enfance et jeunesse

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Le répertoire des lectures d'enfance et de jeunesse regroupe deux types d'écrits d'origine sensiblement différente. Il y a d'une part la littérature réorientée vers l'enfance et la jeunesse. Éditeurs et pédagogues font entrer dans le répertoire des enfants des textes qui ne leur étaient pas initialement destinés, des contes venus – directement ou indirectement – de la tradition orale et des classiques de la culture adulte lettrée. L'abbé Lhomond écrit son De viris illustribus urbis Romae (1775) à l'intention des collégiens. Charles Lamb raconte les pièces de Shakespeare dans ses Tales from Shakespeare (1807). Les éditeurs publient des versions abrégées de Robinson Crusoé ou des Misérables. Mais il y a d'autre part ce qui constitue stricto sensu la littérature pour l'enfance et la jeunesse, c'est-à-dire une littérature adressée. C'est l'écrivain qui en est, cette fois, à l'initiative. Il adresse son texte à un enfant lecteur, de manière souvent explicite. Mme Leprince de Beaumont titre son recueil le Magasin des enfants, la comtesse de Ségur dédie ses romans à ses petits-enfants. Mais il est des dédicaces plus ambiguës, comme celle du Petit Prince, et l'on sait qu'un destinataire privilégié n'est jamais un destinataire exclusif : l'histoire de la réception d'Alice au pays des merveilles nous le montre amplement. Ces écrivains sont des adultes, et ils transposent dans le domaine de l'enfance les formes littéraires de leur propre culture. La place progressivement prise par l'image dans la littérature pour enfants va cependant faire naître un genre, le seul qui lui soit spécifique, l'album.

Les origines

C'est à partir du milieu du xviiie siècle que la littérature d'enfance et de jeunesse devient un fait social et culturel en Angleterre, aux Pays-Bas, dans les pays de langue allemande, puis en France, c'est-à-dire dans les États les plus riches et les plus scolarisés de l'Europe occidentale. Il faudra plus d'un siècle pour que des pays comme l'Italie, l'Espagne ou la Suède développent à leur tour une littérature pour la jeunesse.

Il n'y a bien sûr jamais de commencements absolus. Du Moyen Âge au xviiie siècle, on trouve un certain nombre de livres publiés pour les enfants : des « civilités » dérivées du livre d'Érasme, De civilitate morum puerilium (1530), des petits catéchismes, des abécédaires (appelés également Croix de par Dieu), des « rudiments » pour les jeunes élèves et des manuels pour les plus grands. Mentionnons Roti-cochon ou Méthode très-facile pour bien apprendre les enfans à lire, publié à Dijon entre 1689 et 1704, et dont il existe un unique exemplaire à la Bibliothèque de l'Arsenal. En 1658, le grand pédagogue tchèque Comenius fait paraître à Nuremberg l'Orbis sensualium pictus. L'ouvrage associe apprentissage des langues et connaissance des choses. Il classe en une encyclopédie raisonnée les objets du monde qui sont visualisés par une image, puis nommés et décrits successivement en latin et dans la langue maternelle de l'enfant. L'avant-propos recommande de mettre le livre à la libre disposition des enfants, avant même qu'ils aillent à l'école, pour qu'ils aient le plaisir d'en regarder les images. L'Orbis pictus peut être tenu pour le premier livre illustré destiné exclusivement à l'enfance, et pour le premier qui envisage qu'un livre puisse leur être objet de plaisir avant d'être outil de savoir. On trouve enfin les livres destinés à l'éducation du Prince. De ce dernier type relèvent les 41 volumes de textes grecs et latins que Louis XIV fait imprimer ad usum delphini ainsi que les Aventures de Télémaque (1699), que Fénelon écrit à l'intention du duc de Bourgogne. Pour les garçons des milieux cultivés, « La région de l'enfance, c'était l'Antiquité » (Michel Butor).

La littérature d'éducation au xviiie siècle

Ce qui constitue la grande nouveauté de ce siècle, c'est l'apparition d'une littérature de fiction adressée aux enfants. Les Aventures de Télémaque constitue en ce sens un texte charnière. L'enfance est désormais pensée comme une série d'étapes pour lesquelles il convient d'inventer des conduites spécifiques. Fénelon réfléchit à l'éducation des filles (1687), John Locke fait des propositions dans Quelques pensées sur l'éducation (1693) pour adapter l'acquisition des savoirs aux rythmes des enfants et rendre l'éducation plus plaisante par le jeu. Les traités d'éducation prolifèrent en France à partir de 1750 et le roman pédagogique de Rousseau, Émile ou De l'éducation (1762), connaîtra un immense retentissement en Europe. La bourgeoisie des Lumières construit un « sentiment de l'enfance » et fait de l'enfant un être qu'il faut tout à la fois séparer et protéger.

C'est en Angleterre qu'apparaissent les premiers écrivains pour enfants, les premiers journaux pour enfants, le premier éditeur de livres pour enfants. Dans sa boutique, au pied de la cathédrale Saint-Paul, John Newbery vend des médicaments et des livres. Il publie son premier livre pour enfants, A Little Pretty Pocket Book en 1744 ; il en publiera environ 400 – sur les 2 400 de sa production totale – durant les vingt années de son activité. Mme Leprince de Beaumont peut être tenue pour une pionnière dans le domaine du livre pour enfants, et ce n'est sans doute pas un hasard si c'est en Angleterre qu'elle conçoit, écrit et publie en français son Magasin des enfants (Londres, 1756 ; Lyon, 1758), sans doute inspiré par The Governess, or Little Female Academy (1749) de Sarah Fieldling. L'écriture adressée à l'enfance semble être née d'une pratique pédagogique et d'un rapport initial avec des enfants réels. Mme de Beaumont vit depuis huit ans en Angleterre, où elle gagne sa vie comme gouvernante dans des familles de la grande aristocratie. L'abbé Pluche est précepteur en Normandie du fils de lord Strafford et il écrit pour son élève le Spectacle de la nature (1732). C'est pour ses deux filles que Mme de Genlis écrit les premières pièces de son Théâtre à l'usage des jeunes personnes (1779), avant d'être nommée en 1782 « gouverneur » des enfants du duc de Chartres. Arnaud Berquin, l'auteur très célébré de l'Ami des enfants (collection de petits récits, publiés selon un rythme mensuel de janvier 1782 à la fin 1783), fut précepteur des enfants de l'éditeur Panckoucke. Le chanoine Christoph von Schmid – qui publie au début du xixe siècle – imagina ses récits pour les élèves de la petite école qu'il dirigeait.

