musique de ballet

Edgar Degas, Musiciens à l'orchestre
Edgar Degas, Musiciens à l'orchestre

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

La musique et la danse étroitement unies dans un spectacle habilement conçu, cela arrive parfois, et l'on assiste à ce que l'on appelle « une parfaite réussite ». Cette fusion s'est réalisée en mainte occasion depuis que la danse est montée sur la scène (le Triomphe de l'Amour, mus. de Lully, chorégr. de Beauchamp et de Pécourt, 1681), depuis qu'elle est devenue théâtrale.

Au fil des siècles, le public a pu bénéficier d'un certain nombre de ces réussites. De ces chefs-d'œuvre, quelques-uns sont arrivés jusqu'à nous ; nous pouvons donc les voir et les entendre, tout à la fois, dans leurs formes premières, grâce à des documents, des partitions intactes, des notations.

Peut-on expliquer ce qui a si parfaitement réussi à un chorégraphe et à un musicien dont la collaboration se voit couronnée de succès ? Peut-on oublier que certains prônent la composition d'un ballet sur n'importe quelle musique, que d'autres, des compositeurs de renom ou qui se jugent eux-mêmes plus artistes que le chorégraphe, pensent que leur musique souffrirait d'une adaptation chorégraphique ? Peut-on oublier aussi que des chorégraphes, au nom de leur inspiration, « massacrèrent » des partitions exceptionnelles, que des danseurs ­ hélas sans rythme ­ ratèrent de beaux ballets bien construits et que des compositeurs médiocres eurent quand même droit à des morceaux chorégraphiques d'une rare qualité ?

Le problème des rapports entre la musique et la danse, la musique et le ballet, a toujours été soulevé et nul n'a pu y apporter de véritable solution. La question est encore entière. Musique préexistante ou musique composée spécialement ? Le chorégraphe doit-il suivre fidèlement la partition sans trahir le compositeur ou même, dans certains cas, le librettiste ? Doit-il écrire son propre argument, réaliser son canevas chorégraphique et commander sa musique à un compositeur qu'il aurait préalablement choisi ? Ou bien, encore, doit-il composer dans le silence et chercher ensuite une musique adéquate ?

Au-delà de ces questions, on peut, pourtant, affirmer que la musique et la danse ont eu de tout temps des rapports étroits et privilégiés. N'y avait-il pas qu'un seul mot, « danse », pour désigner la suite de pas et l'air sur lequel elle s'exécutait ? Peut-être cette interdépendance est-elle à l'origine d'une émancipation que la musique et la danse recherchaient depuis que les premiers auteurs du xve siècle tentèrent de codifier les pas de danse et de définir la danse dans son unicité. Plus la danse s'élaborait, plus elle tendait à son autonomie. Engendrant son propre rythme, la danse pouvait donner son tempo à la musique qui la soutenait. Danses de cour ou danses villageoises, divertissement de l'homme civilisé de la cité ou de l'homme rustique, les danses franchirent un pas considérable à partir du moment où la danse, expression première de l'homme, devint spectacle. La musique devint support, soutien, faire-valoir ou, au contraire, impulsion, élément essentiel de la composition dansée.

C'est sensiblement vers le xvie siècle que danse et musique eurent leur identité propre. Les danses de cour (gaillardes, pavanes), les danseries issues de chansons s'ordonnancèrent peu à peu, se construisirent dans un lieu, non pas clos, mais délimité, où, au niveau du sol, on pouvait suivre les évolutions, et où, au niveau d'une galerie surélevée, on pouvait lire les dessins et la géométrie des évolutions des danseurs. Les premières danses décrites s'ornèrent d'additions, de variations rythmiques dont on retrouve l'existence dans les musiques correspondantes.

Au Moyen Âge, dans les fêtes et les festivités, la danse est déjà un spectacle. Mais la forme de ces spectacles n'est pas définie : on y donne pêle-mêle, à côté de la danse, des chants, des pantomimes, des acrobaties, des pièces de poésie. Mais c'est à cette époque que la danse commence à devenir figurative, encore qu'il faille noter que les danses portées à la scène et celles dansées dans les salles de bal sont presque identiques. Leur amalgame en forme de ballet se fera sous l'emprise de la musique et leur structure se pliera aux règles musicales. En fait le ballet « spectacle » sera toujours associé ­ du moins jusqu'à la fin du xviiie siècle ­ au théâtre et à l'opéra.

