Henry Beyle, dit Stendhal

Stendhal
Stendhal

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain français (Grenoble 1783 – Paris 1842).

On peut aborder Stendhal par ses grands romans, qui ont fondé, avec ceux de Balzac, un mal nommé « réalisme », par ses innombrables écrits personnels (Journal, correspondance, notes, essais) ou encore par une série de livres difficiles à classer : récits de voyage, dissertations sur la musique et la peinture, brochures de polémique politique ou littéraire. Le « beylisme », né vers la fin du xixe s. de la découverte des écrits personnels, aurait tendance à chercher dans les romans des vérifications ou des prolongements de ce qui a été, préalablement, écrit autrement. Les amateurs des romans ont eu tendance à négliger les écrits personnels : c'était la position de Lanson, qui parlait de « paperasses ». Un jour, l'homme qui avait tant réfléchi, tant éprouvé, et qui avait tant à dire a décidé d'écrire dans la forme du roman. Preuve que les autres langages ne suffisaient plus. Ces romans, cependant, n'auraient pas existé sans ces milliers de pages écrites au fil des années sans direction ni destination claire. Stendhal est donc à lire en entier et, si possible, dans l'ordre rigoureux d'écriture : des premières notations du Journal et des premières lettres à la sœur Pauline aux multiples projets et réalisations de fiction, en passant par toute une série de textes manifestes ou de confidences et en accordant la plus grande importance aux deux tentatives de recompositions du passé que sont, assez tard, les deux autobiographies (Souvenirs d'égotisme, écrits en 1832, publiés en 1892 ; Vie de Henry Brulard, écrite en 1835-1836, publiée en 1890). À la différence de Chateaubriand, de Hugo, de Balzac, jamais Stendhal n'a cherché à organiser ni à présenter son œuvre. Plutôt une espèce de chantier multiforme, portant des traces d'ardeur en certains endroits, déserté souvent, jamais cathédrale ni grand ensemble. Comme, par ailleurs, la lecture, le succès, l'influence sont venus bien tard, après la mort, il n'existe pas de figure solide de Stendhal pour ses contemporains. Stendhal ne nous arrive guère escorté d'un discours présentatif et apparaît ainsi comme un prodigieux révélateur des modes de lecture.

Écrits autobiographiques

La Vie de Henry Brulard donne une importance capitale à la mort (en couches) de la mère lorsque l'enfant Henri Beyle avait 7 ans. Non seulement parce que, de cette mère, l'enfant est dit « amoureux » mais aussi parce que cette absence s'articule à un fantasme de bâtardise qui trouvera place de façon allusive dans la Chartreuse de Parme, avec un Fabrice possible fruit des amours adultérines d'un lieutenant français bonapartiste et d'une merveilleuse aristocrate milanaise. Le père est présenté comme l'image type du petit-bourgeois avare, tyrannique, fermé à toute beauté, à toute générosité et trouvera un pendant caricatural dans le père ennemi des livres de Julien Sorel. La bourgeoisie de Beyle, qu'elle soit grenobloise, comtoise, lorraine, etc., est la bourgeoisie déjà réactionnaire, cléricale, bien différente de la bourgeoisie balzacienne, ouverte et conquérante. Cette bourgeoisie, par un réflexe conservateur qui anticipe sur l'histoire, se veut solidaire de l'aristocratie et des prêtres vaincus par la Révolution. Elle a horreur des philosophes, de ces Lumières qui ont amené la catastrophe (seul le grand-père Gagnon fait lire à l'enfant Voltaire et Rousseau, et il a sur sa table de travail un buste du patriarche de Ferney). Aussi l'enfant réagit-il par la transgression violente, par le sacrilège. Il a raconté ces actes manqués si parfaitement réussis contre ses tyrans domestiques (le couteau tombé par la fenêtre). Il a raconté son explosion de joie calculée à table le jour de l'exécution de Louis XVI. Il a raconté aussi son unique pensée : quitter Grenoble grise, triste, ignoble, n'y jamais revenir. Seules les mathématiques pourraient le tirer de là, mais l'École centrale le déçut. Le projet d'entrer à Polytechnique tourne court. À Paris, où il arrive en 1799, Beyle est hébergé et protégé par son cousin Daru, grand commis du nouveau régime. Il découvre l'univers des administrateurs, des carrières. Il obtient, à 18 ans, d'entrer dans l'armée d'Italie. Le 10 juin 1800, il fait son entrée à Milan, ville appelée à devenir sa patrie de cœur, comme sous-lieutenant de dragons. Il commence à tenir son Journal.