Ces premiers écrivains pour la jeunesse font de l'enfant le personnage central de leurs fictions, qu'ils situent dans l'espace quotidien des jeunes lecteurs. Les volumes sont de petit format, le plus souvent sans autre illustration que celle du frontispice. Les textes empruntent aux formes traditionnelles du discours pédagogique – on trouve des fables, de nombreuses dialogues et des historiettes (« contes moraux ») qui prolongent la tradition des exempla – mais également aux formes littéraires contemporaines comme le théâtre de société et le roman par lettres. Les principaux traits de cette production sont assez bien résumés par le titre intégral que Mme de Beaumont donne au plus célèbre de ses ouvrages : « Magasin des enfants ou dialogues d'une sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction dans lesquels on fait penser, parler, agir les jeunes gens suivant le génie, le tempérament et les inclinations d'un chacun. On y représente les défauts de leur âge, l'on y montre de quelle manière on peut les corriger ; on s'applique autant à leur former le cœur qu'à leur éclairer l'esprit. On y donne un abrégé de l'Histoire sacrée, de la Fable, de la Géographie, etc. Le tout rempli de réflexions utiles et de contes moraux pour les amuser agréablement et écrit d'un style simple et proportionné à la tendresse de leurs années. » Le livre est conçu comme un outil pédagogique qui vient combler un vide éditorial. Il est donc normal que cette jeune littérature mette la fiction au service de l'éducation.

De la mode des contes de fées qui fut si vivante à la fin du xviie siècle, Mme de Beaumont ne retient rien, à l'exception des Contes de ma mère l'Oie de Perrault, « plus utiles aux enfants que ceux qu'on a écrits dans un style plus relevé », et du conte de Mme de Villeneuve, qu'elle récrit, sous le titre de la Belle et la Bête, pour le faire figurer dans son Magasin. La génération suivante témoigne d'une grande défiance à l'égard des contes. Mme de Genlis écarte les contes (« Je ne donnerai à mes enfants, ni les Contes de fées, ni les Mille et une Nuits ; les Contes même que Madame d'Aulnoy fit pour cet âge ne leur conviennent pas. Il n'y en a presque pas un dont le sujet soit véritablement moral ; l'amour en forme toujours tout l'intérêt ») pour en venir aux mérites de l'ouvrage qu'elle est en train d'écrire. Celui-ci est composé de récits qu'une mère à ses enfants, récits « qui ne laissent jamais passer un mot au-dessus de l'intelligence de cinq ans » (Adèle et Théodore ou Lettres sur l'éducation, Lettre XIII, 1782). Il s'agit des Veillées du château, qui seront publiées en 1784. Berquin oppose tout aussi clairement son projet à la tradition des contes : « Au lieu de ces fictions extravagantes et de ce merveilleux bizarre dans lesquels on a longtemps égaré leur imagination, on ne leur présente ici que des aventures dont ils peuvent être témoins chaque jour dans leur famille » (l'Ami des enfants, Avertissement). L'éditeur anglais Marshall critique les histoires « de sorcières, de fées, d'amour et de galanterie ». Il publie des Moral Tales et, tout logiquement, traduit Berquin et Mme de Genlis. Ces positions témoignent d'une image de l'enfance accessible à la raison et d'une conception de la lecture qui serait directement éducative. Ainsi se mettent en place au xviiie siècle deux traits qui seront longtemps ceux de la littérature pour enfants : une défiance à l'égard des plaisirs de l'imaginaire et une mise en avant de sa fonction éducative. Les ouvrages de ces premiers écrivains français pour enfants seront diffusés dans toute l'Europe francophone du xviiie siècle et réédités tout au long du xixe siècle.

Le xixe siècle

La production de livres pour enfants reste forte sous la Révolution française. On lance en 1789 un éphémère périodique, le Petit Bonnet phrygien ; on édite de petits « catéchismes républicains ». Puis l'ordre bourgeois s'installe. Le nombre de titres publiés chaque année fait plus que doubler entre 1800 et 1830. La mise en place d'un enseignement primaire (loi de 1833 ; ordonnance de 1836) ne peut qu'être favorable à ces petits livres. La littérature pour la jeunesse devient culturellement visible et acquiert sa première dénomination. Dans la préface à ses Simples Contes à l'usage des plus jeunes enfants (1832), Mme de Civrey écrit : « Le nombre de ces petits ouvrages qu'on est convenu d'appeler Livres d'éducation est aujourd'hui très considérable. » On trouve de nombreuses maisons catholiques en province : Périsse à Lyon, Lefort à Lille, Mame à Tours, Ardant à Limoges, Mégard à Rouen. À Paris, deux grands éditeurs émergent, Pierre Blanchard et Alexis Eymery. Les livres ont encore de petits formats, les couvertures sont ornées (« gaufrages romantiques ») ou toilées de noir avec des fers dorés. L'illustration fait une entrée discrète, avec de six à huit gravures sur cuivre en hors-texte. Les formats grandissent avec l'apparition de la lithographie, mais la véritable révolution graphique sera l'insertion de la gravure dans la page de texte. Parmi les plus célèbres créateurs de ce qu'on appelle les vignettes romantiques, il faut mentionner Thomas Bewick en Angleterre et Tony Johannot en France.

