Georges Rouault

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la peinture ».

Peintre français (Paris 1871  –id.  1958).

Les débuts

Ses origines artisanales (son père était ébéniste) et sa première formation lui donnèrent toute sa vie le goût du travail bien fait, de la perfection du métier. En 1885, il commence son apprentissage de peintre verrier et entre chez Hirsch, restaurateur de vitraux anciens, tout en suivant les cours du soir de l'École des arts décoratifs. En 1890, il décide de se consacrer à la peinture et, l'année suivante, s'inscrit aux Beaux-Arts dans l'atelier d'Élie Delaunay, à qui succède Gustave Moreau en 1892. Ce dernier, qu'il apprécie fort, le présente au prix de Rome en 1893, puis en 1895 ; après ces deux échecs, Rouault quitte les Beaux-Arts sur le conseil de Moreau lui-même. Trois ans plus tard, il devient le premier conservateur des collections léguées par son maître à la Ville de Paris. Deux faits importants doivent alors être retenus : sa fréquentation de l'abbaye bénédictine de Ligugé (Vienne), où il fait la connaissance de Huysmans et où se développe le sentiment religieux qui imprégnera désormais toute son œuvre ; sa participation à la fondation du Salon d'automne (1903), qui va lui permettre de se faire mieux connaître.

En marge du Fauvisme

C'est à cette époque que Rouault se libère d'une formation académique dont il retenait surtout un solide métier de dessinateur. Une humanité déchue ou marginale lui sert de modèle : filles et clowns, également destinés à assouvir les instincts sociaux les plus bruts. Adaptant à ses propres fins la meilleure leçon de Moreau, il tire de l'aquarelle, parfois rehaussée de pastel et de gouache, des effets magistraux, dont on retrouve la largeur et la fluidité dans ses huiles. La palette est d'une austérité corrosive : les bleus dominent, défaits par des roses livides, mordus par les ocres, avivés par les noirs. L'intensité expressive demeure à fleur du sujet, dont elle respecte l'identité (Clown tragique, 1904, Zurich, Kunsthaus), mais qu'elle transpose parfois avec une hardiesse inédite (Nu se coiffant, 1906, Paris, M. A. M. de la Ville ; Au miroir, 1906, Paris, M. N. A. M.).

Inspiré par la Femme pauvre de Léon Bloy, Monsieur et Madame Poulot suscita une réaction violente de l'écrivain ; exposée au Salon d'automne de 1905, l'œuvre tranchait fortement avec les tableaux des fauves ; elle témoignait d'une approche de la réalité humaine et d'une méthode picturale différentes, qui offraient davantage de similitudes avec les " périodes " de Picasso antérieures au Cubisme. Toute personnelle, l'évolution de Rouault se détache rapidement de celle de l'art contemporain. À partir de 1906, il s'intéresse à la céramique, se préoccupe, par conséquent, d'unir le décor à l'expression : déjà le contour sombre des figures s'affermit, équilibré par le modelé intérieur (Baigneuses, 1907, Hem, coll. part.). Inaugurée en 1908, la suite des Juges et des Tribunaux, accompagnée de peintures représentant les humbles gens de faubourgs et de banlieues lépreuses, est d'une veine plus satirique, d'une tension lourde à la limite de la caricature ; la mise au jour de la hideur morale des pharisiens répond au pathétique désespéré des premières aquarelles.

Les suites gravées

L'abandon progressif de cette technique au profit de l'huile, utilisée exclusivement à partir de 1918, fut favorisé par l'exécution des suites gravées (Miserere et Guerre), entreprises à l'instigation de Vollard ; celui-ci, après les deux expositions personnelles de Rouault chez Druet (1910-11), avait acheté l'atelier de l'artiste (1913) et devint en 1917 son marchand exclusif. C'est justement vers cette date, alors que Rouault commence à graver, qu'un nouveau style se dégage : le parti synthétique et statique se précise, faisant saillir le motif sobrement mis en valeur par le cerne, isolant des plans colorés ; l'image et le symbole deviennent les points extrêmes de multiples interférences. De 1920 à 1937 env., l'œuvre graphique prend le pas sur la peinture : Miserere, les Réincarnations du père Ubu de Vollard (eaux-fortes et bois gravés, publiés en 1932), Maîtres et petits maîtres et Souvenirs intimes (lithographies, 1926), Petite Banlieue (lithographies, 1929), quelques lithos pour les Fleurs du mal en 1926 ; entre 1930 et 1940, Rouault réalisa encore eaux-fortes et xylographies pour le Cirque de l'étoile filante (1938, texte de l'artiste) et pour Passion, d'André Suarès (1939).

