récit de voyage

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Chroniques de la découverte du monde, reflet de l'imaginaire des civilisations et de leurs mentalités, les récits de voyage, à la fois œuvres littéraires et documents anthropologiques, ne peuvent donner lieu à un discours unitaire. Établir un recensement est déjà une tâche immense : devant la grande diversité formelle des œuvres, on peut admettre dans le corpus des écrits de géographes ou d'historiens (Hérodote, Xénophon) et aussi, malgré leur technicité, des carnets de route, journaux de bord, guides de voyage (Pausanias, iie s. apr. J.-C.), les itinéraires de pèlerinage, et des correspondances, celle des ordres religieux particulièrement, telles les Relations des missionnaires jésuites. N'oublions pas d'autre part que la mémoire culturelle associe sans les confondre récits imaginés et relations authentiques. C'est que, dans les mythes et dans les contes, le voyage figure le destin de l'homme, de l'Odyssée au Voyage de saint Brendan.

Le récit de voyage, se constituant en genre, n'a de sens que par l'écart qu'il mesure, à un moment précis, entre une civilisation et le reste du monde. C'est ainsi que notre littérature de voyage ne peut nous renseigner que sur notre propre regard d'Européens. Mais les voyageurs chinois, les voyageurs arabes, comme le célèbre Ibn Battuta (1304-1377), ont aussi été des découvreurs. De plus, nous ne sollicitons pas de la même manière les textes très anciens et les témoignages plus modernes. Nous nous bornons à enregistrer les premiers, tels les « périples » de l'Antiquité, dans l'histoire du voyage. Mais seule la proximité historique ainsi qu'un environnement culturel bien défini permettent de mesurer comment un récit produit le choc de la nouveauté (par ex. les lettres de Christophe Colomb et d'Amerigo Vespucci) et modifie radicalement les données intellectuelles d'une époque.

L'entreprise d'édition

À la fin du xve siècle, avec le développement de l'imprimerie, l'Europe atteint à la conscience de l'universel en même temps qu'elle affirme les valeurs de sa propre civilisation ; les récits de voyage cessent alors d'apparaître comme une documentation spécialisée pour entrer dans la littérature générale. Une abondante production s'offre ainsi à la curiosité des lecteurs et à l'interrogation morale d'un Las Casas, d'un Montaigne : près de six cents œuvres sont imprimées en français entre 1481 et 1609.

Dès le xvie s. se constituent les grandes collections de voyage et les « cosmographies », assorties d'une iconographie. Le xviiie s. mettra en chantier de nouvelles séries, dont la plus célèbre est l'Histoire générale des voyages (15 volumes parus entre 1746 et 1759). Dans la seconde moitié du xixe s., les descriptions de l'Afrique, de l'Océanie, bientôt des régions polaires, se multiplient. Publiés dans une presse à fort tirage (le Journal des voyages) et dans des collections à prix modique (la Bibliothèque d'aventure et de voyages), ces récits deviennent alors une littérature populaire plus soucieuse de pittoresque et de stéréotypes que de qualité d'écriture et d'informations exactes. Le genre s'use et s'estompe devant la forme nouvelle de la relation objective : le reportage.

Le voyage philosophique

L'âge d'or des récits de voyage s'étend du xvie au xixe s. Pendant ces quatre siècles de découverte et d'exploration systématique, l'esprit de l'entreprise se modifie, le voyage d'agrément se répand. Le raconter devient un divertissement littéraire, soucieux cependant de rigueur et d'observation méthodique.

Au xviiie s., les esprits éclairés vont utiliser le « regard étranger » pour scruter leurs propres sociétés et avancer des idées contestataires par le biais de cette structure narrative. Présenté comme fiction ou comme relation authentique, le récit de voyage devient pour les écrivains des Lumières – des Lettres persanes (1721) de Montesquieu aux Voyages de Gulliver (1726) de Swift, du Candide (1759) de Voltaire au Supplément au voyage de Bougainville (1772) de Diderot – un mode d'expression privilégié de la pensée critique. Rejoignant l'héritage du récit utopique ou imaginaire (Thomas More et l'Utopie, 1516 ; Campanella et la Cité du soleil, 1623 ; Bacon et la Nouvelle Atlantide, 1627 ; Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires de la Lune, 1657), le genre se développe et donne matière à une collection de 39 volumes, les Voyages imaginaires, Songes, Visions et Romans (1787).

Il rejoint également le récit de formation (Grimmelshausen, Lesage, Defoe, Fielding). Le Télémaque (1699) de Fénelon est le type même d'une fiction qui fait du récit de voyage une affaire de pédagogie, l'occasion de s'instruire sur le monde et le gouvernement des hommes. Modèle des Voyages de Cyrus (1723) de Ramsay, du Voyage en Grèce du jeune Anarchasis (1788) de l'abbé Barthélemy, il inspirera au xixe s. une foule de romans moralisateurs pour enfants (le Tour de la France par deux enfants, 1877). Les récits de voyage constituent en effet, à partir de la fin du xviiie s., un fonds qu'on prend tel quel ou qu'on adapte. Robinson Crusoé (1719) est maintes fois imité. Dans la même logique, l'éditeur Hetzel fonde, à partir de 1862, la collection des Voyages extraordinaires.

Le voyageur romantique

Les journaux de voyage et les correspondances se proposaient déjà comme un genre littéraire (De Brosses, Lettres familières sur l'Italie, publiées seulement en 1800), ouvert à l'humour (Laurence Sterne, Voyage sentimental, 1768 ). Mais il revient aux écrivains romantiques (Hugo, Gautier, Dumas) d'en avoir fait un art à part entière. Grâce à Bernardin de Saint-Pierre et à Chateaubriand, l'exotisme apparaît comme une notion clé de l'expression romantique : Chateaubriand (Itinéraire de Paris à Jérusalem, 1811), Lamartine (Voyage en Orient, 1835), Nerval (Voyage en Orient, 1856) décrivent des contrées qui ont le prestige des cultures millénaires et font partager dans leurs récits sentiments et dépaysement authentique. On ne voyage plus pour découvrir, pour transmettre une information, mais pour éprouver sur soi les émotions promises par un ailleurs désiré, et en tirer une jouissance portée par l'écriture qui s'emploie à célébrer une nature choisie pour sa beauté idéale ou piquante, favorable à des élans de la sensibilité.

Devenir du récit de voyage

Mais au xxe s., l'exotisme ne survit que comme exercice de style et avatar esthétisant ou comme recherche d'un insolite désormais masqué par le nivellement des civilisations. La dévalorisation littéraire du récit de voyage s'explique par les statuts nouveaux de la communication. Aujourd'hui, d'autres médias sont capables de procurer l'enchantement exotique que les écrivains du siècle passé tiraient de leur seul art d'écrire.

Au-delà des contenus, il convient de s'interroger sur la forme même du récit, à quoi s'attachent les sémioticiens (Louis Marin, Utopiques : jeux d'espaces, 1973). On a longtemps vu dans ce récit un simple substitut du voyage. Mais pour le narrateur lui-même, la réalité du voyage ne s'établit jamais qu'à l'aide de mots, c'est-à-dire dans une narration qui s'approprie l'espace et, plus encore, qui s'y substitue.

Le voyage s'ordonne donc selon les catégories génériques du récit ; il obéit à ses impératifs formels. En outre, les livres de voyage, qui sont l'histoire des autres en tant qu'ils nous concernent, nous conduisent au cœur du débat philosophique. Les rouvrir aujourd'hui, c'est peser les conditions d'un apprentissage de la différence.