Ces notations au jour le jour, complétées par les nombreuses lettres à Pauline, donnent une idée très précise de la réaction du jeune Beyle à la France qui se met en place et que découvrent en même temps que lui Mme de Staël et Chateaubriand. Une idée domine : la société française redevient conservatrice parce qu'elle est « restée » (le mot est capital) « monarchiste ». Non pas devenue, ce qui ne mettrait en cause que l'usurpation napoléonienne, mais bien restée : c'est-à-dire que, dans ses profondeurs, la société française demeure dominée par les valeurs et les pratiques du « paraître », de l'amour-propre, de l'ambition, de la courtisanerie. La Révolution, en tant qu'elle a voulu changer profondément les mœurs, a en grande partie échoué. La France est bourgeoise, soumise aux intérêts. Une fois accompli le grand nettoyage nécessaire, une fois réalisé le coup de force indispensable pour assurer la relève du pouvoir, les choses se sont retrouvées en l'état. Dès les premières années du siècle, Beyle (qui rejoint le Chateaubriand de l'Essai sur les révolutions) voit terriblement clair sur ce point. Il n'y a pas eu « trahison » de Napoléon, de la noblesse d'Empire, des Thermidoriens devenus les maîtres de la France. Il y a eu, tout simplement, manifestation de ce qu'était en profondeur cette société qui venait de donner au monde un exemple si magnifique et si illusoire d'héroïsme et d'énergie. Cette France-là, dès lors, est sans intérêt. Comme Chateaubriand, comme Mme de Staël, Beyle voit bien qu'elle est soumise à de nouvelles féodalités ; il voit bien que l'homme de qualité doit s'y sentir en exil ; il voit, aussi, qu'une nouvelle littérature peut se proposer la peinture et l'analyse de cette France inattendue mais réelle. Ce serait l'objet d'un théâtre à faire, d'un Molière. Chateaubriand disait dans le Génie du christianisme : « La Bruyère nous manque. » Beyle, lui, pense que c'est l'auteur de Tartuffe. Ce sont donc des comédies que Beyle rêve d'écrire, des comédies nouvelles qui décriraient la réalité tout en exprimant les passions dans un dépassement de la répartition traditionnelle des tâches entre tragédie et comédie. Or l'opéra intervient pour précipiter la réflexion : le si cher Matrimonio segreto de Cimarosa ne fait-il pas aller ensemble le lyrisme et l'exactitude ? Ne concilie-t-il pas le pathétique et le quotidien ? Beyle s'inscrit ainsi à la suite des premières réflexions sur le drame, et il les relance à sa manière, grâce, notamment, à ses contacts avec l'étranger. Toute une littérature est morte. Une autre est à inventer. La littérature « à la française », avec problème initial et dénouement bien léché, ne concerne plus le vrai public, le public qui cherche et qui rêve, le public que, de leur côté, tentent également d'atteindre Chateaubriand et Mme de Staël : le public en porte-à-faux de la « France nouvelle ». En même temps, et nouant avec la recherche sur la littérature des liens profonds, se constitue l'éros stendhalien : seul l'opéra, et notamment le Matrimonio, peut nous donner un plaisir « non acheté », alors que tout plaisir avec une femme relève toujours plus ou moins du paraître et surtout du marchand. Dès lors, le « système » est en place, qui ne bougera guère : le héros de qualité (ou la partie héroïque de qualité qui est en Beyle) sera l'homme du désir jamais accompli, de l'amour jamais dégradé, voire du fiasco ; par contre, toute la pratique marchande, tout l'opportunisme social moderne, toute l'acceptation du monde tel qu'il est feront aisément leur place aux femmes « eues » et au désir, à la possibilité de les avoir. L'impuissance pourra, à la longue, provenir des abus et des maladies, elle est là, dès les débuts. Les conséquences seront durables : les héros stendhaliens (Octave, Leuwen) seront des héros de l'effarouchement, et Leuwen refusera de faire des demoiselles d'opéra l'usage que lui conseillait son père. Julien Sorel et Fabrice del Dongo seront, eux, des amants conquérants, mais dans le cadre d'une transgression (le viol des femmes supérieures, « maternelles », ou bien l'amour en prison) qui lave absolument l'acte amoureux de toute trace de complicité avec l'univers marchand. Le héros stendhalien, comme Beyle de bonne heure, refait comme il le peut un monde sans argent par une pratique de l'amour sans dégradation dans le sexe. Or le plaisir qui ne s'achète pas institue en faveur de l'art une pratique substitutive ; le plaisir esthétique signe l'indépendance par rapport à l'argent tout en promouvant la possibilité d'échapper aux « phrases », au langage perdu des conventions amoureuses et polies, dans une forme de communion jouissive qui va jusqu'à l'évanouissement (le fameux « syndrome de Stendhal »), au silence par concentration absolue autant que retour à un amont de la langue où, comme le rêvait déjà Rousseau, s'exprimerait seul le sentiment.

