no

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Le no est un genre théâtral associant le dialogue, le récitatif et le chant à une gestuelle stylisée, à la danse et à la musique. Avant de devenir un terme générique, le mot « no » (littéralement : « talent », « efficacité ») désignait l'art du spectacle en général. Le no de sarugaku affirma si bien sa suprématie à la fin du xive s. qu'il en devint le type, et qu'on prit l'habitude de ne le désigner que par ce mot. Un no est un poème lyrique déclamé, mimé et dansé par un acteur principal, le shite, qui dialogue avec un acteur secondaire, le waki, et un chœur, sur l'accompagnement musical et le bruitage d'une flûte, de deux tambours à main et éventuellement d'un tambour à baguettes. Un spectacle de no, ou « journée de no », comprend la représentation de cinq no et de quatre farces (kyogen) intercalées, chacune, entre deux no.

Historique

La cour impériale avait accueilli et acclimaté les divertissements chinois et coréens introduits à la suite du bouddhisme, comme les danses de gigaku, qu'on exécutait à l'occasion des fêtes liturgiques et des réjouissances impériales, avec le concours des plus hauts dignitaires. Cet art d'origine étrangère s'était imposé aux danses sacrées purement japonaises du shinto (kagura). Les esthètes, d'autre part, se plaisaient à soumettre à leurs principes musicaux et chorégraphiques les danses rituelles agraires, tamai, « danses des rizières », et les chants populaires recueillis du côté des écuries du palais. Ces éléments populaires vont donner naissance au dengaku no no (« divertissements des rizières »), qui va évoluer vers une stylisation de plus en plus raffinée. Parallèlement, les « divertissements variés » (sangaku), amalgame de farces et d'exhibitions de foire introduit de Chine au viiie s., vont être à l'origine d'un genre de spectacles plus populaires sous le nom de sarugaku no no.

Vers le milieu du xive s., dengaku et sarugaku réalisaient, dans des registres différents, la synthèse de tous les chants et danses populaires et avaient assimilé des éléments empruntés au chant récitatif bouddhique, aux romans épiques, comme le Dit de Heike, aux chants mimés et dansés. Les deux genres s'étaient mutuellement influencés et ne présentaient pas de différence essentielle. Des troupes, constituées au xiiie s., avaient fondé des dynasties d'acteurs et de danseurs, capables d'enrichir le répertoire de leur genre. En 1374, l'acteur Kan.ami (1333-1384), chef de la troupe de sarugaku du Yamato, fut remarqué pour ses qualités de danseur par le shogun Yoshimitsu, qui le chargea des divertissements de sa cour. Cet acteur génial renouvela totalement le genre à partir d'éléments empruntés à la plupart des spectacles à la mode. Capable d'adapter son jeu et son répertoire aux circonstances les plus diverses, Kan.ami réussit à imposer son théâtre et à s'attirer aussi bien la faveur de l'élite que celle du public populaire. Son fils Zeami (1364 ?-1443) lui succéda dans sa charge à la cour de Yoshimitsu. Poète et théoricien éminent, il reprit l'art de son père, remania le répertoire en créant le type classique de la grande pièce de no, et consigna ses réflexions sur l'art dans des traités dits « secrets » dont le texte authentique a été retrouvé en 1909.

Le no resta un art vivant, tant qu'il ne se coupa pas de ses racines populaires. Cependant, le prestige de Zeami était tel qu'aucun de ses descendants ne chercha vraiment à renouveler le genre. Le fils de Zeami mourut prématurément en 1432. Son gendre, Komparu Zenchiku (1405-1468), poursuivit son œuvre et fonda sa propre école, Komparu ryu. Le neveu de Zeami, Saburo Motoshige Onami (1398-1467), cultiva la tradition familiale et assura l'existence de l'école Kanze. Son fils, Kanze Kojiro Nobumitsu (1435-1516), et son petit-fils, Kanze Yajiro Nobutomo (1490-1541), firent évoluer le genre en renforçant le rôle de waki et créèrent des pièces très spectaculaires, volontiers représentées de nos jours. Dès le milieu du xvie siècle, le genre se fige dans une sorte d'académisme. Les acteurs se spécialisent, soit dans le rôle de shite, soit dans celui de waki, et ne peuvent plus passer de l'un à l'autre.