Du ballet de cour à l'opéra-ballet

L'engouement pour le ballet français et la quasi-faillite de l'implantation de l'opéra italien en France, en dépit des tentatives de Mazarin, sont deux faits bien réels. Le ballet de cour vécut trois décennies.

Dans ce divertissement, il faut distinguer, dès le début, les parties vocales avec leur accompagnement, et la partition instrumentale dédiée exclusivement à la danse, aux danses. Il est clair qu'il y a une nette séparation des compétences. Sous le règne de Louis XIII, les musiciens de la Chambre du roi ne s'abaissent pas à ce genre de composition ; ils en laissent le soin à d'autres artistes, mais non des moindres, tel Cambefort. Pierre Guédron compose pour sa part la musique du Ballet de la délivrance de Renaud (1617). Antoine Boesset, musicien favori du roi, collabore à presque tous les ballets de cour et son fils Jean-Baptiste travaille avec Lully.

Au début du règne de Louis XIV, le ballet de cour a déjà une structure bien définie. C'est, de plus, un genre musical qui a la faveur des courtisans et du peuple ; c'est un genre musical essentiellement français.

Jusqu'au début du xviie siècle, les genres lyriques et chorégraphiques demeurent séparés. Pour la création d'un ballet de cour, le musicien travaille en collaboration directe avec le chorégraphe (on disait, alors, le compositeur de ballet). La réputation des musiciens français est telle que les compositeurs italiens, appelés par Mazarin, sollicitent toujours le concours des compositeurs français pour créer la musique des différentes entrées. Cette façon de valoriser la danse par rapport à la partie lyrique est très significative de l'époque. Partitions de qualité pour la danse, passages plus simples pour les parties chantées et purement musicales.

Ni Luigi Rossi ni Francesco Cavalli ne peuvent faire vivre l'opéra italien en France. C'est pourtant un autre Italien, Jean-Baptiste Lully, venu très jeune en France, qui, de l'emploi le plus humble, s'élève à la charge de surintendant de la musique et crée l'opéra français. Il écrit d'abord la musique de ballet des opéras de Cavalli et danse lui-même. Il collabore avec Molière et Beauchamp. Maître du menuet, Lully l'a mis à la mode à la Cour. Devenu danse royale par excellence, le menuet prend alors place dans la suite instrumentale.

Avec un sûr instinct, Lully apporte au public français ce que ce dernier espère ; une version musicale d'un genre théâtral que lui ont révélé Corneille et Racine, la tragédie. Son premier opéra ­ le premier opéra français ­ Cadmus et Hermione (1673) est un succès. D'Alceste (1674) à Armide (1686), Lully déploie son art de compositeur de musique et de ballet. Dans les ballets, il donne une composition particulière à l'orchestre (violons, flûtes et hautbois).

L'opéra-ballet survivra avec Pascal Collasse qui termine Achille et Polyxème (1687), commencé par Lully, et compose Thétis et Pélée (1689), les Saisons (1695). André Campra donne l'Europe galante (1697). Avec Jean-Philippe Rameau l'opéra-ballet connaît son second souffle (les Indes galantes, 1735 ; les Fêtes d'Hébé, 1739). Il s'éteindra pourtant, faute de successeurs, avec Rameau. Il étouffe sous les critiques : dans ce genre composite, la danse, un de ses attraits majeurs, est accusée de rompre la progression dramatique. Cette attaque porte en elle la justification de la scission qui va séparer l'opéra et le ballet. Encore verra-t-on imposer dans les opéras du milieu du xixe siècle une action chorégraphique, un « ballet obligé » (la Traviata, les Vêpres siciliennes de Verdi ; la Damnation de Faust, les Troyens de Berlioz ; Eugène Onéguine, la Dame de pique de Tchaïkovski).

De Gluck et Mozart, collaborateurs de Noverre, au ballet romantique

Les Encyclopédistes incitent les artistes à un « retour à la nature ». Rousseau déplore l'introduction de la danse hors de l'action dramatique. Diderot pense que la pantomime doit être liée à l'action dramatique, mais que la danse, en fait, ne doit pas intervenir.

