Charles Augustin Sainte-Beuve

Sainte-Beuve
Sainte-Beuve

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain et critique français (Boulogne-sur-Mer 1804 – Paris 1869).

À la faveur de quelques articles admiratifs dans le Globe (2-9 janvier 1827), Sainte-Beuve devient l'ami de Hugo et milite à ses côtés dans le Cénacle. S'il soutient Hugo et l'influence par sa culture, Sainte-Beuve subit l'attraction de la force du maître et surtout se prend d'une passion secrète pour Adèle Hugo. En 1828, il publie un Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xvie siècle dans lequel il justifie les audaces romantiques par celles des poètes de la Pléiade qu'il cherche à tirer de l'oubli. Son ambition serait de se distinguer comme poète ; mais en 1829, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme est froidement accueilli. Toujours hésitant, il collabore à la Revue de Paris, renonce à une chaire de littérature française à Besançon, voyage un peu (Allemagne, Belgique) tout en entretenant une correspondance artistique (lettres et préfaces) avec les Hugo, qui inspirent les Consolations (1830) : ambivalente amitié pour Victor, rêve d'amour pour Adèle, goût pour la vie domestique, soif de pureté, nostalgie du passé révolu. Ce sensuel, rongé de désirs qu'il n'assume pas, n'ose se déclarer et fuit Adèle en Normandie. Pourtant, fin 1831-début 1832, Adèle succombe. Une hostilité jalouse l'oppose désormais à Hugo, sur lequel il publie des articles sévères (notamment à propos des Feuilles d'automne, en décembre 1831). En avril 1832, il donne un premier volume de Critiques et Portraits littéraires ; les tomes 2 et 3 paraîtront en 1836, 4 et 5 en 1839 ; en 1844, ils seront scindés en Portraits littéraires, consacrés aux morts, et Portraits de femmes. Au début de 1833, Sainte-Beuve noue une amitié littéraire avec George Sand, dont Indiana et Lélia représentent son idéal romanesque. Lui-même, depuis 1831, travaille à des projets de romans. En juillet 1834, il publie enfin son roman Volupté, autobiographie transposée. Cette œuvre, souvent rééditée (6 éditions de 1840 à 1869), a donné lieu à des concurrences bruyantes, de Balzac (le Lys dans la vallée, 1835) à Flaubert (première ébauche de l'Éducation sentimentale en 1838). Œuvre pessimiste et qui fait écho aux préoccupations religieuses de l'auteur (c'est l'époque d'une certaine proximité spirituelle avec Lamennais) et à ses propres échecs, Volupté vaut surtout par ses qualités d'introspection, mais laisse une impression mélangée due au ressassement d'une problématique vieillie, à une certaine fadeur, à l'omniprésence d'une complaisance sans issue.

Naissance du critique

L'année 1835 marque un tournant : la rupture avec Hugo est totalement consommée et, par l'article sur Bayle (1er déc. 1835), Sainte-Beuve rompt avec sa jeunesse, avec la poésie et le roman, et surtout définit le génie critique comme « Une curiosité affamée dans sa sagacité pénétrante, dans sa versatilité perpétuelle et son appropriation de chaque chose. » Cependant, enlisée dans les platitudes de l'adultère, sa liaison avec Adèle était moribonde depuis 1836 ; pour tenter de la retenir, il fait paraître en mars 1837 une nouvelle, histoire transposée de sa passion, Madame de Pontivy. Un cours sur Port-Royal lui ayant été proposé, il arrive à Lausanne en octobre 1837 et commence le 6 novembre son enseignement qui se poursuivra jusqu'au 25 mai 1838. Port-Royal (1840-1859) n'est pas seulement une vision inattendue de la littérature du xviie s., c'est la première application de sa méthode critique : « J'ai surtout fait de la morale, de l'histoire naturelle et de la classification naturelle des caractères. » Port-Royal est l'ouvrage majeur de Sainte-Beuve : il dégage des « familles d'esprits », tout comme en botanique pour les plantes. Mais sous le précepte méthodologique paraît la figure de l'écrivain : Port-Royal n'est pas un livre de « critique pure » ; la forme même de la monographie traduit comme une retraite de la pensée : Port-Royal est un « canton réservé », et comme « une ville pleine d'amis ». L'ouvrage, s'il suscita des haines (Balzac l'éreinta), ne fera pas événement, son caractère confidentiel le destinant à un cercle restreint.