Après l'instauration du shogunat des Tokugawa, au début du xviie siècle, le no devient le divertissement et l'art favori de l'aristocratie guerrière au pouvoir, mais il perd peu à peu son audience populaire ; le grand public et la bourgeoisie marchande se tournent désormais vers d'autres genres comme le joruri et le kabuki, même s'il continuent à pratiquer la récitation du no sous la forme d'un art d'agrément. Dès le xviiie siècle, le no est devenu un art classique achevé ; le rythme se ralentit, la gestuelle et la danse se hiératisent. C'est sous cette forme qu'il a subsisté jusqu'à nos jours. Le nombre des écoles de shite fixé à cinq ne variera plus : Kanze ryu, Komparu ryu, Kongo ryu, Hosho ryu et Kita ryu. On compte aussi trois écoles de waki et deux de kyogen.

Les acteurs

Tous les acteurs sont exclusivement du sexe masculin.

Le shite. L'acteur principal est appelé « l'actant » (shite). Sauf dans le cas des pièces dites « de ce monde » (gendai mono), il est masqué. Émanation de l'au-delà, divinité bénéfique ou démoniaque, âme en peine qu'une passion enchaîne sur les lieux de son trépas, le shite n'appartient plus à notre monde. Une pièce de no est classée dans l'une des cinq catégories d'après le statut de son shite : divinité, âme de guerrier mort au combat, âme d'héroïne passionnée, être vivant agissant dans notre monde, démon.

Le waki. Le shite est évoqué par un acteur secondaire dit « le côté » (waki) dont le rôle est loin d'être négligeable. Moine en pèlerinage, dignitaire en voyage, il appartient toujours à ce bas monde et, de ce fait, n'est pas masqué. Il dialogue avec le shite et le chœur, chante mais ne danse pas.

Le kyogen. Acteur temporaire qui assure la transition entre les deux parties d'une grande pièce de no, personnage du commun, paysan ou domestique, il s'adresse au waki à l'entrée du plateau sur lequel il ne pénètre pas ; il ne chante ni ne danse et déclame d'une façon particulière.

Le kokata. Certains rôles, dans les pièces postérieures, sont tenus par de jeunes garçons appelés « kokata » qui incarnent des héros virils, dans la force de l'âge, comme Yoshitsune. Le kokata déclame à sa manière ; il ne chante ni ne danse.

Tsure et tomo sont des comparses accompagnant le shite ou le waki et dont le rôle est purement figuratif ; nombreux dans les pièces postérieures, ils les rendent plus spectaculaires.

Le ji (« chœur »). Six à huit chanteurs constituent le chœur. Ils dialoguent avec le shite et le waki, déclament et chantent à la place du shite quand il danse, interviennent dans l'action en en faisant le commentaire ; le chœur supplée à l'absence de décors et décrit les lieux et les situations ; en analysant les états d'âme du shite, il tient le rôle du récitant des pièces mimées antérieures au no.

Les instrumentistes. Acteurs et chœur sont soutenus par la musique et le bruitage d'un groupe de trois ou quatre instrumentistes (hayashi) : une flûte traversière, nôkan ; deux tambours à main (tsuzumi) – le grand tsuzumi, battu à hauteur de la hanche gauche (ôtsuzumi), le petit tsuzumi, battu sur l'épaule droite (kotsuzumi). Accessoirement, un tambour à baguettes (taiko) sert à rythmer les passages animés. Les batteurs de tambour poussent des cris modulés (kakegoe) qui maintiennent la cohésion rythmique de l'ensemble et créent, en fonction de leur intensité, le climat sonore adapté à la nature des situations.

Les appariteurs (kôken) sont accroupis sur le coin arrière gauche de l'estrade. Ils interviennent en pleine action, rajustent les costumes et apportent les accessoires.