On peut compter Gluck parmi les compositeurs de musique de ballet. Son Don Juan (Vienne, 1761) est le fruit d'une collaboration étroite entre son librettiste, Calzabigi, le chorégraphe Angiolini et lui-même. Orphée, créé à Vienne la même année, s'orne d'un grand ballet d'Angiolini à l'acte II ; dans une nouvelle version (1774), Gluck inclut 6 ballets d'action. Pour Alceste (1767), il travaille avec Noverre, pour qui la création d'un ballet repose essentiellement sur la construction chorégraphique, la composition de la musique n'intervenant qu'en dernier lieu. Gluck et Noverre collaborent également pour Iphigénie en Tauride (Paris, 1779), qui comporte, outre une danse finale, des interventions dansées dès le premier acte.

Noverre compose les danses des Petits Riens de Mozart (Paris, 1778). Contrairement à Gluck, Mozart fait peu appel à la danse pour ses opéras. Les quelques séquences dansées des Noces de Figaro ou de la Flûte enchantée ne sont jamais gratuites et s'intègrent parfaitement à l'action dramatique.

Peu enclin à travailler pour le ballet, Beethoven compose pourtant les Créatures de Prométhée pour le chorégraphe italien Salvatore Vigano, qui présente cet ouvrage à Vienne en 1801.

Le romantisme en matière de ballet s'est révélé dans une tendance à l'exotisme (la Bayadère, la Péri) et une tendance à l'immatérialité, une vision fantomatique des êtres et du monde (la Sylphide). Le chorégraphe, qui a écrit son histoire, construit son ballet ; il impose son schéma au musicien. Les partitions ne sont guère brillantes, mais elles s'adaptent parfaitement à la chorégraphie et traduisent assez bien l'atmosphère du ballet. Jean-Madeleine Schneitzhöffer est l'auteur de la musique de plusieurs ballets, mais il doit de survivre à la Sylphide (1832), ballet que compose Filippo Taglioni pour sa fille Marie. Adolphe Adam a une renommée plus grande que celle du compositeur de la Sylphide. Il est l'auteur de la musique de la Fille du Danube (chorégr. F. Taglioni, 1836), et signe celle de Giselle ou les Wilis (1841), sur une chorégraphie de Jules Perrot et Jean Coralli. Boris Assafiev et Tchaïkovski font l'éloge de sa partition. Plus tard, il réalise la Fille de Gand pour Albert (1842), puis la partition du Diable à quatre (1845) et le Corsaire (1856), ballets chorégraphiés par Mazilier.

Les musiques de ballet deviennent ensuite de plus en plus insignifiantes. On passe rapidement aux dernières décennies du xixe siècle pour trouver Léo Delibes qui signe Coppélia (1870) et Sylvia (1876), que règlent respectivement Arthur Saint-Léon et Louis Mérante. Les Deux Pigeons, musique de Messager (chorégr. de Mérante, 1886), ont encore une version dansée actuellement.

De Bournonville à Petipa

Au xixe siècle, August Bournonville (1805-1879) a une méthode toute personnelle pour composer un ballet et choisir sa musique. Ayant écrit le sujet de son futur ballet, il l'oublie dans un tiroir ; le retrouvant ensuite, il le lit, et, s'il le juge digne d'être monté en ballet, il fait alors appel à un musicien. À partir de ce moment, le musicien travaille seul sur les indications du chorégraphe. Son œuvre terminée, les deux hommes se concertent, découvrant de part et d'autre des détails, des nuances que ni l'un ni l'autre n'ont entrevus. Arrangement, refonte de différentes parties, modifications s'effectuent à partir de confrontations. En définitive, chacun d'eux s'est habitué à l'idée de l'autre. Si la musique est bonne, la mélodie agréable, le rythme correspondant à la construction chorégraphique, la partition sera dansante et dansable.

À la fin du xxe siècle, une virtuosité gratuite, les luttes incessantes des étoiles ternissent le lustre de la danse. Le ballet se sclérose, il s'enlise dans l'indigence et peu de tentatives viendront le sortir de l'ornière avant la venue en France des Ballets russes.

En Russie la composition musicale pour les ballets est tout autre. Pugni, Minkus et Drigo ont la haute main sur la musique de ballet. Fonctionnaires appointés des théâtres impériaux, ces musiciens sont considérés en qualité de compositeurs de ballet et on les surnomme « musiciens à tiroirs ». Ce surnom leur vient d'une technique toute particulière de création.

