 1913, coll. Ralph F. Colin), soit collés (Construction : Guitare, 1912, Paris, musée Picasso). Très personnel, son langage fait en outre preuve d'un grand souci de rigueur plastique.

C'est l'influence de Picasso qui avait mené Gris au Cubisme ; c'est celle de Braque qui y mena Louis Marcoussis. Celui-ci se montra toutefois moins original que Gris, plus " orthodoxe " en tout cas. Annoncée en 1912 par une série de gravures (Portraits de M. Grabowski, 1911, de M. Gazanion, 1911-12 ; la Belle Martiniquaise, 1911-12), sa période analytique se conforme entièrement à la technique de Picasso et de Braque (Nature morte au damier, 1912, Paris, M. N. A. M.). Si le Bar du port (1913) est d'une facture plus indépendante, c'est probablement le Musicien (1914, Washington, N. G., coll. Chester Dale) qui constitue néanmoins le point culminant de sa production d'avant-guerre, et l'on y discerne déjà ce caractère poétique beaucoup plus personnel qui se développera dans son œuvre après 1920.

Le Cubisme synthétique

L'année 1913 va marquer un tournant important de l'histoire du Cubisme. Ce n'est pas cette fois la technique qui va être remise en question, mais la façon de concevoir les rapports du sujet et de l'objet, en un mot la méthode. En 1910, il s'agissait d'instaurer une vision inédite du monde en forgeant de nouveaux moyens d'expression ; il va s'agir maintenant d'une spéculation plus intellectuelle, portant sur la manière dont le peintre prend conscience des objets qu'il représente. Le passage se fit, au demeurant, sans aucune brusquerie.

Le Cubisme analytique avait, il faut le dire, dangereusement sacrifié l'unité de l'objet à sa véridicité. En d'autres termes, il en donnait une image plus fidèle et plus complète, mais avait rompu son homogénéité. Il convenait donc de lui rendre sa cohésion interne. C'est Picasso, une nouvelle fois, qui le comprit le premier. Jusque-là, en effet, il effectuait une sorte de tri mental des qualités de l'objet en s'appuyant sur la constance des expériences effectuées. Or, au cours de l'année 1913, il s'aperçut qu'il n'était pas nécessaire d'observer les objets pour les reproduire et qu'il pouvait tout aussi bien, et même mieux, en fixer les attributs essentiels dans une image a priori, à condition qu'elle soit issue d'une compréhension claire et logique de leur spécificité. Dès lors, il va s'élever intuitivement jusqu'à l'essence pour déterminer les caractères nécessaires d'un objet, ceux qui conditionnent son existence même et sans lesquels il ne serait point ce qu'il est, puis réunir ces attributs en une image unique qui en soit en quelque sorte l'essence plastique. La figure ainsi obtenue contiendra donc en puissance toutes les individuations possibles de cet objet. Pour ne prendre qu'un exemple, le verre de la Nature morte à la bouteille de marasquin (1914) n'est plus la réunion hétérogène de fragments de lignes de contour, mais l'équivalent plastique de l'essence d'un verre, c'est-à-dire d'un verre débarrassé de tout détail accidentel et réduit à l'essentiel.

La couleur, n'étant qu'un attribut variable, devient en conséquence indépendante de l'objet et se trouve ainsi libérée des servitudes du " ton local ". Après la grisaille de l'époque analytique, une œuvre comme la Bouteille de Suze (1913, Saint Louis, Missouri, Washington University) semble, avec son étiquette rouge et ses bleus vifs, une fête des yeux. Quant aux papiers collés, ils ne disparaissent pas, mais deviennent des moyens d'expression spatiale.

L'évolution de Braque fut, à ce point de vue, plus lente que celle de Picasso. En 1913 et même au début de 1914, il s'intéresse lui aussi aux possibilités spatiales des papiers collés (le Courrier, 1913, Philadelphie, Museum of Art, coll. A. E. Gallatin ; Violette de Parme, 1914, Londres, coll. Edward Hulton), mais conserve généralement un certain esprit analytique. Dans quelques œuvres, toutefois, il réduit à son tour les objets à leurs attributs permanents pour en donner des images plus hétérogènes que celles de Picasso, mais d'une remarquable pureté plastique et d'un grand intérêt du point de vue spatial (la Clarinette, 1913, New York, coll. part. ; Aria de Bach, 1913-14, Paris, coll. part.). D'une rigueur plastique non moins admirable, les papiers collés que Gris exécute en 1914 (Nature morte aux roses, anc. coll. Gertrude Stein ; le Breakfast, New York, M. O. M. A. ; la Table, musée de Philadelphie, Museum of Art, coll. A. E. Gallatin) font en outre preuve de rares qualités d'harmonie et de poésie au sein d'une architecture toujours plus solide et méticuleusement ordonnée.

