Nigeria

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Le pays le plus peuplé de l'Afrique a d'abord été un confluent de civilisations : des bronzes du Bénin aux terres cuites de Nok, le cours inférieur du Niger est une aire ancienne de culture. En 1857 paraît un journal en yoruba à Abeokuta : les Yoruba adoptent les religions nouvelles et leur littérature va marquer la fédération qui se constitue avec le Nord et les Émirats musulmans et l'Est pour donner le Nigéria. Il existe depuis longtemps une tradition lettrée haoussa au nord et l'expression en anglais prit du temps pour se développer. À l'est, la presse locale, sous l'impulsion de Nmandi Azikiwe, premier président du pays et leader du mouvement nationaliste, agit en faveur de l'indépendance. Pourtant, le premier romancier est un planton inconnu qui, avec l'Ivrogne dans la Brousse (1952), connaîtra une notoriété mondiale avant de se voir reconnu chez lui où son succès était mal compris. L'œuvre de Tutuola ne s'est pas arrêtée à ce premier texte, Ma vie dans la brousse des fantômes (1954), et il est aujourd'hui reconnu à juste titre comme l'inventeur de la littérature du Nigéria.

Lorsque, en 1957, Ulli Beier et Janheinz Jahn décidèrent, à Ibadan, de créer la revue Black Orpheus (dont le titre est en lui-même un écho et un hommage au retentissant Orphée noir paru en préface à l'Anthologie de Léopold Sédar Senghor, en 1948), les premières livraisons furent en effet surtout consacrées à faire connaître au public lettré anglophone des traductions des auteurs africains francophones qui, tels L. S. Senghor, Camara Laye ou Rabearivelo, avaient attiré l'attention de la critique occidentale. Mais, quelques années plus tard, le courant allait s'inverser et laisser place à un déferlement romanesque qui a trouvé son meilleur moyen de diffusion dans la célèbre collection des « African Writers Series » qu'inaugura en 1958 le premier roman de Chinua Achebe, Le Monde s'effondre, et qui regroupe à elle seule près des deux tiers des écrivains nigérians.

C'est Cyprian Ekwensi qui devait donner le coup d'envoi avec son roman Gens de la ville (1954), bientôt suivi par Timothy M. Aluko (Un homme, une épouse, 1959), Gabriel Okara (la Voix, 1964), Flora Nwapa (Efuru, 1966), Elechi Amadi... sans omettre, bien entendu, la série des grands romans d'Achebe, de le Malaise (1960) à le Démagogue (1966). Mais le roman nigérian ne se résume pas aux œuvres des pères fondateurs, aujourd'hui relayés par une nouvelle génération dont la vision du monde, parfois délibérément cynique, témoigne des plus récents bouleversements d'un pays qui, après avoir connu une guerre civile atroce, est désormais confronté à la fièvre de l'or noir.

C'est dire que l'écrivain nigérian n'entend pas se retrancher dans sa tour d'ivoire, mais qu'il est un acteur parfois directement impliqué dans les luttes les plus concrètes de son époque. C'est ainsi que Chinua Achebe et Gabriel Okara ont occupé d'importantes fonctions dans les structures politiques issues de la sécession, au moment de la guerre du Biafra, tandis que Wole Soyinka a été emprisonné pendant deux ans pour avoir voulu jouer un rôle de médiateur (dans le même temps, le poète Christopher Okigbo était tué au front du côté biafrais). C'est sans doute ce contact étroit avec la réalité qui explique qu'à la différence de certains auteurs francophones, fortement imprégnés par l'idéologie de la négritude, les romanciers nigérians idéalisent rarement le passé et en proposent une lecture sans complaisance. Toutefois, ce passé continue à peser d'un poids parfois très lourd dans le destin des nouvelles générations, et nombre de romans sont construits autour du conflit qui oppose anciens et modernes : c'est le cas notamment de le Malaise d'Achebe ou de The Bride Price de la romancière Buchi Emecheta.

Pour beaucoup d'écrivains, le retour au pays natal de ceux qu'on appelle les « been's to » (les revenants) se traduit donc par un sentiment de profond malaise, qui en fait des hommes de deux mondes, coincés entre deux systèmes de valeurs et bien souvent incapables de se déclarer en faveur de l'un ou de l'autre. Il ne faudrait pourtant pas en déduire que les anciens gardent toujours le beau rôle, car bien des œuvres contemporaines s'attachent à tracer des détenteurs du pouvoir traditionnel un portrait peu flatteur, en particulier Un homme, une hache (1964) d'Aluko et la Voix (1964) de Gabriel Okara, qui montrent soit des parasites, soit des dupes manipulées par d'habiles aigrefins. Le pouvoir a, en effet, changé de mains et il est désormais l'apanage des politiciens dont les écrivains font leur cible favorite. À cet égard, Nanga, le héros de le Démagogue, constitue certainement l'un des personnages les plus représentatifs de cette nouvelle classe d'individus sans scrupules qui ont su exploiter les soubresauts de l'histoire pour en tirer de substantiels avantages.