Les historiettes édifiantes

Le public des lecteurs reste homogène. La forme littéraire dominante est celle des historiettes, éventuellement prises dans la structure emboîtante d'un dialogue entre adultes et enfants. Les pionniers du xviiie siècle constituent des références. Nicolas Bouilly, disciple de Berquin, publie les Contes à ma fille (1809), Mme Manceau, les Jeudis du pensionnat ou le nouveau magasin des enfants (1846). Les Enfants ; contes à l'usage de la jeunesse (1822) et les Nouveaux Contes (1823) de Pauline Guizot sont réunis en 1858 sous le titre l'Amie des enfants. Les trois recueils que publie Marceline Desbordes-Valmore, le Livre des petits enfants (1834), le Livre des mères et des enfants (1840), Contes en prose (1840), sont infiniment plus troublants – par la place qu'ils accordent au rêve et à l'inconscient – que la référence à Berquin ne le laisserait supposer. De nombreux titres suggèrent une narration qui repose sur l'opposition de deux enfants. Mme Guizot publie en 1822 l'Écolier ou Raoul et Victor, qui reçoit le prix Monthyon. Mme Farrenc publie Gustave et Eugène ou orgueil et humilité (1839), les Amis de collège ou vice et vertu (1842), Adolphe ou l'arrogant puni (1846). On prêche aux enfants le dévouement filial, le goût du travail, le respect d'une hiérarchie sociale conforme à l'ordre divin. Les « petits métiers » mis en scène ne sont ni ceux des héros, ni ceux qui sont promis aux jeunes lecteurs : ils sont là pour permettre aux héros d'exercer la charité. Il n'y a dans ces petites fictions ni dépaysement social, ni dépaysement géographique. Les seuls livres pour rêver à des ailleurs sont les ouvrages documentaires et les premières adaptations de Robinson Crusoé.

Robinsonnades et romans d'aventures

Un seul roman figure au catalogue de Pierre Blanchard en 1820. Sous le titre Robinson der Jüngere, Joachim Heinrich Campe avait proposé en 1779 la première grande réécriture pour enfants du roman de Defoe, selon une structure narrative tout autre : un père raconte soir après soir les aventures de Robinson à ses enfants ; la famille en tire les conclusions morales nécessaires. Le livre connut un immense succès et il sera traduit dans toutes les grandes langues européennes (à Paris en 1783). Le Robinson suisse de Johann Rudolph Wyss (1812) est traduit par Isabelle de Montolieu en 1814. Suivront le Robinson de douze ans (1818) de Mme Mallès de Beaulieu, Emma ou le Robinson des demoiselles (1834) de Catherine Woillez, le Robinson des glaces d'Ernest Fouinet (1835), etc. Jules Verne dira sa dette envers ces lectures d'enfance dans les préfaces à Deux Ans de vacances (1888) et à Seconde Patrie (1900).

L'émergence du roman comme genre majeur de la littérature des adultes et la naissance d'une presse enfantine vont progressivement introduire le plaisir et l'évasion dans la littérature de jeunesse. C'est dans le Journal des enfants (1832-1897) que Louis Desnoyers publie entre août 1832 et juillet 1833 les neuf épisodes des Aventures de Jean-Paul Choppart, repris en volume en 1834. L'urgence de l'écriture libère l'écrivain des attendus du discours vertueux. Desnoyers reprend la tradition du voyage pédagogique, à ceci près que le trajet est maintenant une errance, que son héros n'a plus Mentor pour guide, mais un autre chenapan pour compagnon. Ce roman peut être tenu pour le premier de la littérature de jeunesse française, et Jean-Paul Choppart pour son premier héros. Du côté des petites filles, Julie Gouraud invente avec les Mémoires d'une poupée (1839) un déplacement du point de vue qui connaîtra un grand succès tout au long du siècle et que la comtesse de Ségur exploitera à son tour dans les Mémoires d'un âne. Le roman de Desnoyers est republié en 1865 par Hetzel dans une version revue par l'écrivain lui-même et titrée désormais les Mésaventures de Jean-Paul Choppart. La préface que rédige Hetzel nous indique que la dénomination des livres dont nous parlons a changé : « [Le roman] est écrit avec une vivacité, une verve, une abondance, un entrain, une franchise d'allure à la fois sérieuse et bouffonne, qui ne sont pas d'ordinaire ce qui distingue la littérature enfantine. »

La presse et les collections pour la jeunesse

Le développement global du marché de l'imprimé puis les dernières grandes lois scolaires (lois Jules Ferry en 1880-1881, création des lycées de filles en 1880) entraînent une augmentation considérable des publications pour enfants dans la seconde moitié du xixe siècle. Des éditeurs comme Hachette, Privat, Flammarion et Colin vont directement bénéficier du marché des livres scolaires. Le plus célèbre des livres de lecture courante est un roman scolaire, le Tour de la France par deux enfants ; devoir et patrie (Belin, 1877), que G. Bruno (pseudonyme de Mme Alfred Fouillée) destine aux élèves du cours moyen. Ce livre de lecture courante sera constamment réédité et, après une révision « laïque » en 1905, utilisé jusque dans les années 1950.

La lecture enfantine se développe sur un double support, celui de la presse et celui du livre. On constate une valorisation globale de la production. Les périodiques et les volumes destinés aux enfants sont désormais largement illustrés. Les formats augmentent, les couvertures mettent en scène les héros. Les éditeurs rationalisent leur production et fidélisent leur clientèle en inventant les collections. Les écrivains pour la jeunesse sont désormais beaucoup moins liés à l'activité enseignante et les grands éditeurs voient leurs livres mentionnés dans la rubrique des « Livres d'Étrennes », voire couronnés par l'Académie française.