Les exposants de la salle 41 au Salon des indépendants de 1911

Si le Cubisme créé par Picasso et Braque et pratiqué à leur suite par Gris et Marcoussis peut être considéré, au moins par commodité, comme une sorte d'orthodoxie de référence et reste la première manifestation du Cubisme sur le plan chronologique, il est juste de dire qu'il comprit historiquement toute une série d'autres tendances, parfois proches, mais aussi très divergentes.

Par un curieux paradoxe, ce n'est d'ailleurs pas par ses premiers créateurs que le Cubisme fut révélé au grand public, mais par d'autres peintres, qu'ils avaient, au demeurant, pour la plupart, assez largement influencés. Picasso et Braque, en effet, soucieux de travailler tranquillement, exposaient leurs œuvres à la gal. Kahnweiler, encore peu connue à cette époque, et ne participaient pas aux Salons, qui, seuls, attiraient la foule des amateurs. L'événement eut lieu au Salon des indépendants de 1911, dans la salle 41, où se trouvaient réunies des œuvres de Jean Metzinger, Albert Gleizes, Henri Le Fauconnier, Fernand Léger et Robert Delaunay. Encore qu'elles aient toutes indifféremment provoqué le scandale — comme celles que ces mêmes artistes (excepté Delaunay) allaient présenter au Salon d'automne de la même année —, elles étaient le fruit d'expériences souvent assez différentes et étaient loin d'avoir toutes une valeur égale.

Après avoir été directement influencé par le Cubisme analytique de Picasso (Nu, Salon d'automne de 1910), Jean Metzinger pratiqua à partir de 1911 un Cubisme plus cézannien, dans lequel domine une analyse très poussée des volumes (Deux Nus, 1910 ; le Goûter, 1911, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), avant de passer à une analyse du sujet proprement dit combinant des angles de vue multiples à l'intérieur d'une savante composition (l'Oiseau bleu, 1913, Paris, M. A. M. de la Ville ; la Danseuse au café, 1912 ; les Baigneuses, 1913, Philadelphie, Museum of Art). Son ami Albert Gleizes aborda le Cubisme par une phase cézannienne moins austère et d'un style plus figuratif (l'Arbre, 1910 ; la Chasse, 1911 ; Portrait de Jacques Nayral, 1911), mais traversa une phase analytique assez analogue qu'il définissait lui-même comme " une analyse de l'image-sujet et du spectacle-sujet " (les Baigneuses, 1912, Paris, M. A. M. de la Ville ; l'Homme au balcon, 1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg ; le Dépiquage des moissons, 1912, New York, Guggenheim Museum ; Portrait de Figuière, 1913, musée de Lyon ; Femmes cousant, 1913, Otterlo, Kröller-Müller). Assez proche d'eux en esprit, Le Fauconnier s'intéressa aussi à l'étude des volumes, mais en fonction surtout de la lumière, créant une sorte d'Impressionnisme cubiste assez personnel (Portrait de Paul Castiaux, 1910 ; l'Abondance, 1910-11, La Haye, Gemeentemuseum ; le Chasseur, 1912, New York, M. O. M. A.).

Infiniment plus originales, toutefois, se révélèrent les contributions de Léger et de Delaunay. Sous l'influence profonde et décisive de Cézanne, Léger commença par donner une place prépondérante à la forme, et plus spécialement aux volumes, comme dans la Couseuse ou les célèbres Nus dans la forêt de 1909-10 (Otterlo, Kröller-Müller), dont il disait lui-même qu'ils " n'étaient qu'une bataille de volumes ". Terme qui n'était pas exagéré, car, en " déboîtant " ceux-ci avec violence, il conférait déjà à ses œuvres un caractère résolument dynamique. C'est cette volonté de dynamisme qui le pousse, au début de 1911, à introduire dans ses toiles ses premiers " contrastes de formes " (la Noce, 1910-11, Paris, M. N. A. M. ; les Fumeurs, 1911, New York, Guggenheim Museum ; la Femme en bleu, 1912, musée de Bâle), qui consistent alors à opposer de larges aplats, généralement sans signification réaliste, aux volumes déboîtés des personnages ou des objets représentés. La couleur, qui avait été jusque-là sacrifiée à la forme, réapparaît en 1912, annonçant l'évolution que Léger va subir en 1913. " Quand j'ai bien tenu le volume comme je le voulais — expliquait-il —, j'ai commencé à placer les couleurs. " Et, en effet, ses œuvres de 1913 et de 1914 présentent toutes des couleurs vives et éclatantes d'un dynamisme intense (Contrastes de formes, 1913, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg ; l'Escalier, 1913, Zurich, Kunsthaus ; Paysage, 1914 ; Femme en rouge et vert, 1914, Paris, M. N. A. M.). Mais Léger n'abandonne pour autant ni les volumes ni les contrastes purement formels, car pour lui c'est l'équilibre entre les lignes, les formes et les couleurs qui crée un état d'intensité plastique maximal d'où jaillit le dynamisme indispensable à toute représentation du monde moderne.

