Alexandre Nicolaïevitch Scriabine

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Pianiste et compositeur russe (Moscou 1872 – id. 1915).

Né d'un père diplomate et d'une mère pianiste qui meurt un an après sa naissance, il entra à l'école des Cadets de Moscou, mais très vite renonça à la carrière militaire pour la musique. Admis au même moment au conservatoire de Moscou dans les classes de Safonov (piano), Arensky (harmonie, contrepoint), Taneev (composition), il y obtient un premier prix de piano en 1892. Sans attendre cette récompense, il avait entrepris une carrière de pianiste qui attira sur lui l'attention de Belaïev, alors même qu'il composait encore sous l'influence de Chopin. Sa vie durant, il poursuivit ses tournées de concerts (exclusivement consacrés à ses œuvres) que seules interrompirent ses années d'enseignement (piano) au conservatoire de Moscou (1898-1903). Ses premières tournées en Europe lui apportèrent la révélation de Wagner, de Liszt (qui lui proposa un élargissement des procédés d'écriture pianistique), de Strauss, Debussy et Ravel. Il trouva en Vera Ivanova Issakovitch (qu'il épousa en 1897) une fervente propagandiste : même après leur séparation en 1905, après que Scriabine eût rencontré Tatiana de Schloezer, elle devait continuer à jouer ses œuvres. À son départ du conservatoire de Moscou, il résida à l'étranger entre ses tournées (États-Unis, 1906-1907), d'abord en Suisse puis en Belgique, où il côtoya les cercles théosophiques de Bruxelles, qui confirmèrent son penchant au mysticisme. Rentré à Moscou en 1911, il ne devait s'en éloigner que pour des concerts londoniens (1913 et 1914). Un mal infectieux, consécutif à une piqûre de mouche charbonneuse à la lèvre, l'emporta en 1915.

« Il se pourrait bien qu'il soit fou », notait Rimski-Korsakov, après avoir entendu au piano Scriabine jouer des passages du Poème de l'extase. Il est vrai que la personnalité de Scriabine est complexe, pleine de contradictions même ; sa remise en question du système tonal, sa volonté d'organiser ou de réorganiser la musique s'entourent de considérations philosophico-mystiques et d'un sentiment romantique exalté confinant à la morbidité et l'emphase qui explique le jugement de « décadence » qui a été jeté sur sa musique à partir de 1925-1930. La musique est pour lui « une force théurgique d'une puissance incommensurable appelée à transformer l'homme et le cosmos tout entier » (Marina Scriabine). Il rejoint, là, la conception de l'art de symbolistes tel Ivanov, un compagnon des dernières années, ou, sans le savoir, la pensée du poète romantique allemand Novalis. La musique est donc pour lui un moyen de libération et cette idée a pu nourrir les points de vue marxistes auxquels il adhère passagèrement lors de son séjour en Suisse, fondant son socialisme sur la pitié et l'amour de l'homme. Il refuse néanmoins « toute concession au grand nombre » et tout emprunt au folklore ; en cela, son art reste essentiellement aristocratique.

Il est un novateur et son originalité s'exerce d'abord dans le domaine harmonique, bien que les autres aspects de son langage en soient difficilement dissociables. En effet, parti de l'influence de Chopin (cf. les 24 Préludes et, en général, toute son œuvre jusqu'en 1903), il découvre à travers Wagner l'hyperchromatisme. En outre, Wagner l'oriente vers des œuvres orchestrales de style néoromantique (cf. la 1re et la 2e Symphonie). La libération de la tonalité n'intervient qu'à l'issue de cette étape intermédiaire et prend la forme de l'accord mystique (do, fa dièse, si bémol, mi, la, ré, pour Prométhée), c'est-à-dire d'un accord de 6 sons, formé de quartes justes et altérées et fondé sur la résonance harmonique. Par ce biais, Scriabine évite le piège de l'attraction tonale. Il lui accorde, en outre, une valeur mystique dans la mesure où il le comprend comme un « principe unificateur » et un moyen de refléter « l'harmonie des mondes ». Dans ses dernières sonates, toute armure disparaît même à la clef : la mobilité de l'œuvre devient une dimension de l'atonalité. Mais, dépassant Wagner, à qui il reproche d'avoir maintenu l'autonomie du texte et de la musique, Scriabine tente la fusion des arts et des sens, car « le mystère » ne peut être qu'un acte total. Dans cette optique, il utilise pour Prométhée (1910) des projections colorées établies sur la base d'une table de correspondances du spectre des hauteurs sonores et du spectre des couleurs (do = rouge, sol = orange, = jaune brillant, la = vert, mi = blanc bleuâtre, etc.).

Il s'agit en somme d'un clavier lumineux dont il imputa l'échec, lors de la création de Prométhée, au mauvais fonctionnement de la machine de l'Anglais Remington. Ses recherches devaient trouver leur aboutissement dans le Mystère que la mort ne lui permit pas d'achever. Selon son ami Oscar von Riesemann, il envisageait de « faire circuler l'air de la nature elle-même dans l'acte à la fois artistique et liturgique du Mystère : le bruissement des feuilles, le scintillement des étoiles, les couleurs du lever et du coucher de soleil devaient y trouver place » avec la participation active du public. Stockhausen ne dit pas, ne fait pas autre chose depuis Sternklang, Cage non plus.

Cette rupture avec le monde occidental annonce les nouvelles relations Orient-Occident dans la musique à partir des années 60, une fois dépassé le stade des emprunts conscients (Messiaen). En effet, outre les recherches de timbres (célesta, cloches, clochettes, tam-tam dans le Poème de l'extase [1905-1907], gong dans Prométhée), Scriabine, à partir de 1905, après avoir découvert Nietzsche et Schopenhauer, se tourne vers la philosophie hindoue, parallèlement au théosophisme : alors commencent « l'ascension vers le soleil » et l'accession « par l'extase à la fusion avec le cosmos », dont les œuvres de 1903 à 1915 sont les préliminaires. La fougue, la violence, si caractéristiques de son style, l'amènent d'autre part à faire éclater le cadre formel de la sonate, soit qu'il rejette le schéma de la forme sonate pour le monothématisme (cf. 4e Sonate, 1904, 2e partie), soit qu'il se tourne (dernières Sonates, 3e Symphonie, Poème de l'extase, Prométhée) vers une construction continue en un mouvement qui, seule, par l'absence de cloisonnement, peut rendre compte de l'élan de sa pensée. Alors qu'à sa mort en 1915 Scriabine était considéré comme le chef de file des modernistes et qu'un public sans cesse grandissant s'enthousiasmait pour ses œuvres, alors même qu'il exerçait une influence certaine sur Miakovski, Medtner, Szymanovski, Krioukov ou Feinberg, il est aujourd'hui toujours aussi méconnu ou mal compris parce qu'il y a eu, trop longtemps, polarisation sur son discours souvent obscur ou primaire. Néanmoins, au-delà de ce débordement, ce « romantique total » (B. de Schloezer) ne clôt pas seulement une époque, il mérite toute notre attention si nous nous penchons sur les sources de la musique du xxe siècle.

Aleksandr Nikolaïevitch Scriabine, le Poème de l’extase, op. 54
Aleksandr Nikolaïevitch Scriabine, le Poème de l’extase, op. 54