Le fantasme stendhalien de concentration égotiste et de puissance trouve une expression métaphorique dans la rêverie de la « tour ». Le 9 septembre 1810, Beyle décrit une tour imaginaire qu'il veut se faire construire à la manière de l'excentrique Beckford. Il établit un devis détaillé (maçonnerie, couverture, etc.), il chiffre l'opération avec une méticulosité maniaque ; il projette d'y mettre son « cabinet ». C'est l'annonce du salon à hauts plafonds orné de glaces que rêvera de se faire construire Octave de Malivert pour y lire, y écrire et y cacher ses moments de « folie » (évidemment érotiques). C'est l'annonce, aussi, des autres tours stendhaliennes (prison de Julien, tour Farnèse à Parme, où s'accomplit l'acte d'amour et de transgression) : en bref, de ce qu'on a appelé le thème du « point haut » et qui a à voir avec la fascination du sublime moderne. Cette tour n'existera jamais que par l'écriture. Elle n'est pas d'ivoire. Mais elle est un signe irrécusable de sécession profonde. Beyle est rempli de lectures des idéologues et (il l'a assez dit) du Code civil. Mais il y a aussi, chez lui, très tôt et longtemps, cet assembleur de nuées.

Le premier Stendhal

Ce Beyle qui délire et qui cherche n'empêche pas l'ambition. Dans les années 1810, Beyle qui a été si réservé, pour le moins, envers l'Empire, décide de faire carrière sans trop y réussir, comme plus tard ses « héros » de romans (« En quoi s'habiller ? » sera la grande question pour Julien Sorel et pour Lucien Leuwen). Après 1814-1815 commence une grande trouée de moments où Beyle tente à nouveau et par d'autres moyens de devenir quelqu'un, et y réussit presque. Il vit à Milan jusqu'en 1821, date à laquelle, chassé par la police, il retrouve Paris. Le second romantisme prend alors son essor. Beyle fait la connaissance de Byron, entre en relations au moins intellectuelles avec Walter Scott. Il écrit des articles pour des journaux anglais (intégralement retraduits et republiés récemment sous le titre de Paris-Londres). Surtout, à partir de 1815, il devient, sous le nom de Stendhal, l'auteur de plusieurs livres qui obtiennent du succès malgré leur caractère souvent plagiaire : Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase ; Histoire de la peinture en Italie, dont on reconnaît depuis peu l'importance dans la formation de son système tant esthétique que poétique ; Rome, Naples et Florence, qui comporte de magnifiques descriptions. En 1822, il publie De l'amour. C'est, dans la lignée matérialiste des idéologues, un traité qui procède à une description quasi clinique des quatre sortes d'amour (amour-passion, amour-goût, amour physique et amour de vanité), des sept états par lesquels passe d'abord celui qui aime, puis de la cristallisation, travail d'imagination qui orne de toutes les qualités l'objet aimé. Stendhal étudie les formes que prend l'amour selon les individus et les sociétés, rompant ainsi avec l'universalisme classique aussi bien qu'avec l'érotisme trop souvent simpliste du xviiie s. Cette « physiologie de l'amour », que lut avec passion le jeune Balzac, repose sur des souvenirs personnels d'amours en Italie et fait indirectement le procès de la France moderne, où cette « espèce de folie » est très rare à observer dans les classes