La librairie Périsse publie en 1858 le Journal de Marguerite de Victorine Monniot, qui sera un des grands succès du siècle. Mais les maisons d'édition de province s'essoufflent et subissent rudement la concurrence des nouvelles maisons d'édition parisiennes comme Flammarion, Colin ou Delagrave, et particulièrement celle des deux grands éditeurs de la bourgeoisie, Hachette et Hetzel, qui occupent une position centrale. Louis Hachette imagine en 1853 une collection appelée « Bibliothèque des chemins de fer » pour laquelle les ouvrages de l'enfance sont brochés en rose pâle. Zuma Carraud y publie la Petite Jeanne (1853), et Sophie de Ségur, ses Nouveaux Contes de fées (1857), puis il crée un périodique la Semaine des enfants (1857-1876), et « la Bibliothèque rose illustrée » (1858), sa collection qui aura une longévité d'un siècle. C'est dans cette collection que sont publiés tous les romans de la comtesse de Ségur, les Malheurs de Sophie et les Vacances (1859), les Mémoires d'un âne (1860), le Général Dourakine (1863), Un bon petit diable (1865), la Fortune de Gaspard (1866), pour ne citer que les plus célèbres. Hachette y publie également Lettres de deux poupées (1863) et les Mémoires d'un caniche (1865) de Julie Gouraud, les Métamorphoses d'une goutte d'eau (1864) de Zulma Carraud, les Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran (1867) d'Alfred Assolant, les romans de Mme de Stolz, ceux de Zénaïde Fleuriot. Les romans de Joséphine Colomb et ceux de Gabriel Ferry seront publiés dans « la Bibliothèque des écoles et des familles », une collection destinée à des lecteurs plus âgés. Globalement la production de Louis Hachette appartient à un courant plus conservateur que celui de Hetzel, son concurrent laïque et républicain.

C'est à son retour d'exil en 1861 qu'Hetzel décide de se spécialiser davantage qu'il ne l'avait fait entre 1840 et 1851 dans la littérature pour la jeunesse. Il fonde avec Jean Macé le Magasin d'éducation et de récréation en 1864, et c'est ce bimensuel qui accueillera les romans de Jules Verne avant que ceux-ci soient repris en volumes dans la Bibliothèque du même nom. Hetzel est également l'éditeur de Jean Macé (Histoire d'une bouchée de pain, 1861), d'Hector Malot (Sans famille, 1878), de la collection « la Vie de collège dans tous les temps et tous les pays » d'André Laurie, des romans de Louis Boussenard (le Tour du monde d'un gamin de Paris, 1880), des Cinq Sous de Lavarède (1894) de Paul d'Ivoi.

Littératures étrangères

On assiste dans le même temps à un fort mouvement de traductions. Jusqu'en 1880, les traductions proviennent à part égale des pays de langue anglaise et des pays de langue allemande. À partir de cette date, on constate une diversification dans les échanges européens : Grand Cœur (1886) de De Amicis est traduit en 1892, les Aventures de Pinocchio (1883) de Carlo Collodi, en 1902, le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906) de Selma Lagerlöf, en 1912. Mais on constate également une progressive hégémonie anglo-américaine. Hachette traduit une dizaine de romans de Mayne-Reid. En 1870, il prend en charge une partie des exemplaires de la première traduction française d'Alice au pays des merveilles (1865), faite par Henri Bué en 1869. Le livre passera totalement inaperçu. Hetzel semble avoir été le plus grand éditeur de romans anglais et américains. Il publie les Patins d'argent (Hans Brinker, 1865) de Mary Mapes Dodges en 1875, les Quatre Filles du docteur March (Little Women, 1868) de Louisa Alcott en 1880, l'Île au trésor (1883) de Stevenson en 1885. Les Aventures de Tom Sawyer (1876) de Mark Twain est publié chez Hennueyer en 1876, le Petit Lord Fauntleroy (1885) de Frances Burnett chez Delagrave en 1888 et le Livre de la jungle (1894-1895) de Kipling au Mercure de France en 1899.

Dans cette seconde moitié du siècle, on trouve encore des historiettes morales et les contes du chanoine Schmid sont toujours abondamment édités. Mais on assiste globalement à un fort développement de tous les genres romanesque : romans d'aventures, romans de mœurs, romans de formation, romans historiques. L'opposition des garçons et des filles comme lecteurs, et plus encore comme personnages littéraires, est sensible. On offre aux garçons un monde ouvert sur les ailleurs de l'aventure et on les invite à des ambitions nouvelles, celles de l'explorateur, de l'ingénieur et du savant. Les héroïnes restent prises dans la clôture du quotidien. Les jeunes lectrices ont droit au pathétique et à d'inlassables histoires de poupées, qui les invitent à leur futur « métier » de mère. Timidement Mme Colomb s'interroge à la suite de Louisa Alcott sur le destin des filles. Les romans se font l'écho des grands enjeux du siècle : avancées scientifiques et techniques, création des empires coloniaux français et anglais, montée en puissance des États-Unis, mouvement des nationalités. Hetzel adapte Maroussia (1878), en pensant à l'Alsace perdue.