D'un tempérament très proche de celui de son ami Léger, Delaunay avait subi lui aussi, dès le début de 1909, l'influence de Cézanne (Autoportrait, Paris, M. N. A. M. ; nombreuses Études de fleurs), mais c'est l'étude de l'action de la lumière sur les formes qui va orienter son évolution et donner un caractère puissamment original à son cubisme. Dans la série des Saint-Séverin (1909-10, New York, Guggenheim Museum ; Philadelphie, Museum of Art ; Minneapolis, Inst. of Art), celle-ci courbe les lignes des piliers et brise celles de la voûte et du sol, cependant que, dans la série des Tour Eiffel (1909-1911, New York, Guggenheim Museum ; Bâle, Kunstmuseum), elle y brise carrément toutes les lignes et sépare les volumes en groupes isolés obéissant à des perspectives discordantes. Dans celle des Villes (1910-11, Paris, M. N. A. M. ; New York, Guggenheim Museum), enfin, elle produit une véritable dissolution des formes. Toutes les recherches de cette période, que Delaunay appelait plus tard " destructive ", se trouvent réunies dans son immense Ville de Paris (1910-1912, Paris, M. N. A. M.), vaste synthèse qui résume toutes les expériences antérieures et annonce, dans sa partie centrale, la construction par la couleur, qui va devenir dès le milieu de 1912 le pivot de son œuvre, ainsi qu'on le verra plus loin.

Les tendances modérées

Le Cubisme répondait à un besoin général de renouvellement trop profond pour ne pas provoquer une crise de conscience chez beaucoup de jeunes peintres désireux de se libérer des contraintes anciennes sans pour autant adhérer totalement à l'esthétique cubiste. On connaît la phrase de Braque : " Pour moi, le Cubisme, ou plutôt mon cubisme, est un moyen que j'ai créé à mon usage et dont le but fut surtout de mettre la peinture à la portée de mes dons " (le Bulletin de la vie artistique, n° 21, 1924). Il semble qu'on pourrait la mettre avec plus de justesse encore dans la bouche de Jacques Villon, de Roger de La Fresnaye ou d'André Lhote, qui, n'ayant pas créé le Cubisme comme Braque, l'adaptèrent à leur tempérament.

Après avoir longtemps pratiqué le dessin d'illustration, Villon cherchait sa voie lorsque son frère, Marcel Duchamp, lui révéla le Cubisme. Désireux justement de trouver une discipline constructive, il s'appliqua dès 1911 à l'étude des volumes, puis, en 1912, adopta un système de construction pyramidale dont il avait trouvé le principe dans les écrits de Léonard de Vinci (la Table servie ; Instruments de musique, Chicago, Art Inst.), système qui ne l'empêchait point d'user très souvent de couleurs vives (Jeune Fille au piano, 1912 ; Jeune Fille, 1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg). Son but était avant tout de réaliser un ensemble harmonieux, aussi son cubisme fut-il volontairement sage et pondéré. Comme le fut également celui de La Fresnaye, qui, après avoir subi une forte influence de Cézanne (le Cuirassier, 1910, Paris, M. N. A. M. ; Paysages de Meulan, 1911-12), adopta certains procédés cubistes, comme celui des " passages " ou celui de la superposition des plans (Nature morte aux anges, 1912, Paris, M. A. M. de la Ville ; Portrait d'Alice, 1912), sans toujours rompre pour autant avec la perspective et la figuration traditionnelles. En 1913, sous l'influence de Delaunay, il s'orienta vers un mode d'expression reposant principalement sur le pouvoir constructif de la couleur, qui lui permit de réaliser ses meilleures œuvres (la Conquête de l'air, 1913, New York, M. O. M. A. ; nombreuses Natures mortes, 1913-14 ; le 14-Juillet, 1914, Paris, M. N. A. M. ; l'Homme assis, 1914). Peut-être serait-il devenu un grand créateur si la guerre ne l'avait laissé dans un état physique qui peut expliquer, au moins partiellement, le lamentable retour en arrière de ses dernières années, durant lesquelles il tomba dans un Néo-Classicisme qui laissera toujours subsister un doute sur ses véritables possibilités. D'autant que ses écrits dénotent un inquiétant respect pour la tradition.