Les lieux scéniques

Le no était à l'origine un spectacle de plein air. De nos jours, les lieux scéniques sont intégralement reconstitués, toits compris, à l'intérieur d'une salle. Jeu et pas des acteurs sont strictement réglés sur leur distribution. Le bâtiment de gauche abrite les coulisses (gakuya). Une antichambre, ménagée à la partie avant du gakuya, communique directement avec la passerelle par l'ouverture devant laquelle pend un rideau, qui se soulève en arrière à l'aide de perches de bambou. C'est la « pièce du miroir » (kagami no ma). Costumé dans le gakuya, le shite se rend nu-tête dans cette antichambre ; il y est coiffé et masqué devant le grand miroir qui lui donne son nom. Avant d'entrer en scène, l'acteur se met en condition, en contemplant son personnage dans le miroir ; quand il se sent prêt, il commande le rideau et s'avance sur la passerelle. La passerelle (hashigakari) relie en oblique le gakuya au coin arrière gauche de l'estrade ; c'est un pont de bois de six à sept mètres de long, s'élevant à environ un mètre du sol et couvert d'un petit toit qui sert d'abat-son. Face au public, trois jeunes pins sont fixés à la rambarde et permettent aux acteurs de se repérer. Sur le hashigakari se déroule une partie importante de l'action : les entrées et les sorties du shite, l'intervention du kyogen. À l'exception du chœur, acteurs et instrumentistes empruntent la passerelle pour accéder à l'estrade. L'estrade (butai), dont trois côtés sont ouverts sur la salle, abrite, sous son toit abat-son, l'aire de jeu et de danse et les dépendances réservées au chœur et aux instrumentistes. Un plancher de bois de cyprès soigneusement poli constitue l'aire de jeu et de danse. C'est un carré de cinq à six mètres de côté, au niveau de la passerelle. À chaque angle s'élève un pilier supportant le toit. Plancher, piliers et toit délimitent un volume cubique dont chaque élément sert de point de repère. Bordant le côté arrière de l'aire, une étroite arrière-scène (atoza) est fermée, sur toute sa longueur, par une cloison dite « cloison-miroir » et, sur le côté droit, par la « cloison-miroir de côté » (waki kagami ita). Ces cloisons renvoient le son, d'où leur nom de miroir, et supportent les seuls éléments de décor permanent : sur la « cloison-miroir » est représenté un vieux pin ; sur la « cloison-miroir de côté » , dans laquelle est ménagée une petite porte qu'empruntent les choristes passant du gakuya sur l'estrade (kirido guchi), sont peintes quelques cannes de bambou. Accédant par la passerelle, les instrumentistes s'installent sur l'atoza ; vus de la salle, la flûte à l'extrême droite, le petit tambour à main à sa gauche, le grand tambour à main à l'extrême gauche et, légèrement en retrait, le tambour à baguettes. Entrés par le kirido guchi, les choristes viennent s'accroupir sur une plate-forme en surplomb qui borde le côté droit de l'aire, vue de la salle. L'ensemble passerelle-estrade est bordé, au niveau du sol, d'une plate-bande de cailloux blancs (shirasu), qui n'a plus qu'un rôle décoratif mais a pu servir de réflecteur dans un théâtre en plein air.

Les pièces

Si les no à shite divin ou démoniaque ne sont, en général, que de simples arguments servant de prétexte à la grande danse finale, les no à shite humain constituent des pièces de théâtre qui, en l'absence d'intrigue, se déroulent dans le temps, conformément au principe fondamental de l'esthétique japonaise, jo-ha-kyu : l'introduction qui suscite l'émotion, le développement qui la fait progresser en trois phases, le final qui la porte à son comble et conclut rapidement. Les pièces à structure double comportent deux parties inégales. La première se déroule dans le présent et le réel : pour permettre la rencontre avec le waki, le shite s'y manifeste sous une fausse apparence humaine, maeshite (le « shite d'avant » ). Beaucoup plus courte, la deuxième partie se déroule dans le passé et dans le rêve : le shite se présente au waki endormi sous l'aspect qu'il avait au moment de sa mort, nochishite (le « shite d'après » ). Les pièces à progression linéaire dans le temps ne comportent qu'une seule partie, sans interlude, puisque le shite reste toujours en scène, et progressent en cinq dan (parties) dans le cadre jo-ha-kyu. Une « journée de no » est un spectacle complet dont les cinq pièces entrecoupées de farces (kyogen) font passer le spectateur par un cycle d'émotions savamment graduées dans le cadre jo-ha-kyu. La première pièce à shite divin consacre la rupture avec le réel et constitue le jo de la journée. Les trois pièces suivantes en sont le ha : la deuxième fait apprécier l'élégance virile du guerrier, la troisième, la fragilité, la grâce et la violence passionnelle féminines, la quatrième, l'angoisse des tourments de ce monde. Spectaculaire et enlevée, la cinquième, le kyu de la journée, exalte la puissance terrifiante des forces démoniaques. Les farces procurent une détente entre chaque no.