Les peintures de l'entre-deux-guerres

Ces longues investigations dans le domaine du noir et blanc devaient quelque peu marquer l'activité picturale de Rouault. Au grain velouté des valeurs, allant du noir profond au blanc pur (ce dernier très rare), correspondit un accord médité des teintes : le bleu, le jaune, le vert et l'ocre s'enrichissent de nuances complexes, se minéralisent sous l'effet d'une matière épaisse et grumeleuse. L'équilibre entre l'abstraction formelle, décorative, et l'expression (problème résolu par Rouault suivant ses voies personnelles) est atteint dans l'Apprenti ouvrier (1925, Paris, M. N. A. M.), d'autant plus exemplaire qu'il s'agit d'un autoportrait, où l'intensité affleure et cependant reste voilée. Après 1930, la figure christique (nombreux Ecce homo) s'identifie en profondeur avec le thème profane du Pierrot, livrés l'un et l'autre à la dérision ; la portée symbolique de ces effigies s'impose d'autant mieux qu'elles évitent la cristallisation du regard ou ne consentent à la signifier que dans une fixité intemporelle, byzantine (Véronique, v. 1945, Paris, M. N. A. M. ; Tête de Christ, 1938, musée de Cleveland).

Les paysages

Le paysage devait mieux convenir à cette tentative de spiritualisation. Souvent repris, à de longs intervalles, les paysages de Rouault se métamorphosent en permanence ; le statisme de leur ordonnance est démenti par les accidents qui les parcourent, par la situation des personnages allusifs renvoyant paradoxalement au sujet, évocation mystique le plus souvent (Christ et pêcheurs, 1937, M. A. M., Ville de Paris).

Les dernières années et les travaux décoratifs

Au cours de son ultime évolution (1950-1958), Rouault rencontra davantage de difficultés pour soumettre la figure au même allégement des repères superficiels, le rôle organisateur des noirs restant toujours très fort. Son besoin de perfection, donc d'achèvement, s'opposait à sa façon de travailler artisanale, patiente, et explique qu'il ait détruit beaucoup d'œuvres (315 toiles brûlées devant huissier en 1948) et que tant d'autres puissent être saisies par le spectateur dans un moment transitoire d'élaboration. Rouault a ressenti et fait ressentir, comme nul autre, la tension irréductible entre la matérialité brute de la peinture et la traduction de l'ineffable, néanmoins obligées de composer pour permettre à l'œuvre de naître. En 1929, il avait exécuté les décors et les costumes du Fils prodigue (musique de Prokofiev) pour Diaghilev ; en 1945, il reçut la commande de 5 vitraux pour l'église d'Assy et, à partir de 1949, donna les maquettes de ses émaux à l'abbaye de Ligugé ; son style s'adaptait aisément à ces techniques décoratives, et particulièrement à celle du vitrail.

De même, le souci du cadre adéquat à ses toiles, la " bordure " médiévale, était grand chez lui : un Rouault exige un cadre également riche dans la quantité et la qualité visuelles, tactiles de sa réalisation. Rouault est bien représenté à Paris (M. N. A. M. et surtout M. A. M. de la Ville) ainsi que dans les grandes collections publiques et privées du monde entier. Son centenaire a été commémoré en 1971 par une ample rétrospective au M. N. A. M. de Paris, où furent présentées les " peintures inachevées " de l'artiste (près de 200 données à l'État français), révélant un aspect différent de son talent et montrant combien, à certain niveau de l'élaboration, il s'apparente à la puissance d'un Daumier (Étude de nu, 1946). Une exposition consacrée à la période 1903-1920 de Rouault a été présentée (Paris, M. N. A. M.) en 1992.