Adapter le style cubiste à la composition traditionnelle fut, il est vrai, le dessein, avoué ou non, de plusieurs autres épigones du mouvement, dont André Lhote reste le principal représentant. Pour lui, il existait en effet des " invariants plastiques " (Parlons peinture, Paris, 1933) qui faisaient que toute découverte, tout nouveau procédé technique devait être soumis aux règles de la composition classique, conception qui n'était évidemment pas très différente de celle de l'académisme de l'école.

Cubisme et mouvement

Si ces artistes n'osèrent pas ou ne voulurent pas adopter entièrement le langage cubiste en raison de leur attachement à la tradition, d'autres se contentèrent également de n'en retenir que certains aspects, non par crainte cette fois de rompre totalement avec le passé, mais afin de pouvoir exprimer d'autres valeurs plastiques qui leur étaient chères et que le Cubisme orthodoxe avait négligées. Bien que les choses ne soient pas toujours si simples, on peut dire, pour clarifier l'étude, que deux grands problèmes vinrent remettre partiellement en question les données initiales et élargir l'horizon cubiste : celui du mouvement et celui de l'Abstraction.

Le premier problème fut posé dès 1910 par les futuristes italiens, qui affirmèrent avec éclat par leurs œuvres et par leurs divers manifestes la nature essentiellement dynamique du monde actuel. Convaincus qu'ils étaient les seuls peintres vraiment modernes, ils accusaient les cubistes de toutes tendances de pétrifier leur art dans le statisme " avec un acharnement passéiste ", oubliant par ailleurs qu'ils leur devaient une grande part de leurs procédés techniques, ce que Gino Severini devait finalement reconnaître plus tard (Jacques Maritain, G. S., N. R. F., Paris, 1960). En dépit de cette relative hostilité qui fit naître de nombreuses polémiques, peu de cubistes restèrent totalement indifférents aux propositions futuristes, et certains même devaient en subir plus ou moins passagèrement l'influence. Ce fut le cas en particulier de La Fresnaye (2e version de l'Artillerie, 1912), qui s'interrogea un temps sur la voie à suivre, et de Jacques Villon (Soldats en marche, 1913, Paris, M. N. A. M.), qui en conserva un certain sens du rythme (l'Équilibriste, 1913-14, Columbus, Gal. of Fine Arts). Léger et Delaunay, de leur côté, cherchaient à créer une vision franchement dynamique, mais au moyen de la couleur pure. Cependant, le peintre cubiste qui fut le plus proche de l'esthétique des futuristes fut sûrement Marcel Duchamp.

Le cubisme de Duchamp était déjà fort original. Tirant un parti nouveau de la multiplication des angles de vue et de la dissociation de la forme et de la couleur du Cubisme analytique, il s'était surtout intéressé dès 1911 au problème des transparences et de leurs possibilités plastiques (Portrait de joueurs d'échecs, 1911, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg). Avec le Jeune Homme triste dans un train (1911, Venise, coll. Peggy Guggenheim) et le Nu descendant un escalier (1re version, 1911, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), il aborda de plein front le problème de l'expression du mouvement, la deuxième version du Nu (1912, id.), plus abstraite que la précédente, provoquant d'ailleurs un grand scandale au fameux Armory Show américain de 1913. Il ne cherchait pas, il est vrai, à représenter le mouvement d'un corps, mais, disait-il, les diverses positions statiques d'un corps en mouvement. Aussi ne matérialisait-il pas le mouvement, mais le suggérait-il par la représentation abstraite de ses conséquences, dépassant par là l'approche du Futurisme, qui restait en fait beaucoup plus naturaliste.

Cubisme et Abstraction

Le problème des rapports entre le Cubisme et la Non-Figuration (ou l'Abstraction, pour employer le terme le plus couramment utilisé), vu avec le recul, paraît relativement simple. À l'époque, il ne l'était pas, et ces deux modes d'expression se confondaient ou s'opposaient sans que personne songe à tracer nettement une limite entre eux. Isolant certains éléments d'un tout, le Cubisme était abstrait, mais il n'était pas pour autant non figuratif au sens réel du terme. Résolument réaliste, mais s'opposant à la figuration traditionnelle, il proposait une représentation nouvelle de la nature qui, sans obéir à la vision optique conventionnelle, n'en continuait pas moins à rendre compte objectivement du monde extérieur. Toutefois, certains artistes, rangés à l'époque sous la bannière du Cubisme ou qui reconnurent par la suite lui devoir quelque chose, n'hésitèrent pas pour leur part à rejeter toute allusion à la réalité extérieure.