supérieures qui ne pensent qu'à l'ambition et à l'argent. En 1823-1824, Stendhal se lance dans la littérature romantique et publie les deux parties de Racine et Shakespeare qui défendent le « romanticisme » contre les conservatismes. En 1825 paraît D'un nouveau complot contre les industriels, où il invente le concept de « classe pensante », opposée aussi bien à l'argent libéral qu'au privilège aristocratique. Beyle est sur le point de devenir un personnage littéraire parisien : il prend place dans l'importante vague intellectuelle qui succède à la contestation à la Chateaubriand. Le Courrier anglais, Rome, Naples et Florence (réédité en 1826), les Promenades dans Rome (1829) accumulent les réflexions sur une France enfoncée dans l'inauthentique et à laquelle on oppose constamment l'Italie. Beyle gagne un peu d'argent. Va-t-il devenir journaliste, entrer dans la politique ? Lié avec Delécluze, Rémusat, toute une gauche dont va venir l'heure, il est peut-être sur le point de voir réussir une autre ambition. Mais, en 1827, il lâche tout et publie Armance. Henry Beyle, dit Stendhal, a fait le saut majeur : il est devenu romancier.

Naissance du romancier

Le passage au roman se fait de manière surprenante, après ces brochures qui semblaient avoir trouvé ce qu'il était essentiel de dire : le vif du siècle était ailleurs que dans le conflit superficiel ultras/libéraux, aristocrates/bourgeois ; il y avait autre chose, autre part, autrement. Seulement, le langage des brochures châtrait les sujets nouveaux, les sujets vrais en les intellectualisant, en les privant de toute dimension dramatique. De l'amour avait sans doute tracé la route pour un romanesque original et novateur. Mais De l'amour restait, au moins en apparence, enfermé dans la « psychologie », et l'Histoire ne s'y trouvait guère vraiment écrite. Pour dire vraiment ce qui était à dire, il fallait écrire autrement en passant par l'anecdotique pour le sublimer. Le roman, pourtant si méprisé, fait pour les marquises et les femmes de chambre,  absent de la réflexion de Beyle sur la littérature depuis 1801, pourrait seul paradoxalement dire ce que la conceptualisation, dans les brochures, ne cernait que bien sèchement et bien imparfaitement dans sa singularité et dans son exemplarité. La décision d'écrire Armance constitue, dans cette perspective, un saut qualitatif, une rupture, et demande de tout réinventer. Et comme, dans ce « nouveau » roman, rien n'est fait pour attirer le lecteur, comme tout cherche, au contraire, à le déconcerter, voire à l'éloigner (non seulement c'est un roman ni libéral ni ultra, mais c'est aussi un roman crypté qui prétend n'être lisible que si l'on en possède la clé), on comprend bien qu'il s'adresse à un public absent, à un autre public (les fameux happy few) que celui qui est si parfaitement dressé à consommer aussi bien du roman que de la brochure politique. En se faisant romancier, Beyle à la fois choisit l'écriture nécessaire pour dire ce qu'il veut dire et l'écriture impossible pour se faire entendre du public tel qu'il est. Aussi le destin de Beyle-Stendhal est-il désormais scellé : il n'écrira plus que des romans (ou des nouvelles) et, par là, fait exactement ce que feront Julien Sorel et Lucien Leuwen : s'interdire de réussir.

