Jean Giraudoux

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Écrivain français (Bellac 1882 – Paris 1944).

Auteur, parallèlement à sa carrière de haut fonctionnaire, d'une œuvre romanesque et dramatique de premier plan, il compte parmi les figures littéraires les plus représentatives de la France de l'entre-deux-guerres. Héritier d'une France provinciale dont il fait un mythe personnel, fine fleur de l'école républicaine qui le conduit jusqu'à l'École normale supérieure, humaniste ouvert à l'altérité culturelle et convaincu des nécessités d'un rapprochement franco-allemand, il opère dans son œuvre une synthèse de la tradition littéraire française, du romantisme allemand et des préoccupations brûlantes d'une génération traumatisée par la guerre.

Boursier brillant du lycée de Châteauroux, il s'y forge une solide culture classique, y développe son goût de la rhétorique et des mythes antiques ainsi que sa foi fondamentale dans la mission de l'écrivain, et pratique le théâtre comme spectateur et jeune acteur. La khâgne du lycée Lakanal puis la rue d'Ulm (1903) permettent au provincial de découvrir le Paris du début du siècle, sa vie littéraire, les cafés, les journaux et les petites revues ; l'étudiant peut y développer son esprit d'humour et de canular. C'est aussi la découverte de l'Allemagne et de la littérature allemande : après sa lecture de Goethe, de Novalis et de E. T. A. Hoffmann, il veut connaître l'Allemagne contempo– raine et, grâce à une bourse d'études (1905), passe un long et fructueux séjour à Munich. En 1907, il est à l'université de Harvard (il publiera plus tard un hommage discret au Nouveau Continent : Amica America, 1919). Après un échec à l'agrégation d'allemand, il réussit le petit concours des Affaires étrangères en 1910.

La Première Guerre mondiale surprend un adolescent prolongé et peu pressé de s'engager dans la vie active, mais déjà auteur de nouvelles poétiques (Provinciales, 1909 ; l'École des indifférents, 1911). Confronté à la réalité brutale des combats, blessé deux fois, cité à l'ordre de l'armée, il voit mourir plusieurs voisins de tranchée et écrivains amis comme Émile Clermont. Adorable Clio (1920), suite d'évocations poétiques inspirées par son expérience du front, raconte une guerre abhorrée pour ses abominations mais aussi « caressée » rétrospectivement comme expérience de la fraternité humaine.

Les années suivantes sont celles de l'installation dans une vie bourgeoise et professionnelle (promotion dans le « grand cadre » des Affaires étrangères en 1919, naissance d'un fils, mariage en 1921), mais voient aussi Giraudoux s'affirmer comme l'un des écrivains les plus originaux de sa génération. Remarqué dès le début par Gide et Proust, l'auteur de Simon le Pathétique (1918), de Suzanne et le Pacifique (1921), de Siegfried et le Limousin (prix Balzac 1922), de Juliette au pays des hommes (1924), de Bella (1926) et d'Églantine (1927) séduit par la fantaisie de ses récits, sa délicatesse et son idéalisme. Lui-même se voit comme un « sourcier de l'Éden », imaginant que l'écrivain est d'« avant » la Chute et qu'il peut, grâce à sa baguette ou son pendule (le langage), détecter, recréer, puis communiquer à ses lecteurs le bonheur d'un paradis retrouvé. La plupart de ses romans racontent une évasion qui se termine par un heureux retour, au pays natal, dans la famille, ou au « pays des hommes », et ce grâce à un bain d'atmosphère : évocation de noms propres, bruits et sons familiers, fugue d'un chœur provincial. Si certains reprochent au chantre des jeunes filles, du printemps et de l'aurore son angélisme et sa préciosité, il s'impose aussi comme le romancier d'un monde heureux et fraternel.