Avant l'innovation ­ d'un incomparable apport artistique ­ de la collaboration d'un chorégraphe et d'un musicien de renom, le chorégraphe « commandait » sa musique à un compositeur patenté. Petipa, avant de travailler avec Tchaïkovski, demandait à Léon Minkus, compositeur attitré du Bolchoï, la musique pour un ballet. Ce dernier, qui avait en réserve des séquences musicales composées au hasard de son inspiration et qu'il avait classées par genres, puisait dans ce stock pour assembler un tout cohérent pouvant s'adapter à la chorégraphie de l'auteur qui avait minutieusement précisé toutes les indications scéniques. Il suffisait au musicien de faire des « raccords » pour que la partition soit complète. Cesare Pugni (musique du Petit Cheval bossu, de la Fille du Pharaon, du Corsaire), Léon Minkus (musique de Don Quichotte, de la Bayadère) et Ricardo Drigo (musique du Talisman, des Millions d'Arlequin) ont composé de cette manière plus de trois cents musiques de ballet.

Les premières versions de nombre de ballets, dont le succès les fit danser jusqu'à nos jours et même inscrire au répertoire de différents théâtres et compagnies, ont résisté au temps, non pas grâce à leur support musical, mais à la chorégraphie et au livret dans la ligne de l'époque. Le même ballet remonté sur une musique différente reste encore valable aujourd'hui (par exemple, le Prisonnier du Caucase). L'association de Tchaïkovski et de Petipa propose des horizons nouveaux au ballet. Qui se souvient des premières versions de la Belle au bois dormant, du Lac des cygnes… ? Même sujet, nouvelle chorégraphie de M. Petipa, sur une partition de Tchaïkovski, le ballet connaît le succès, la tradition le transmet et le préserve de génération en génération. Où se situe la différence ? Où se situe la frontière entre la postérité et l'oubli ? La musique a été associée à la danse de manière délibérée. Le musicien a composé pour le chorégraphe ; tous deux ont travaillé ensemble avec une même volonté : réaliser un ballet.

Le début du xxe siècle : Isadora Duncan, les Ballets russes

Le ballet aurait plutôt tendance à négliger l'apport de la danseuse américaine Isadora Duncan (1878-1927), dont la technique, si elle peut être ignorée du ballet, dans sa conception strictement théâtrale, n'en a pas moins, pour certains, transformé la danse, qui, après elle, allait être différente. Elle rejeta tout : la discipline classique, les chaussons de pointe et le tutu. Elle dansait pieds nus ; elle improvisait sur des musiques qu'elle aimait et qu'elle « sentait ».

Quand Isadora Duncan parut, la danse se mourait. De tout. De sa virtuosité, de sa musique sans vie. Du cloisonnement qui séparait les artistes. Pourtant elle ne voulut pas s'intéresser à une musique spécialement conçue pour la danse. Pas plus qu'elle ne se tourna vers les compositions contemporaines, dont elle trouvait les rythmes antinaturels, ne convenant pas aux mouvements et impulsions naturels du corps. Elle affirmait que les partitions de cette époque ne pouvaient pas s'inscrire dans le contexte d'une harmonie universelle, à laquelle elle voulait faire tendre la danse. Elle dansa sur du Bach, du Beethoven, du Chopin, mais elle le faisait avec une certaine réticence, trouvant que « c'était un crime artistique que de danser sur de telles musiques ».

Diaghilev, organisateur de concert, a déployé une large activité pour faire connaître à l'Europe les musiciens de l'école russe. Il organisa des concerts où l'on découvrit Boris Godounov (avec le ténor Féodor Chialiapine) et la Khovanchtchina de Moussorgski. Dès 1909, il présentait à Paris ses Ballets russes, dont l'apport musical a été considérable. Après les musiques édulcorées et sans relief des compositions de la fin du xixe siècle et des premières années du xxe, l'éclatement des orchestrations contemporaines réveilla l'intérêt du public qui n'attendait que ce révélateur pour porter au plus haut une musique étonnante et d'un autre registre.

Avec les Ballets russes, il y avait la danse, la danse exécutée avec ferveur et passion par des artistes au nom dès lors prestigieux (Karsavina, Fokine, Balanchine, Nijinski, etc.). Il y avait aussi, chaque soir de représentation, un véritable concert qui soulevait également l'enthousiasme ­ et, parfois, la contestation ­ du public. Les compositeurs russes sont largement représentés : Borodine (les « danses polovtsiennes » du Prince Igor), Rimski-Korsakov (le Coq d'or, Shéhérazade) et, surtout, Stravinski avec l'Oiseau de feu, le Sacre du printemps, Petrouchka, Pulchinella, les Noces.

