fugue

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Genre de composition dont les deux caractères essentiels sont : 1o un style contrapuntique rigoureux, c'est-à-dire résultant exclusivement de la combinaison de lignes mélodiques, toutes d'égale importance, sans qu'aucune note puisse entrer dans un accord sans être d'abord justifiée mélodiquement ; 2o la prédominance d'un thème principal nommé sujet, présenté et développé successivement par chacune des voix selon des conventions définies.

Nous disons bien « principal » et non pas « unique », comme on le fait souvent, car non seulement une fugue peut avoir plusieurs sujets (fugues multiples), ou exceptionnellement des sections hors thème (codas), mais encore elle présente et développe le plus souvent, outre le sujet, des thèmes secondaires appelés contre-sujets ; ceux-ci doivent répondre à des caractéristiques définies, qui seront exposées ci-après.

Le terme « fugue »

Issu du latin fuga (« fuite »), il apparaît au xive siècle, souvent comme équivalent de chace ou chasse (en ital. caccia) pour désigner soit un canon, soit simplement un style caractérisé par le fait que les parties se répondent en présentant successivement le même dessin, évoquant par analogie la fuite du gibier devant le chasseur (d'où le nom). Longtemps le terme est resté vague et a désigné plutôt un style (dit « imitatif ») qu'une forme définie. Celle-ci s'élabore peu à peu au cours du xviie siècle par transformation de l'ancien ricercar, mais sans que le terme « fugue » le recouvre obligatoirement : c'est très progressivement que les deux notions en viennent à se rejoindre. Encore continua-t-on longtemps à dénommer « fugues » des genres qui, au sens strict du mot, ne seraient plus aujourd'hui reconnus comme tels ; par exemple le canon, que Bach appelle encore « fugue canonique », et auquel il réserve une section dans son Art de la fugue, de même qu'à des variétés de fugues aujourd'hui disparues, telles que « fugues-miroirs », « contre-fugues », etc.

L'exceptionnel développement donné par J.-S. Bach à la fugue a conduit les théoriciens à codifier après lui le genre à partir de son exemple, en dressant sous le nom de fugue d'école un « portrait-robot » d'un plan de fugue qui n'a jamais existé tel quel dans son œuvre, mais qui réunit à peu près les principaux procédés qu'il emploie le plus fréquemment. C'est cette « fugue d'école » qui sera enseignée à partir du xixe siècle dans tous les conservatoires, et à qui la fugue en tant que genre empruntera les principaux éléments de sa définition usuelle.

La fugue avant J.-S. Bach

Le principe de la fugue, dont on peut déjà déceler les prémisses dans certains motets polyphoniques du xiiie siècle, se développe au xive et se généralise dans la chanson polyphonique des xve et xvie siècles, sous forme d'exposition successive d'un motif à chacune des voix, d'abord sur n'importe quel degré, puis selon une alternance plus stricte dans laquelle la dominante répond à la tonique et vice versa. Ce « balancier » peut dans certains cas entraîner une modification de la « réponse » par rapport au « sujet » (que l'on appelle respectivement dux et comes, c'est-à-dire « conducteur » et « compagnon »). Cette modification est dite mutation ; pratiquée ou non selon les cas, elle deviendra obligatoire dans la « fugue d'école ». L'entrée de chaque voix se règle au mieux des possibilités du contrepoint, que l'exposition précédente soit terminée ou non ; le deuxième cas, de beaucoup le plus fréquent, prendra plus tard le nom d'entrée en strette, et sera rejeté par l'exposition de la fugue d'école.