Dans les deux récits d'Alice, Lewis Carroll parodie avec verve la poésie édifiante proposée aux enfants, et il lui oppose les petits vers énigmatiques de la tradition populaire orale. Depuis un siècle déjà, cette poésie archaïque avait fait son entrée dans la culture enfantine anglaise avec le Mother Goose's Melody (1765) de John Newbery, le plus ancien recueil pour enfants qui nous soit parvenu. La dénomination s'est maintenue aux États-Unis, alors qu'en Angleterre l'expression Nursery Rhymes est imposée avec la première collecte savante éditée en 1842 par James Orchard Halliwell. En Allemagne, Clemens Brentano et Achim von Arnim consacrent à l'enfance la dernière partie de leur recueil Des Knaben Wunderhorn (1806-1808). Le Français Dumersan, que l'on peut tenir pour le premier « ethnomusicologue » de l'enfance, s'assied au jardin du Luxembourg et aux Tuileries, traîne aux portes de Paris, et édite sa collecte en 1843 sous le titre Chansons et rondes enfantines. Ce n'est qu'en 1883 qu'Eugène Rolland publiera, avec ses Rimes et jeux de l'enfance, un ouvrage équivalent à celui d'Halliwell. De cette « littérature » il écrit qu'elle est la seule qui amuse les enfants, « la seule qui convienne à leur développement mental, et qui diffère si complètement de ce que nos pédagogues utilitaires veulent à toute force leur enseigner ».

Le merveilleux réhabilité

C'est dans cet intérêt porté aux cultures traditionnelles qu'il faut situer le retour en grâce du conte. Les contes de Grimm (Kinder-und Hausmärchen,1814-1819) commencent à être traduits à partir de 1824, ceux d'Andersen à partir de 1848. Ludwig Bechstein publie en 1845 son Deutsches Märchenbuch (qui contient le Joueur de flûte de Hamelin), l'Américain Joel Chandler Harris, Uncle Remus en 1880, l'Anglais Andrew Lang The Blue Fairy Book en 1889. Nathan lance en 1913 sa collection « Contes et légendes de tous les pays » avec Légendes et contes d'Alsace.

Les écrivains écrivent des « à la manière de ». Hetzel sollicite de grands noms (Nodier, Dumas, Sand, Feuillet) pour son Nouveau Magasin des enfants (1844-1851).

On peut citer les Contes du petit château (1862) de Jean Macé, les Contes bleus (1863) d'Édouard Laboulaye, les Contes d'un buveur de bière (1868) de Charles Deulin, les Contes d'une grand'mère (1873) de George Sand. En Angleterre John Ruskin publie le Roi de la rivière d'or en 1851, et W. M. Thackeray, la Rose et l'anneau en 1855. Les Histoires comme ça de Kipling paraissent en 1902 et sont traduites dès l'année suivante en français.

Les historiettes et les contes de fées font leur entrée dans le circuit populaire de l'imagerie autour de 1830. Les planches d'Épinal, qui connaissent une grande diffusion, s'effaceront à la fin du second Empire. Leur disparition sera en partie compensée dans le domaine de l'enfance par l'apparition des périodiques illustrés. La seconde moitié du xixe siècle va voir émerger en effet deux genres nouveaux, l'un et l'autre liés aux progrès dans la reproduction des images, à savoir l'album et la bande dessinée.

L'album illustré et la bande dessinée au tournant du siècle

L'album naît d'une attention portée aux petits et au désir d'inventer pour eux aussi une littérature. Der Struwwelpeter (1845) de Heinrich Hoffmann est adapté par Trim (Louis Ratisbonne) en 1860 pour Hachette sous le titre Pierre l'ébouriffé. Le personnage relaie la figure échevelée de Jean-Paul Choppart et ouvre la voie à d'autres héros de la transgression. Trim publie Jean-Jean Gros-Pataud en 1861, et Bertall, Mlle Marie Sans Soin en 1867. Dans un tout autre esprit, celui d'une fine observation des menus gestes de l'enfance, Hetzel et Lorentz Froëlich créent la Journée de Mademoiselle Lili (1862), qui sera le point de départ de la florissante « Bibliothèque de Mlle Lili ». Plusieurs de ces albums sont déjà en couleurs, mais ce sont les Anglais Kate Greenaway, Walter Crane et Randolph Caldecott qui, avec l'appui efficace de l'imprimeur Evans, vont définitivement imposer la couleur dans l'album pour enfants. Leur héritier français le plus direct est Maurice Boutet de Monvel, qui publie successivement Vieilles Chansons et Rondes pour les petits enfants (1883) et Chansons de France pour les petits Français (1884). Ivan Bilibine – qui dit sa dette à l'égard de Boutet de Monvel – réalisera en 1900 d'admirables illustrations pour un choix de contes russes, qui ne seront édités en France qu'en 1976. La Jeanne d'Arc que Boutet de Monvel publie en 1896 est d'un grand format oblong et relève moins du livre d'enfants que de ces livres familiaux tout autant destinés à une contemplation adulte. Il en va de même des albums historiques illustrés par Job ou de l'Histoire d'Alsace racontée aux petits enfants (1912) et Mon village, ceux qui ne l'oublient pas (1913) de Hansi. Le marché du livre illustré est ainsi très hiérarchisé entre ces beaux livres d'Étrennes et, par exemple, les petits « Livres roses pour la jeunesse » (Larousse) dont Sartre nous dit que sa mère faisait l'achat en cachette.

On assiste à la fin du siècle à une réduction des coûts de fabrication et à l'émergence de nouveaux jeunes lecteurs. Les maisons se multiplient, qui éditent des livres mais aussi des journaux pour enfants. C'est dans ces périodiques que vont paraître les premières bandes dessinées françaises, associées à l'enfance et non au grand public comme aux États-Unis. Christophe publie la Famille Fenouillard (1889) dans le Petit Français illustré. Jacqueline Rivière et Joseph Porphyre Pinchon inventent Bécassine pour le premier numéro de la Semaine de Suzette (1905), avant que Maurice Languereau (Caumery) décide d'en faire en 1913 un personnage à part entière. 27 albums suivront. Louis Forton publie les aventures des Pieds nickelés à partir de 1908 dans l'Épatant. On entrevoit une première et discrète entrée de la bande dessinée américaine. Hachette traduit Buster Brown (1902) de Outcault en 1904. Les Katzenjammer Kids de Rudolph Dirks (1897) sont publiés en 1911 dans le journal Nos loisirs sous le titre les Méfaits des petits Chaperchés ; ils seront rebaptisés Pim Pam Poum en 1934.