Armance passe inaperçu. Le Rouge et le Noir (1830) semble mieux tomber. La chute de la monarchie, la victoire populaire pouvaient en faire un livre à succès. Mais Julien ne rêve jamais aux barricades, ne pense jamais à la lutte politique en cours (c'est pourtant pendant l'hiver 1829-1830 que se passe son intrigue chez les La Mole !) et, lorsque le roman est publié à l'automne, l'auteur n'en profite nullement pour le faire bénéficier de l'Histoire accomplie. Mieux : il s'obstine à faire condamner son héros à mort par « des bourgeois irrités », solidaires de la noblesse contre un petit paysan. Il s'inspire du procès du séminariste Berthet  parce qu'il voit dans ce fait divers la preuve que l'énergie et la virtu existent encore en France, mais dans les classes populaires, mais aussi le moyen de décrire le fonctionnement de la société de la Restauration : règne des intérêts, tantôt divergents, tantôt coalisés, de la bourgeoisie libérale et de l'aristocratie, marginalisation de la jeunesse, condamnée au silence ou à l'hypocrisie. La gloire militaire interdite (le Rouge), le Noir s'impose (l'Église et toute forme d'opportunisme carriériste). Julien Sorel, jeune paysan instruit, devient successivement l'amant de Mme de Rénal, une « femme de trente ans », et de Mathilde de La Mole, une jeune noble orgueilleuse qu'il force à l'amour et à la sincérité, et qu'il est sur le point d'épouser. Dénoncé par jalousie par Mme de Rénal, il tire sur elle deux coups de pistolet. Condamné à mort pour avoir réclamé la préméditation de son acte, Julien découvre qu'il ne sert à rien de réussir dans l'Histoire, désormais contrôlée par les intérêts. La Révolution est terminée ; les « bourgeois irrités », comme dit Julien, gouvernent seuls. La peine de mort reste « la seule chose qui ne s'achète pas ». Restent l'ironie, mordante, raffinée, et l'enthousiasme esthétique ou amoureux, la quête sans fin aussi d'une forme parfaitement adéquate au vrai – jusqu'au risque de la sécheresse – quand le langage manque par définition.