Debussy, à qui il avait été demandé d'écrire une musique pour les Ballets russes, répondit par son fameux « Pourquoi ? ». Quelle signification donnait-il à cette interrogation : pourquoi non, après tout, pourquoi pas… ? Et il écrivit l'Après-midi d'un faune, qu'il fit suivre ­ en dépit du scandale provoqué par la chorégraphie « osée » de Nijinski ­ d'une autre partition, Jeux, que signa le même chorégraphe.

Qui pouvait imaginer que des compositions pour piano de Chopin seraient orchestrées ? C'est, pourtant, ce qui arriva à plusieurs d'entre elles que Michel Fokine choisit pour régler Chopiniana (appelé par la suite les Sylphides). La partition du ballet regroupe plusieurs pièces (2 préludes, 1 nocturne, 3 valses et 2 mazurkas), dont l'orchestration a été demandée à Glazounov et à Keller. Ce choix incita de nombreux chorégraphes à choisir des partitions de musiciens célèbres pour monter leurs ballets.

Pendant vingt ans, les Ballets russes concentrèrent dans leurs programmes l'essentiel de la musique contemporaine, avec ses tendances, ses innovations techniques et ses esthétiques. Certes, l'ensemble de ces musiques ne tenait pas totalement du chef-d'œuvre, mais c'était plutôt un panorama de la musique contemporaine. Ravel (Daphnis et Chloé), Manuel de Falla (le Tricorne), Richard Strauss (la Légende Joseph), Francis Poulenc (les Biches), Georges Auric (les Facheux), Eric Satie (Parade) et Prokofiev (le Fils prodigue) étaient inscrits au répertoire.

Cocteau avait demandé à Diaghilev de l'étonner ; il ne fut pas le seul à l'être. Mais Diaghilev, en plus de cet immense étonnement de l'oreille, de l'œil et du cœur qu'il suscita par ses spectacles, ouvrit la voie à toute la contemporanéité, que fit découvrir le ballet aux nouvelles générations. Après la mort de Diaghilev, plusieurs troupes tentèrent de faire revivre les moments d'exceptionnelle qualité que tous, public et artistes, vécurent de 1909 à 1929. Ainsi furent les tentatives des Ballets de Monte-Carlo, dont l'éclat n'eut qu'une courte durée.

Les Ballets suédois (1920-1925) voulurent du nouveau. Ils choisirent d'être l'avant-garde. Le ballet moderne doit refléter la vie intellectuelle de son temps et associer au même titre poésie, peinture, musique et danse. L'innovation des Ballets suédois de Jean Borlin et de Rolf de Maré se situe plutôt au niveau de la scénographie (les Mariés de la tour Eiffel) que dans le domaine musical, où ils firent appel à Casella, Satie, Milhaud, Alfvén, entre autres. De son côté, Ida Rubinstein (1885-1960) offrit des spectacles, éblouissants feux d'artifice, que l'aidèrent à préparer peintres, décorateurs et chorégraphes en renom, et dont les musiciens avaient pour noms Debussy (le Martyre de saint Sébastien), Sauguet (David), Honegger (Amphion, Sémiramis).

Attitudes et tentatives des chorégraphes contemporains

Bien qu'influencé par Isadora Duncan dans sa recherche de la liberté d'expression, Fokine jugera ­ contrairement à cette danseuse « libre » ­ que l'on peut danser sur toute musique. C'est même cette volonté délibérée d'adaptation qui lui a fait composer un nombre considérable de ballets de genres totalement différents. De Chopiniana à Petrouchka, en passant par le Spectre de la rose (Weber), Daphnis et Chloé, Bluebeard (Offenbach), Francesca da Rimini (Tchaïkovski) ou le Lieutenant Kije (Prokofiev), toutes les partitions étaient préexistantes.

Balanchine, le maître du ballet abstrait, a fait de la danse le contrepoint visuel de chaque partition ; partition qui est toujours antérieure à la chorégraphie. Ses grands ballets figuratifs ont suivi la tradition de la création chorégraphique, mais ses œuvres abstraites, elles, ont suivi rigoureusement les partitions. Non pas absolument « pas contre note », car la musicalité et la compétence musicale de Balanchine sont plus subtiles, plus nuancées que ce jeu strict et respectueux de l'écriture d'une partition. Il s'en joue, il retient, il devance, il retrouve la phrase, la note même. Sans histoire à raconter, la danse est belle, elle est juste, elle est souvent émouvante. Elle est musique visuelle.