L'entre-deux-guerres : atonie de la production française

L'entre-deux-guerres est marquée par une série de crises dont les échos se font sentir jusque dans les livres et les journaux destinés aux enfants. La diversité des publics est maintenant un phénomène massif, auquel les éditeurs doivent apporter des réponses. Hachette, qui a racheté le fonds Hetzel en 1915, est devenu le plus puissant éditeur de livres pour enfants. La maison adopte une double stratégie : rééditer des romans pour le marché traditionnel de la bourgeoisie, inventer des petits livres peu coûteux et très illustrés pour ce nouveau public à conquérir. C'est elle par exemple qui reprendra sous forme de livres les dessins animés de Walt Disney (Mickey) à partir de 1931. Dès le lendemain de la guerre, Hachette réédite la comtesse de Ségur, Zénaïde Fleuriot, Joséphine Colomb. Il imagine même pour les deux premières une collection « Ségur-Fleuriot ». Mais, dans le même temps, il récrit plusieurs romans de Ségur pour en donner une version « allégée » et illustrée de couleurs vives par André Pécoud et Félix Lorioux. Il crée en 1924 la « Bibliothèque verte », qu'il ouvre avec Jules Verne. On trouve toujours disponibles les romans de Louis Boussenard, de Gabriel Ferry, de Gustave Aymard et de Paul d'Ivoi. C'est du côté du roman contemporain que l'invention marque le pas. Trois romancières s'attachent avec un bonheur inégal à renouveler « le roman pour filles ». Magdeleine du Genestoux publie une trentaine de romans, tous oubliés aujourd'hui. Trilby (Marie-Thérèse de Marnyhac) s'attache à concilier ancrage chrétien et ouverture sur le monde moderne. L'héroïne de Moineau, la petite libraire (1936) déclare qu'elle veut être « une petite fille modèle non pas comme celles de Mme de Ségur, mais être une petite fille moderne et modèle tout à la fois ». Trilby publiera chez Flammarion 36 romans entre 1935 et 1961. L'innovation est plus nette dans les romans de Colette Vivier. La Maison des petits bonheurs (1940) met en scène des milieux populaires (ces oubliés de la littérature de jeunesse) et crée un point de vue enfantin en optant pour la forme du journal intime. Les romans de Charles Vildrac se situent entre l'utopie (l'Île rose en 1924, illustrée par Edy-Legrand et éditée chez Tolmer), la fantaisie animalière (les Lunettes du lion, 1932) et l'ancrage social. Vildrac écrira deux romans scolaires à la demande du syndicat des instituteurs, Milot (1933) et Bridinette (1935), d'une laïcité sans faille. À côté des inévitables romans de l'épopée coloniale, la maison Alsatia – qui est proche de la droite française – va innover en créant avec « Signe de piste » la première collection pour adolescents. Dès sa création en 1937, elle publie le Bracelet de vermeil de Serge Dalens ; suivront le Prince Éric en 1940 et la Mort d'Éric en 1943.

Les milieux intellectuels de la bourgeoisie réagissent à ce qui leur apparaît une atonie ou une décadence – c'est selon – de la production destinée aux enfants. Dès 1928, le Figaro lance un bimensuel, les Enfants de France. Jean Nohain crée l'année suivante l'hebdomadaire Benjamin. C'est en 1932 que l'universitaire Paul Hazard regroupe une série d'études sous le titre Des livres, des enfants et des hommes. Les premières bibliothèques pour enfants sont créées dans les années 1930 sur le modèle américain (« L'Heure joyeuse »), et se met en place une formation des bibliothécaires.

La production étrangère et la « fantasy »

Pour renouveler le répertoire des romans, un certain nombre d'éditeurs vont faire appel à la traduction de romans étrangers, de classiques mais également de nouveautés. On retraduit abondamment Alice au pays des merveilles et on lui adjoint enfin en 1930 Alice à travers le miroir (1871). On traduit les romans de Jack London et de Curwood. Armand Colin donne en 1935 la première traduction française du Vent dans les saules (1908) de Kenneth Grahame. Le Magicien d'Oz (1900) de L. Frank Baum est publié en 1931 chez Denoël et Steele. Flammarion retraduit en 1933 et 1934 le roman en deux parties de Johanna Spyri, Heidi (1880-1881, diffusé en France de manière confidentielle à la fin du xixe siècle), et le fait suivre sans vergogne de trois « suites inédites par le traducteur ». La jeune maison Stock publie en 1925 la première traduction française du roman de Waldemar Bonsels, Maïa l'abeille et ses aventures (1912) et inaugure sous le même nom une collection qui entend se situer loin des « niaiseries et [des] vieilleries courantes ». Nous y trouvons en 1929 la première traduction de Bambi le chevreuil (1923) de Felix Salten, en 1931 celle d'Émile et les détectives (1929) d'Erich Kästner et, en 1937, celle des Gars de la rue Paul (1906) du Hongrois Ferenc Molnar.

Ce choix de littérature enfantine étrangère tranche avec la production française d'alors. Toutes ces fictions (sauf Heidi) restent extérieures à la transmission des valeurs chrétiennes, privilégient l'autonomie enfantine et créent des univers non réalistes – ce que les Anglais appellent « fantasy ». Ces textes aux thèmes et aux tons nouveaux eurent une influence décisive sur ce qu'on peut appeler le conte moderne. C'est Léopold Chauveau, avec Histoires du petit père Renaud (1927), et André Maurois, avec le Pays des 36 000 volontés (1929), qui inaugurent cette veine de la « fantasy » à la française. Suivront les Contes du chat perché de Marcel Aymé à partir de 1934 et le Petit Prince (1943) de Saint-Exupéry. Jacques Prévert publiera au lendemain de la guerre Contes pour enfants pas sages (1947) et Lettre des îles Baladar (1952).