Parti du Cubisme, dont il subit longuement l'influence à partir de 1911, Mondrian devait finalement l'abandonner après la guerre pour développer " l'Abstraction vers son but ultime, l'expression de la réalité pure " (Plastic Art and Pure Plastic Art, Wintenborn, New York, 1947), mais, avant lui, deux autres artistes proches du Cubisme s'étaient déjà tournés vers la Non-Figuration : František Kupka, qui, dès 1912, s'attacha surtout à rendre l'espace au moyen de plans et d'harmonies colorées (Plans verticaux, Amorpha, 1912, Paris, M. N. A. M.) ou de lignes et d'arabesques, et Francis Picabia, qui, persuadé que les apparences du monde visible ne possèdent qu'une valeur relative, préféra les recréer au gré de sa fantaisie. Après s'être livré à une étude déjà fort abstraite du volume (la Procession à Séville, 1912, New York, coll. part. ; Danses à la source, 1912, Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), Picabia se dirigea dès 1913, avec des œuvres comme Udnie (Paris, M. N. A. M.), Edtaonisl (Chicago, Art Inst.) ou Catch as catch can (Philadelphie, Museum of Art, coll. Arensberg), vers un art d'invention pure, n'obéissant plus qu'aux lois de son imagination.

Mais, de tous les cubistes figurant parmi les pionniers de l'Art abstrait, c'est sûrement Robert Delaunay qui apporta la solution la plus remarquable et la plus féconde. Dès la seconde moitié de 1912, avec la série des Fenêtres (Paris, M. N. A. M. ; New York, Guggenheim Museum), il eut l'idée d'une peinture qui ne tiendrait techniquement que des contrastes de couleurs et dans laquelle la couleur serait à la fois " forme et sujet ", c'est-à-dire dans laquelle le sujet n'aurait plus d'importance (l'Équipe de Cardiff, 1912-13, Eindhoven, Van Abbemuseum ; Paris, M. A. M. de la Ville ; Hommage à Blériot, 1914, Paris, M. N. A. M. ; musée de Grenoble) ou disparaîtrait tout à fait, comme dans le Disque (1912, Madison, Conn., coll. Tremaine) ou les Formes circulaires (1912-13, New York, M. O. M. A. ; Amsterdam, Stedelijk Museum). L'essentiel pour lui n'était pas de délivrer le tableau de toute référence visuelle à la nature, mais d'adopter une technique " antidescriptive ". Le pouvoir dynamique de la couleur lui permettait, d'autre part, d'apporter une solution originale au problème du mouvement en créant, par un contraste judicieux des couleurs, des vibrations plus ou moins rapides, qu'il pouvait contrôler à son gré.

L'éclatement du Cubisme

La Première Guerre mondiale devait mettre brutalement un terme aux activités de la plupart des cubistes. Braque, Léger, Metzinger, Gleizes, Villon et Lhote sont mobilisés. La Fresnaye, réformé, et Marcoussis, de nationalité polonaise, s'engagent.

Plusieurs d'entre eux, certes, seront plus ou moins rapidement réformés et retravailleront avant la fin du conflit ; de nouvelles recrues, d'autre part, comme Hayden, Valmier ou Maria Blanchard, adopteront plus ou moins complètement le langage cubiste, mais rien ne sera plus comme avant.

Picasso, Gris et Delaunay continuent, il est vrai, dans les voies précédemment tracées, mais, dès 1917, Picasso lui-même donne l'exemple de l'infidélité au Cubisme (rideau de Parade, Paris, M. N. A. M.), suivi quelques années plus tard par Metzinger, Herbin et La Fresnaye, qui reviennent, eux, carrément à des formules résolument figuratives, cependant que Gino Severini, le plus cubiste des futuristes, se renie publiquement en publiant Du Cubisme au Classicisme (J. Povolozky, Paris, 1921), violente critique des procédés modernes. D'autres, enfin, s'engagent dans des directions différentes : Duchamp et Picabia évoluent vers le Dadaïsme, Mondrian vers l'Abstraction totale, Fernand Léger, Georges Braque, Marcoussis, Gleizes, Le Fauconnier et Villon vers des modes d'expression beaucoup plus nettement personnalisés. Seul Juan Gris restera, tout en évoluant bien sûr, absolument fidèle au Cubisme, qu'il mènera en quelque sorte à son point d'achèvement. Si bien qu'il ne semble pas exagéré de dire que, s'il se crée encore des œuvres cubistes après la guerre, le Cubisme est cependant pratiquement terminé en tant que mouvement historique.