Serge Lifar, qui fit partie des Ballets russes, a affirmé dans son Manifeste du chorégraphe (1935) certaines idées concernant la libération du ballet de toute contrainte musicale. Il voulait que la danse retrouve son autonomie et que le ballet ne soit l'illustration d'aucun art. La danse a, en elle-même, son propre rythme et c'est le chorégraphe qui conçoit la base rythmique du ballet. Ainsi en a-t-il fait pour la création de son ballet Icare, pour lequel il dicta les rythmes au compositeur Georges Szyfer. Mais, en fait, cette libération était illusoire, car, même simplifiée à l'extrême, comme ce fut le cas, à une rythmique d'instruments à percussion, la partition existait effectivement. D'ailleurs, Lifar revint de lui-même sur cette attitude et prit certains accommodements avec la musique.

La contrainte semble, certes, difficilement tolérable pour le chorégraphe ; mais le compositeur se retranche derrière cette même appréhension quand il s'agit de créer sous les directives impérieuses du chorégraphe. Comment donc concevoir une libre collaboration, sans asservissement d'aucune sorte ? Comment ne jamais trahir le dessein d'un compositeur, qu'il soit présent ou non, au moment de la création chorégraphique ?

Par exemple, pour Michel Descombey (né en 1930), « l'idée d'un ballet naît soit d'une anecdote, soit d'une musique préexistante ». Dans le premier cas, il faut choisir une musique qui soit adéquate à l'anecdote, dans le second cas, il faut que l'atmosphère de la musique choisie détermine un thème. C'est le cas pour sa Symphonie concertante qu'il régla sur la partition de Frank Martin. Le thème en est « la solitude, le refus des autres ». La diversité des rythmes et des timbres de la partition permit au chorégraphe de trouver une forme parfaitement adaptée à sa composition chorégraphique. Il choisit la forme concertante qui utilise les ressources offertes par l'association de plusieurs solistes avec l'orchestre, de plusieurs solistes entre eux ou de groupes différents entre eux. Descombey a pratiquement disséqué la partition, travaillant au magnétophone, repassant de nombreuses fois une même séquence pour en apprécier la pulsion rythmique. L'œuvre qu'il a composée de cette manière, il l'a transmise point par point à ses danseurs, dans la recherche d'une perfection synchronique.

Des tentatives de tous ordres ont été faites pour rendre la danse indépendante de la musique, tout en conservant à la musique un rôle de support rythmique sans que l'on retombe dans les inepties du xixe siècle, soit pour que la danse « colle » parfaitement à la partition ou pour qu'elle soit une visualisation de la partition. Le Jeune Homme et la Mort, ballet que réalisa Roland Petit, d'après des indications de Jean Cocteau, aussi bien pour l'argument et la chorégraphie que pour les décors et les costumes, a été répété sur une musique de jazz au rythme syncopé. Le jour de la première seulement, les interprètes surent qu'ils allaient danser sur la Passacaille de Bach. Quelle preuve évidente, alors, que le ballet possédait déjà son propre rythme !

À cette méthode de travail on peut, peut-être, opposer celle d'un Balanchine, par exemple, qui règle ses chorégraphies comme le musicien compose sa partition ou comme le peintre agence son tableau. C'est-à-dire qu'il assigne à chacun de ses gestes une valeur qui a une réelle importance dans l'ensemble de la composition et les uns par rapport aux autres. Ses structures chorégraphiques se sont parfaitement adaptées à la musique sérielle. Pourtant, par ailleurs, que dire de ses méthodes de travail avec Stravinski, lorsque tous deux envisageaient la création d'Orphée comme n'importe quels chorégraphe et compositeur du xixe siècle, minutant, évaluant la durée possible d'une traversée de scène ?

Autre personnage de la danse contemporaine, Maurice Béjart est un amoureux de la musique. « J'écoute la musique parce qu'elle représente la charpente de ma vie », dit-il. Il sait, sans doute plus que tout autre, que la danse, reflet d'un instant donné, se périme rapidement. Ne dit-il pas lui-même que ses propres œuvres seront bientôt dépassées, qu'un autre que lui en aura une vision nouvelle ? Son Sacre du printemps, qui renouvelait la version qu'en avaient donné les Ballets russes, s'est vu affronté par celle qu'a créée récemment John Neumeier.