Au xvie siècle se répand, tant dans le motet religieux que dans la chanson profane, une forme dite « à sections », particulièrement employée quand la pièce polyphonique développe un modèle monodique. Dans ce cas, chaque phrase du modèle se voit successivement développée, sur les paroles correspondantes, formant une « section » dans laquelle la mélodie du modèle circule souvent d'une voix à l'autre, la section initiale (et parfois d'autres aussi) étant presque toujours soumise à la forme d'exposition présentée ci-dessus. Vers 1525, sous l'impulsion des Franco-Flamands de Venise (Willaert) se crée une forme instrumentale dite ricercare (« recherche ») qui n'est autre que la transposition sans paroles du motet à sections, mais dans laquelle les différents thèmes de section sont inventés sans référence à un texte. D'Italie, le ricercare se répand en Espagne (ricercar, tiento), en France (fantaisie), en Angleterre (fantasy, fancy), et trouvera sa plus grande expansion chez les organistes du nord de l'Allemagne et des pays voisins (Sweelinck, Buxtehude) qui en feront progressivement la fugue proprement dite. Ce dernier passage consistera surtout dans l'unification des sections (sujet unique au lieu de plusieurs thèmes accolés) et dans la suppression de l'entrée en strette au bénéfice de l'« entrée de fugue » laissant toujours terminer le sujet avant d'en présenter la réponse. Les entrées en strette ne disparaîtront pas pour autant, mais seront reportées à titre de nouveaux développements dans le cours de la fugue, et de préférence vers la fin, où elles formeront l'une des sections obligatoires de la fugue d'école.

Bach et la fugue classique

Bien que tous les éléments de la fugue classique puissent déjà se retrouver, épars ou réunis, chez divers prédécesseurs de J.-S. Bach (Frescobaldi, Buxtehude, etc.), ce dernier maître a porté la fugue à un tel degré de développement que c'est toujours à lui qu'on se réfère pour définir le genre à son apogée, sans du reste le limiter aux pièces qui en portent le titre, car le style fugué lui est si naturel qu'il l'emploie en toutes occasions. La diversité de ses fugues est telle qu'on ne peut ici en esquisser la description. On se bornera à transcrire en le simplifiant le schéma type de ce « portrait-robot » que constitue, on l'a dit, la fugue d'école, appuyée sur l'exemple de Bach sans jamais correspondre exactement à aucun de ses modèles.

1. Exposition, ou présentations successives du thème par chacune des voix (en nombre variable, mais très souvent 4). Le thème s'appelle sujet lors de sa première présentation, réponse dans sa deuxième où tonique et dominante se « répondent » réciproquement. La réponse comporte normalement mutation (cf. ci-dessus) ; si par exception elle ne fait pas mutation, elle est dite réelle. On l'appelle tonale lorsque, avec ou sans mutation, elle se maintient sans moduler dans le ton initial du sujet. La continuation du sujet sous la réponse prend le nom de contre-sujet et constituera tout au long de la fugue un thème secondaire pouvant donner lieu aux mêmes développements que le sujet proprement dit ; exceptionnellement le contre-sujet peut même par anticipation accompagner déjà le sujet dans sa première présentation (fréquent chez Beethoven). L'exposition de fugue est en outre soumise à des règles minutieuses qu'on ne peut présenter ici, et qui font l'objet de véritables traités.

2. Développement, consistant en une série de sections appelées divertissements, obligatoirement constituées à partir soit du sujet, soit du contre-sujet, et qui sont périodiquement ponctuées d'entrées du sujet en divers tons, dont les deux principaux sont le relatif et la sous-dominante (on y ajoute parfois le 2e degré, considéré comme dominante de la dominante). La dernière section du développement est souvent une strette (combinaison du sujet avec lui-même en différentes présentations), et il peut même y en avoir plusieurs.

3. Réexposition ou dernière présentation du sujet dans le ton principal, parfois précédée d'une longue tenue ou pédale qui la met en valeur. La réexposition, qui peut être textuelle ou abrégée, conduit soit directement à la conclusion, soit à une « coda » plus ou moins développée.

4. Coda facultative, qui peut être soit un nouveau développement, de préférence dans un caractère différent, soit même un hors-d'œuvre, abandonnant pour la première fois le thème, et parfois le style de la fugue, pour terminer de façon brillante ou expressive.