Nouveaux albums et américanisation

La création va se révéler tout aussi vivante du côté de l'album. En 1919, Edy-Legrand publie Macao et Cosmage ou l'expérience du bonheur, dont le grand format carré est un véritable manifeste d'avant-garde. L'éditeur Warne entreprend, à partir de 1921, de faire traduire en français les petits livres de Beatrix Potter. Dans le grand format de son Histoire de Babar, le petit éléphant (1931), le jeune peintre Jean de Brunhoff invente le premier héros animal de l'album français. Quand il meurt prématurément en 1937, il n'aura publié que cinq albums (deux autres, inachevés, sont édités à titre posthume), mais il est déjà célèbre en Angleterre et aux États-Unis. C'est par un chemin tout autre – celui de la pédagogie – que Paul Faucher vient à l'album, en se spécialisant dans les livres pour la petite enfance. Dans le cadre de la maison Flammarion, il crée en 1931 les « Albums du Père Castor ». Il publie des livres d'activités manuelles, trois contes bretons directement empruntés à la tradition populaire, la collection du « Roman des bêtes » (Panache d'écureuil, 1934) et celle des « Enfants de la terre » (Apoutsiak, 1948). Deux grands artistes russes travailleront avec lui, Nathalie (Tchelpanova) Parain et Fedor Rojankovsky. Mentionnons son plus grand succès, Michka, de Marie Colmont et Rojankovsky, publié en 1941. Il faut ajouter le nom de Gerda et celui de Samivel qui illustrera pour Le Père Castor le Joueur de flûte de Hamelin (1942), après avoir publié chez Delagrave entre 1936 et 1939 Goupil, Brun l'ours et les Malheurs d'Ysengrin. Benjamin Rabier crée Gédéon en 1923. Louis Forton commence à faire paraître Bibi Fricotin dans le Petit IIlustré en 1924, et Alain Saint-Ogan, Zig et Puce en 1925 dans Dimanche illustré.

Mais cette bande dessinée française va se trouver bousculée par l'arrivée sur le marché français des bandes dessinées américaines. Paul Winckler crée chez Hachette le Journal de Mickey en 1934 et Robinson en 1936. C'est dans Robinson que paraîtront en 1936 la Famille Illico (1913), Popeye (1929) et Guy l'Éclair (1934). En 1939, les enfants peuvent lire Tarzan le terrible dans Hop là !, Mandrake le magicien dans Robinson et Superman dans Spirou. Cette « américanisation brutale  » (Thierry Crépin) de la presse enfantine va semer l'émoi parmi les pédagogues et provoquer des réactions protectionnistes, qui seront à l'origine de la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.

L'après-guerre : une littérature de masse

On constate à partir des années 1930 un recul du moralisme direct, une valorisation de la littérature d'imagination, l'apparition des tout premiers albums sans texte (Bonjour-bonsoir de Nathalie Parain, 1934), mais ce mouvement d'intense renouvellement sera brusquement arrêté par la guerre. La production redémarre entre 1945 et 1960 dans un tout autre environnement. La France devient plus urbaine. Aux années de guerre succèdent le « babyboom » et ce qu'on appellera les Trente Glorieuses. On invente « le livre de poche » à la fin des années 1950. Dix ans plus tard, les livres sortent des librairies pour gagner les rayons des grandes surfaces. La scolarisation obligatoire, fixée en 1936 à 14 ans, passe à 16 ans en 1971. Tous les enfants vont désormais au collège. À partir de 1962, la mixité s'est progressivement imposée. Les classes de maternelle vont scolariser tous les jeunes enfants. La dénomination « Littérature enfantine » paraît désormais ne plus pouvoir englober la fiction destinée aux jeunes lecteurs et celle qui doit répondre aux attentes des adolescents. Après quelques flottements, c'est l'expression « Littérature d'enfance et de jeunesse » qui s'impose entre 1975 et 1980.

Dans un premier temps, de nombreux éditeurs vont adopter la stratégie qui fut celle d'Hachette entre les deux guerres, et privilégier le marché populaire. Les éditions des Deux Coqs d'or importent des États-Unis les albums de leur collection « Un petit livre d'or ». Hachette lance « Les albums roses ». L'apparition d'un large marché va développer une littérature de masse, fondée sur les séries. Après avoir publié en 1951, sous l'antique couverture de la « Bibliothèque rose illustrée », Mademoiselle Brindacier, version aseptisée de Fifi Brindacier (Pippi Langstrump, 1945-1948) d'Astrid Lindgren, puis en 1956 trois Club des cinq d'Enid Blyton dans « La nouvelle collection Ségur », la maison rénove enfin ses collections. Elle lance en 1958, sous une couverture pelliculée en couleurs, « La nouvelle Bibliothèque rose » où paraîtront désormais l'essentiel des 600 titres de la prolifique romancière anglaise, ainsi que la série des Fantômette de Georges Chaulet. Dans la « Bibliothèque verte » – rénovée elle aussi – paraîtront la série américaine des Alice de Caroline Quine et la série française des Six Compagnons de Paul-Jacques Bonzon. Les jeunes lecteurs se voient proposer les Oui-Oui de Blyton et la série belge des Martine de Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, ainsi que de multiples adaptations des grands classiques du xixe siècle. Des éditeurs – comme Bias, Whitman, Hemma et Touret – se sont en effet spécialisés dans le nouveau marché des grandes surfaces où ils offrent aux parents des albums aux titres connus qui séduisent les enfants par les images ou les divers jeux de tirettes.