Pour Béjart, c'est aussi grâce à Isadora Duncan que la danse a pu être envisagée dans une autre ambiance sonore. Il est persuadé que, si Webern avait connu et aimé la danse, il aurait compris son travail de chorégraphe et qu'il aurait approuvé son adaptation de sa musique. Les musiques qu'il utilise sont parfois désarticulées, parfois brusquement coupées par des interventions étrangères, insolites, mais, souvent, pour apporter une information visuelle complémentaire.

Il a abordé des partitions nullement faites pour la danse et en a conçu des œuvres qui sont d'amples visualisations de la musique. La construction géométrique de Symphonie pour un homme seul (de Pierre Henry et Pierre Schaeffer) l'avait frappé ; il en a été de même pour le Marteau sans maître et Pli selon pli de Pierre Boulez. Pour Maurice Béjart, un ballet que l'on regarde peut être à l'origine d'une meilleure compréhension de la musique. Pour lui, la musique gagne presque toujours à servir de support à la danse, même si la composition chorégraphique se permet certaines libertés de rythmes ou d'expression. Il choisit toujours ses musiques en toute liberté. Méfiant à l'égard des « commandes », il a pourtant travaillé avec Berio pour I trionfi, ballet qu'on lui avait commandé pour être créé à Florence, en hommage à Pétrarque. Sans doute était-ce la première partition contemporaine écrite dans de telles conditions, mais cette collaboration, ce travail de recherche ont été des plus fructueux. Béjart, que cette expérience a pleinement satisfait, semble prêt à recommencer. Mais peut-être de telles réalisations poseraient-elles avec acuité les problèmes de la collaboration. Problèmes qui sont loin d'être résolus et qui, s'ils touchent les parties artistiques et musicales de l'œuvre, n'en sont pas moins le reflet d'affrontement de personnalités.

Quelques questions en forme de conclusion

Les rapports de la musique et de la danse peuvent être résumés à une simple question de rythme. Mais ce serait évidemment trop schématiser. En musique, certaines partitions sont très simples tant leur lecture est évidente ; les points de repère auditif sont nets et il est aisé de jalonner la composition chorégraphique grâce à ces références. Souvent cette simplicité n'est qu'apparente et il est difficile de détecter des jalons auditifs pour construire une danse cohérente et bien adaptée à la partition.

Une question peut encore se poser. Comment la danse, art de l'éphémère, peut-elle résister à l'usure du temps ? Comment la danse, reflet d'un moment privilégié, d'une époque peut-être, peut-elle être associée à une musique qui, elle, même si elle n'est pas un chef-d'œuvre incontestable, a de larges moyens de conservation (partitions écrites, imprimées, enregistrements magnétiques, disques) ? La musique, telle que l'a composée un musicien, conserve son identité ; le style de la danse ­ même classique ­ évolue. Un même ballet, dansé par des générations différentes de danseurs, n'a pas à chaque époque la même apparence visuelle. Une symphonie de Beethoven sera presque toujours égale à elle-même, les subtilités des variations d'interprétation se situant au niveau de la direction d'orchestre.

La survie, ou du moins la longévité d'un ballet, peut être considérée par rapport aux qualités de celui qui l'a créé chorégraphiquement, mais aussi par rapport à celui qui en a composé la musique. Certaines partitions, qui n'ont pas été créées pour le ballet, ont fort bien supporté cette existence parallèle. Des compositeurs qui aimaient la danse, qui ne la redoutaient ni comme rivale ni comme élément destructeur, ont réalisé des partitions intéressantes (Bacchus et Ariane d'Albert Roussel ou l'Amour sorcier de Manuel de Falla).

C'est l'évolution même de la musique qui a rendu son association avec le ballet plus difficile. L'arythmie de la plupart des partitions musicales contemporaines oblige le chorégraphe à des ruptures de phrases, à d'incessantes modifications dans son discours. L'évolution savante, intellectuelle de la musique a banni en partie le lyrisme que la musique tonale permettait d'exprimer. L'émotion ressentie naguère a fait place, le plus souvent, à un état de tension qui est peut-être à l'origine d'une autre forme de sensibilité. Mais qui a le plus évolué ? La musique qui a trouvé d'autres langages au cours de ses incessantes recherches ou la danse qui parvient, pour vivre son époque, à se plier à une discipline plus rigide encore que celle dont elle entendait se délivrer ?