Formes parallèles de la fugue

Outre les fugues « normales » ci-dessus décrites, la fugue a engendré un grand nombre de formes dérivées. Une fuguette (en ital. fughetta) est une fugue régulière de petites dimensions. Un fugato est une ébauche de fugue insérée sans être menée à terme dans un morceau non fugué ; il est souvent réduit soit à une exposition (Beethoven, allegretto de la 7e symphonie), soit à une exposition suivie d'une strette. Une fugue multiple (double, triple, etc.) est une fugue à plusieurs sujets : le premier sujet donne d'abord lieu à une exposition et à un premier développement ; puis il s'interrompt et le deuxième sujet est présenté de la même manière ; après quoi les deux sujets se combinent. S'il y a 3 sujets ou plus, on fait de même pour chacun des suivants, chaque sujet nouveau devant se combiner avec tous les précédents. La fugue canonique (fuga canonica), encore appelée telle par Bach et incluse par lui dans son Art de la fugue, n'est plus aujourd'hui considérée comme une fugue, mais comme un canon.

D'autres formes de fugue, recherchant des combinaisons sophistiquées, ont été pratiquées, surtout au xviiie siècle, à titre de démonstrations de virtuosité d'écriture. Citons la contre-fugue ou fugue a rovescio, dans laquelle la réponse est le renversement du sujet (Bach lui consacre une section dans son Art de la fugue) ; la fugue-miroir (même remarque), écrite de telle sorte qu'on puisse la lire soit telle quelle, soit en renversement intégral (en posant le papier verticalement sur un « miroir » horizontal, on doit lire une nouvelle fugue, tout aussi correcte que la première, en changeant seulement les clefs, et, s'il y a lieu, les altérations et l'ordre des voix) ; la fugue-écrevisse (cancrizans), dont le sujet peut se lire tantôt normalement, tantôt en commençant par la fin ; la fugue par augmentation, ou par diminution, ou par les deux à la fois, dans laquelle interviennent des présentations du sujet en augmentation ou en diminution par rapport à la présentation régulière initiale ; la fugue-strette, dans laquelle la réponse entre avant la fin du sujet (plusieurs contre-fugues de l'Art de la fugue sont aussi des fugues-strettes), etc. Toutes les combinaisons possibles restent ouvertes à l'imagination.

La fugue après Bach

Considérée par l'époque de la musique « galante » comme un genre « passéiste », et, bien qu'enseignée aux futurs compositeurs à titre d'exercice de plume, la fugue a cessé à peu près alors d'être employée ailleurs que dans la musique d'église, où, sous l'influence de Haendel plutôt que de Bach, elle s'est installée comme forme traditionnelle de certains morceaux brillants (Cum sancto spiritu, Amen, etc.) : Berlioz la raillera à ce titre dans sa Damnation de Faust. Mozart en découvre l'intérêt vers 1782, quand Van Swieten lui apporte la révélation de J.-S. Bach ; il l'adopte alors et l'intègre à son style, qui s'en trouve singulièrement renouvelé. Haydn l'avait déjà précédé, en particulier dans trois des finales de ses quatuors op. 20 (1772), et Beethoven romantise la fugue en accroissant le dramatisme et la complexité (fugue de la sonate Hammerklavier, Grande Fugue op. 133). Cependant, la fugue reste exceptionnelle chez les romantiques et postromantiques, encore que beaucoup la cultivent de manière quasi marginale (Schumann, Liszt, Franck, Brahms). Peu prisée de l'esthétique debussyste, elle réapparaît vers le milieu du xxe siècle (Stravinski, Honegger) et se transforme pour s'adapter à l'affaiblissement des structures tonales, abandonnant ses règles strictes pour ne conserver que la rigueur formelle de son style aisément reconnaissable (Bartók, Schönberg).