Face à cette confiscation du pouvoir par la classe militaro-politique, les intellectuels que mettent en scène les romans nigérians semblent partagés entre le cynisme et la fuite dans l'utopie : les cinq personnages que Soyinka rassemble dans un bar de Lagos, au début de les Interprètes (1965), décrivent à l'envi les turpitudes d'une société pour laquelle ils n'ont que mépris, et l'un d'eux résume leurs impressions lorsqu'il compare la puanteur de la lagune à « l'odeur du nouvel ordre ». Si la quête d'improbables paradis constitue pour certains la seule échappatoire possible, d'autres héros du roman nigérian trouvent dans la réalité présente des satisfactions plus tangibles : Jagua Nana (1961), la prostituée vieillissante mise en scène par Ekwensi, en est un bon exemple. Avec les œuvres plus récentes de Nwala ou de Nkem Nwankwo (Ma Mercedes est plus grosse que la tienne, 1975), nous basculons dans un monde qui n'est pas sans rappeler l'univers des grands romans picaresques espagnols : plus rien ne subsiste des valeurs fondamentales constitutives de toute société ; la violence, la corruption, l'appétit de jouissance les ont remplacées, ouvrant ainsi la voie aux pires exactions.

Les poètes, cependant, ne sont pas demeurés en reste : John Pepper Clark (A Reed in the Tide, 1965 ; The Ozidi of Atazi, 1966), Christopher Okigbo (Portes du ciel, 1962 ; Limites, 1964 ; Labyrinthe et chemin de tonnerre, recueil posthume publié en 1971), Michael Echeruo (Mortality, 1968), Wole Soyinka (Idanre, 1967 ; Poems From Prison, 1969).

Enfin, il faut signaler le développement que connaît la littérature dramatique, avec l'essor du théâtre yoruba d'Hubert Ogunde et de Duro Ladipo, et les œuvres de James Ene Henshaw (This Is Our Chance : Plays From West Africa, 1964 ; Children of the Goddess and Other Plays, 1964) et de Obotunde Ijimere (The Imprisonment of Obatala and Other Plays, 1966) ensemble dominé par l'œuvre majeure de Wole Soyinka depuis la Danse de la Forêt (1963) et la Récolte de Kongi (1966).

Il existe également une importante littérature en langue yoruba qui a trouvé son chef-d'œuvre avec le roman de Daniel Fagunwa, Igbo Olodumare (1938), traduit en anglais par Wole Soyinka (1968), et une littérature populaire rédigée dans un mélange d'anglais standard et de pidgin, dite « littérature du marché d'Onitsha », du nom du grand marché de l'Est, sous forme de fascicules à bon marché au contenu qui oscille entre le sentimentalisme et la moralisation, portant des titres qui se veulent alléchants pour conquérir le public des étudiants (Caroline, la fille à mille francs, Comment plaire aux femmes et conquérir leur amour).

Après la guerre civile et jusqu'au milieu des années 1980, le Nigéria a vécu des années fastes qui ont suscité la verve de Wole Soyinka (prix Nobel 1986) ou de Ken Saro Wiwa (Petit Militaire, 1986) et produit les questions du beau roman de Chinua Achebe (Termitières de la Savane, 1987). Il réussit dans une prose à la fois sensuelle et précise à rendre l'atmosphère de ces années de violence et d'argent faciles, hantées par la rédemption et la religiosité. Ben Okri est l'enfant de Tutuola, dont il a la fantaisie, et d'Achebe dont il a la compassion : il a été le premier Nigérian à recevoir le prix Booker pour la Route de la faim (1991). Le prix Nobel a été le couronnement d'une œuvre majeure qui a servi de guide à toute une génération de dramaturges et de poètes comme Niyi Osundare, Femi Osofisan ou Odia Ofeimum qui continuent au Nigéria à œuvrer pour l'ouverture de l'espace public et la production d'une littérature locale. Wole Soyinka lui-même, qui avait à nouveau fui le pays en 1994, y est revenu en 2001 avec sa dernière pièce, King Baabu, une adaptation d'Ubu Roi, qui a fait l'objet d'une tournée dans tout le pays.