Le répertoire

241 pièces sont inscrites au répertoire, classées, chacune, dans l'une des cinq catégories et adaptées à une saison. On compte 39 pièces à divinités, 16 à guerriers, 38 à femmes, 95 à shite du monde réel et 53 à démons ; 77 pièces de printemps, 30 d'été, 77 d'automne et 12 d'hiver ; 45 pièces hors saison peuvent être représentées à n'importe quel moment de l'année.

Décors et accessoires

Les rares éléments de décor sont d'une extrême simplicité : quelques perches de bambou enveloppées de tissu seront une caverne ou un palais. Une branche d'arbre ou un bouquet de fleurs suffisent à suggérer la saison et le thème émotionnel de la pièce. Le shite peut brandir un sabre ou une hallebarde : son seul véritable accessoire reste l'éventail qui lui permet de suggérer n'importe quel objet.

Masques et costumes

Les masques de no sont de splendides objets d'art sculptés dans le cyprès, recouvert d'un enduit de poudre de coquillages maintenu par une légère couche de laque. Les masques démoniaques présentent des mufles monstrueux, des cornes et des crocs, mais tous les autres masques reproduisent des visages humains aux divers moments de la vie. Les traits sont légèrement soulignés à la peinture ; barbe, moustaches et cils en crin de cheval peuvent y être implantés. Reflet de la personnalité du personnage, le masque est fixé par-dessus la perruque dont il cache le devant, de façon à être vu dans sa totalité, sans le moindre souci de réalisme. Les personnages non masqués conservent des traits impassibles : le no ignore le maquillage et la mimique des traits. Taillés dans des tissus somptueux aux couleurs codifiées, les costumes dissimulent les lignes du corps et enferment les personnages dans des volumes insolites privilégiant le buste. À part quelques personnages féminins simplement vêtus d'un kimono dont la partie supérieure s'évase en une sorte de décolleté, les acteurs portent, en général, plusieurs vêtements dont le dernier élément est une sorte de chasuble à larges manches, mizugoromo ou kariginu. La partie inférieure du corps est enfermée dans le vaste hakama, pantalon-jupe empesé, présentant de singuliers plis cassés. Bonnets, chapeaux et couronnes peuvent compléter la tenue.

Expression orale

On distingue trois types d'expression orale : la déclamation (kotoba), le récitatif chanté (sashi), le chant (utai). Le chant, sans hauteur fixe ni gamme déterminée, s'ordonne autour de trois notes principales : aigu, médium, grave, et de quelques notes intermédiaires. L'émission de voix provoquée par la contraction du ventre et l'intériorisation des voyelles caractérisent la diction et le chant. Le chant est rythmé par les percussions et les kakegoe, mais la voix ne suit jamais la mélodie de la flûte.

Expression corporelle

La mimique et la danse constituent l'élément essentiel de l'expressivité du no. Tous les pas sont glissés sur le plancher poli, la plante du pied restant toujours en contact avec le sol, ce qui suppose une attitude cassée, aux genoux et à la taille, le buste étant légèrement porté en avant afin de maintenir l'équilibre. Certains pas frappés sur place, avec plus ou moins de vigueur, soulignent l'intensité de l'émotion. La mimique extrêmement stylisée est souvent réduite à l'esquisse symbolique du geste. Ainsi, la main levée à plat à hauteur des yeux suggère les larmes. Tantôt la danse suit le texte chanté par le chœur, tantôt elle consiste à prendre une suite de poses, ponctuées par l'éventail ouvert ou fermé. Le lent tournoiement du mai, antique danse extatique, traduit l'emprise de la passion et de la folie. Cependant le no n'ignore pas les danses vigoureuses et rythmées inspirées de la technique des arts martiaux. L'art du no consiste à dépasser la perfection de la réalisation d'une gestuelle convenue afin de suggérer ou de traduire visuellement l'évolution d'une crise intérieure ou l'intensité d'un état d'âme.