Rentré à Paris en juin 1838, Sainte-Beuve revient aux articles et aux salons, mais aspire à se fixer. S'il est engagé comme conservateur à la Mazarine en 1840, ses projets de mariage se soldent par un échec, qu'il confesse dans une nouvelle brève, Christel. Sa situation sociale est désormais confortable : réussite bourgeoise, succès mondains et académiques. Il est même élu, après avoir sollicité Hugo (!), à l'Académie française, le 14 mars 1844. En 1846 paraissent les Portraits contemporains. Parallèlement, Sainte-Beuve avait ébauché quelques nouvelles et romans (l'Archiviste, Monsieur de Séranville, Ambition) où se nuançait son égotisme, et il avait réuni dans le Livre d'amour (1843) les vers passionnés composés pour Adèle.

La panique s'empare de lui lors des journées de 1848 : certes, il a en horreur la démocratie, mais surtout il figure parmi les bénéficiaires des fonds secrets royaux. Il démissionne de son poste de conservateur et pose sa candidature comme professeur à Liège. Il y donnera deux sortes de cours : pour les étudiants, des leçons sur le style et l'histoire de la littérature du Moyen Âge au xvie s. ; pour le public, un cours qu'il pensait consacrer à toute la première moitié du xixe s. et qui ne porta que sur Chateaubriand et la génération de 1800. On trouve dans Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire (1860) les dominantes d'une méthode dont l'essentiel consiste non pas à restituer scrupuleusement une période mais à peindre d'une façon impressionniste un personnage entouré de quelques figures. Rentré à Paris en août 1849, il publie (le 1er octobre) dans le Constitutionnel le premier de ses Lundis, qui paraîtront avec une régularité absolue jusqu'au 29 novembre 1852. Sainte-Beuve s'adapte parfaitement à la grande presse et il va y exercer une sorte de dictature littéraire. Homme des escapades, il choisit ses articles selon la loi des rapprochements et des contrastes avec une prédilection curieuse pour les seconds rôles. Fort de son expérience pédagogique liégeoise, il est devenu plus dogmatique. Ses articles seront rassemblés à partir de 1851 dans les 15 volumes des Causeries du lundi.

Le notable

Non content de cette consécration littéraire, Sainte-Beuve se rallie à l'Empire : il est promu officier de la Légion d'honneur en 1853, et en 1854 il est nommé titulaire de la chaire de poésie latine au Collège de France, puis maître de conférences à l'École normale (1858-1861). Il reprend au Constitutionnel des articles qui donneront les 13 tomes (1863-1870) des Nouveaux Lundis : ces articles sont publiés d'abord dans le Constitutionnel (1861-1867), puis dans le Moniteur (1867-1868), enfin, en 1869, dans le Temps. Sainte-Beuve est conduit à préciser encore sa méthode : obsédé par le vrai, son ambition est de voir art et science se rejoindre dans la critique. Sa théorie des familles d'esprit sera poussée à l'extrême par son jeune disciple Taine, auquel il reprochera, comme à Flaubert, un excès de déterminisme matérialiste. Toute sa semaine s'organise autour de la fabrication de l'article du lundi auquel collaborent souvent secrétaires et plumitifs. Causeur de salon, recevant chez lui rue du Montparnasse, Sainte-Beuve est nommé sénateur en 1865. Ce carriériste a réalisé ses ambitions (il l'avoue d'ailleurs dans ses carnets réunis en 1926 et intitulés Mes poisons). Il peut donc maintenant aider les lettres, surtout la critique. Son rôle est loin d'être négligeable : il défend la liberté de pensée chaque fois qu'il le peut (notamment le 7 mai 1868 quand est mise en cause, par une nouvelle loi sur la presse, la liberté des critiques), retrouvant ainsi une popularité auprès des jeunes (6 000 personnes, étudiants et ouvriers pour la plupart, assisteront à ses obsèques).

En fin de compte, le « gracieux » poète des pastels, des demi-teintes et des brumes est, pour l'essentiel, tombé dans l'oubli. On retient plutôt de Sainte-Beuve le créateur de la « méthode naturelle » en littérature. Les directions positives qui fondent cette méthode peuvent se résumer ainsi : ne pas séparer l'homme et l'œuvre (« tel arbre, tel fruit »), définir la race de l'écrivain, repérer les moments privilégiés de sa carrière, étudier sa postérité morale, répertorier ses ennemis. Finalement, dira-t-on avec Taine qu'« il a été un inventeur » ou, avec Paul Bourget, que « c'est l'individuel et le particulier qui le préoccupent » et que « par-dessus cette minutieuse investigation, il fait planer un certain idéal de règle esthétique, grâce auquel il conclut et nous contraint à conclure » ? Proust (Contre Sainte-Beuve) a fait de la fameuse méthode, qui identifie le moi existentiel au moi de l'œuvre, l'incarnation même de l'incompréhension de la création littéraire.

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