Pas d'opportunisme, donc, pas d'adhésion profonde à l'ordre nouveau, qu'il soit politique ou littéraire. Balzac le comprend bien qui, en janvier 1831, salue le livre comme l'un de ceux de « l'école du désenchantement ». Beyle, désireux de devenir préfet, se rabat finalement sur un poste consulaire à Civita-Vecchia, où il va traîner d'épouvantables années d'ennui, coupées de quelques voyages. À partir de 1833, il travaille sur des manuscrits anciens qui engendreront les violentes et elliptiques Chroniques italiennes et, en 1834, il entreprend un troisième roman sur la France immédiate : Lucien Leuwen. Mais il sait bien que ce livre, qui dénonce si clairement Louis-Philippe et sa bourgeoisie, n'est pas publiable. Il l'abandonne. Stendhal écrit alors la Vie de Henry Brulard, qui reprend et approfondit le projet autobiographique des Souvenirs d'égotisme et renouvelle le genre autobiographique par la complexité de ses va-et-vient temporels, le jeu élaboré de ses résonances, la présence obsédante d'un méta-discours qui n'a de cesse de miner le projet en cours. Trois ans de séjour en France (1836-1839) lui font redécouvrir la province, notamment celle de l'Ouest, qu'il décrit dans les Mémoires d'un touriste (1838). En 1839 paraît enfin la Chartreuse de Parme. Stendhal se retourne vers le début du siècle et vers l'Italie, libérée par Bonaparte et la Révolution, pour retrouver un temps et un espace où la poésie et les sentiments vrais soient encore possibles. L'Italie est ainsi, comme l'utopie, l'ailleurs enfin clairement proclamé d'une œuvre jusque-là si fortement centrée sur les problèmes de la France nouvelle. Stendhal a fondu ensemble deux projets : une vie d'Alexandre Farnèse et l'histoire de la cantinière de Waterloo, l'élément unificateur étant Fabrice del Dongo, jeune aristocrate épris de liberté, dont est raconté l'apprentissage. Comme Julien Sorel dans le Rouge et le Noir, Fabrice commence une carrière d'ecclésiastique, mais il s'en détourne pour l'aventure toute laïque de la « chasse au bonheur ». Il ne se reconnaît ni dans les libéraux italiens, ni dans les partisans de la république à l'américaine. D'où l'avortement de la politique dans une vie commencée lors de l'épisode célèbre de la participation à la bataille de Waterloo dont le sens lui échappe totalement, comme celui de l'Histoire. Fabrice entretient avec sa tante, la Sanseverina, des rapports passionnés et ambigus, tandis que celle-ci affronte le tyranneau local et essaie de faire de son amant, le comte Mosca, le grand politique de l'Italie. Surtout, Fabrice, lors de son incarcération dans la forteresse de Parme, noue une intrigue avec Clélia Conti, fille du gouverneur. Il en résulte un amour profond, décidé, condamné au secret dans cet univers du faux. Le camp des héros (Fabrice, Clélia, la Sanseverina, Mosca) choisit finalement la pauvreté, la nuit, alors que triomphe la réaction à Parme, que le peuple adore les statues de son maître et que le républicain Ferrante Palla n'a pu que s'enfuir vers son illusion américaine. Ce roman, écrit en quelques semaines (4 nov. – 26 déc. 1838), échevelé, sans architecture rigoureuse et ne cherchant nullement à plaire, fut salué comme un chef-d'œuvre par un article retentissant de Balzac dans sa Revue parisienne en 1840, et reste un des plus grands romans français au public toujours renouvelé. Stendhal abandonne ensuite un autre roman, Lamiel, qui voulait être le pendant à la fois du Rouge et le Noir (Lamiel est une sorte de Julien Sorel féminin) et de Lucien Leuwen (en offrant une chronique des débuts de la monarchie de Juillet). Une enfant trouvée entreprend une exploration systématique de l'hypocrisie du monde : famille, religion, relations mondaines, amour. Cette fanatique de la sincérité devait finir dans le crime et dans les flammes, « déconstruisant » ainsi le but unique du héros stendhalien, la « chasse au bonheur ». En 1842, Stendhal meurt à Paris d'une attaque d'apoplexie. La France l'avait oublié, si elle l'avait jamais connu. Seule la Légion d'honneur, décernée en 1835 par Guizot à l'homme de lettres, établit une relation ironique avec une aussi bizarre patrie.

          

L'ŒUVRE DE STENDHAL
1814Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase.
1817Histoire de la peinture en Italie.
Rome, Naples et Florence en 1817.
1822De l'amour.
1823Racine et Shakespeare.
1824Vie de Rossini.
1825Racine et Shakespeare n°II
D'un nouveau complot contre les industriels.
1826Rome, Naples et Florence (nouvelle édition).
1827Armance ou Quelques scènes d'un salon de Paris en 1827.
1829Promenades dans Rome.
Vanina Vanini ou Particularités sur la dernière vente de Carbonari dans les États du pape.
1831Le Rouge et le Noir. Chronique du XIXe siècle.
1838Mémoires d'un touriste.
1839La Chartreuse de Parme.
L'Abbesse de Castro

 

          

L'ŒUVRE POSTHUME DE STENDHAL
1888Journal.
1889Lamiel.
1890Vie de Henry Brulard.
1892Souvenirs d'égotisme.
1893Suora Scolastica.
1901Lucien Leuwen.