Des années 1970 à nos jours

On assiste à une réaction autour des années 1970 devant cette production trop exclusivement orientée vers le marché populaire. La création est soutenue par la relance des bibliothèques de prêt, par l'apparition de revues spécialisées (et donc d'un discours critique), de lieux de rencontre comme la foire de Bologne (1963), la Biennale de Bratislava (1967) et le Salon du livre de Montreuil (1987), de librairies consacrées aux seuls livres pour enfants. Une association internationale des chercheurs en littérature de jeunesse (IRSCL) est créée en 1972. Mais le renouveau thématique et graphique va se manifester essentiellement dans le domaine de l'album. La novation des collections du Père Castor s'est essoufflée et, après la mort de Paul Faucher en 1966, la maison va passer à côté de la « révolution des années 1970 ». Robert Delpire publie en 1967 Max et les maximonstres de Maurice Sendak, après avoir publié dès 1956 les Larmes de crocodile d'André François, les albums du Suisse Hans Fischer et les Tambours de Reiner Zimnik (1959). L'École des loisirs, fondée en 1965, édite les autres albums de Maurice Sendak, fait connaître ceux de Tomi Ungerer, qui travaille alors aux États-Unis (les Trois Brigands, 1968), et les albums sans texte du Japonais Mitsumasa Anno. En 1967 également, François Ruy-Vidal et l'Américain Harlin Quist lancent des albums totalement novateurs dans leurs graphismes (couleurs fortes, espaces non réalistes) comme dans leurs thèmes (la mort, la transgression, la sexualité, les rapports d'autorité), qui vont paraître évidemment très provocateurs. Ils éditent les trois premiers des quatre Contes pour enfants de moins de trois ans (1969-1972) d'Eugène Ionesco et Ah, Ernesto ! (1971) de Marguerite Duras. Quasiment tous les jeunes graphistes français feront leurs débuts auprès de François Ruy-Vidal. Après 1968, une série de petites maisons – la Noria, les Éditions des femmes, le Sourire qui mord – se lanceront dans l'album, reprenant à leur compte une large partie des nouvelles attentes des couches intellectuelles de la bourgeoisie. À côté d'une production toujours éducative destinée aux tout-petits, se développe une production graphique et ludique d'albums fondés sur les jeux du langage comme chez Tony Ross et Pef (la Belle Lisse Poire du prince de Motordu, 1980), sur les jeux des matières, des couleurs et des formes comme chez Leo Lionni, Enzo Mari, Bruno Munari ou Kveta Pacovska. L'album élargit l'espace de la petite enfance pour se faire « école du regard », une école ouverte à tous.

Malgré un succès comme celui du Cheval sans tête (1955) de Paul Berna, le renouvellement tarde dans le domaine du roman. Quelques romans allemands et scandinaves traduits dans les années 1970 contribuent à moderniser enfin des représentations de la vie familiale (des mères qui travaillent, des pères au foyer). Mais c'est Isabelle Jan qui introduit la vraie novation, celle des écritures, en créant en 1968 la collection « Bibliothèque internationale » chez Nathan. Elle publie Moumine le Troll (1948) de la Finlandaise Tove Jansson, Tom et le jardin de minuit (1958) de l'Anglaise Philippa Peace, la Petite Maison dans les grands bois (1932) de l'Américaine Laura Ingalls Wilder. La collection en format de poche « Folio junior », créée en 1977, remet sur le marché les grands classiques français et étrangers. L'écriture romanesque française va à son tour s'ancrer dans le monde contemporain, et partiellement se libérer de ses pesanteurs « éducatives » par l'exploitation de formes narratives éclatées – multiplication des points de vue – ou au contraire par l'enfermement dans le point de vue du jeune héros (journal, lettres, monologue). Le ton est parfois drôle, souvent sombre lorsque le texte est destiné à des adolescents. De cette littérature « miroir du quotidien  » s'échappent avec bonheur les écrivains qui prennent appui sur des traditions littéraires fortes. Pierre Gripari se nourrit des contes traditionnels dans les Contes de la rue Broca (1967). Tournier récrit Daniel Defoe et son propre roman dans Vendredi ou la vie sauvage (1971). Sous couvert d'un roman d'enquête, Daniel Pennac interroge en fait dans Kamo, l'agence Babel (1992) l'acte d'écriture et l'acte de lecture. Nina Bawden se souvient du point de vue limité de Ce que savait Maisie quand elle écrit Un petit cochon de poche (1975), Bernardo Atxaga joue de la manipulation des genres dans Mémoires d'une vache (1992) ; Michael Morpurgo remet ses pas dans ceux de la robinsonnade avec le Royaume de Kensuké (1999).

La production contemporaine est devenue très internationale, et tributaire des médias, et en particulier du cinéma, dans des dispositifs où sortie de film et parution de livre se coordonnent à des fins publicitaires. Des classiques européens du xixe siècle nous reviennent même du Japon sous forme de dessins animés. L'immense succès des aventures d'Harry Potter (J. K. Rowling), inaugure un retour chez les auteurs anglo-saxons aux séries romanesques pour la jeunesse avec, notamment, la série des Royaumes du Nord de Philip Pullman. Cette production de masse cohabite avec des propositions plus singulières. En France, on peut mentionner les œuvres d'auteurs-illustrateurs comme Elzbieta, Béatrice Poncelet, François Place, celle d'un illustrateur comme Claude Lemoine qui n'illustre jamais que des textes qui ont à ses yeux valeur de littérature, ou encore la collaboration de Florence Seyvos et de Claude Ponti pour Pochée (1994). La frontière s'efface alors entre la littérature de jeunesse, qu'elle soit réorientée ou adressée, et la littérature générale.