En 1928 commence la troisième carrière de l'écrivain, la plus brillante. Il se tourne vers le théâtre pour y adapter Siegfried et le Limousin. La scène lui paraît alors le moyen le plus approprié pour exprimer ses idées politiques et humanistes, ici le message d'une nécessaire réconciliation avec l'Allemagne. Selon Giraudoux lui-même, la pièce est « l'histoire d'un Français privé de la mémoire par une blessure reçue à la guerre, rééduqué sous le nom de Siegfried par ceux qui l'ont recueilli dans une nation et des mœurs qui ne sont pas les siennes, et ramené par des amis à son ancienne vie ». En germaniste fervent autant qu'en diplomate, il perçoit clairement les dangers que court l'Allemagne ardente et poétique, mais meurtrière, tout autant que ceux que court la France immobile, enlisée dans son cartésianisme. Mais il était délicat en 1928 de parler de l'« âme franco-allemande », quelque dix ans après la guerre : René Doumic, directeur de la Revue des deux mondes, s'indigne qu'on ait pu donner à Paris « une pièce à l'honneur de l'Allemagne », qu'on ait montré sur une scène française l'uniforme allemand et fait entendre dans la coulisse l'hymne national allemand ; le fameux « Siegfried, je t'aime » de Geneviève a pu choquer, ou attendrir, dans son effort de synthèse amoureuse et politique. Quoiqu'il en soit, cette première pièce, qui inaugure la collaboration de Giraudoux avec l'homme de théâtre Louis Jouvet, remporte un succès remarquable. La « première » fut un peu l'Hernani d'une génération : loin du Boulevard facile naissait un théâtre de texte, dense, littéraire, qui rendait un son neuf. Siegfried marque l'évasion du théâtre hors du naturalisme, du psychologisme, grâce à la poésie. Le duo Jouvet-Giraudoux, noué sous les auspices de Siegfried, devait se révéler des plus solides, puisque, résistant aux épreuves de la guerre et de la séparation (l'Apollon de Bellac fut créé par Jouvet en 1942 à Rio sous le nom de l'Apollon de Marsac), il ne se dénoua qu'à la mort de l'auteur. Fondé sur la reconnaissance mutuelle, ce compagnonnage, de 1928 à 1939, allait drainer vers les salles parisiennes des foules de plus en plus enthousiastes. Amphitryon 38 (1929), Judith (1931), Intermezzo (1933), Tessa (1934), La guerre de Troie n'aura pas lieu (1935), Électre (1937), Ondine (1939) comptent parmi les créations les plus importantes de l'entre-deux-guerres : ce théâtre vibrant et humaniste, témoin d'une époque angoissée et raffinée, coïncidait parfaitement avec elle. Nommé en 1939 commissaire général à l'Information, il eut la tâche impossible d'être la voix de la France en guerre contre Hitler.

Qu'il choisisse un roman, un conte, un mythe antique ou biblique, Giraudoux privilégie une littérature au second degré, multipliant les variations personnelles sur un canevas existant, comme lorsqu'il reprend à la suite de Molière, de Kleist et de bien d'autres, le mythe d'Amphitryon, ou qu'il adapte Ondine, le conte du romantique allemand La Motte Fouqué. Sa méthode consiste à respecter les données initiales de l'histoire, dont, par une pirouette ou comme une formalité, il retrouve aussi la donnée finale ; mais il choisit d'éclairer l'espace laissé vierge par la légende. En transformant les épisodes intermédiaires ou les motivations des personnages, il change la perspective et écrit ainsi une tout autre pièce : Judith l'amoureuse, Alcmène la très humaine, Électre la chasseresse. Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, sa pièce la plus célèbre, il compose une sorte de prélude pessimiste à l'Iliade d'Homère, où ses héros pacifistes, Hector et Andromaque, se heurtent à l'inéluctable de la guerre qui s'annonce, et dont Giraudoux pressent l'imminence après les événements d'Abyssinie et de la Ruhr.

Il faut enfin citer la Folle de Chaillot, sa dernière pièce, représentée à titre posthume en 1945. Cette fantaisie allégorique dénonçant le mal, les méfaits de la civilisation industrielle et des pouvoirs d'argent, où s'exprime le pionnier de l'urbanisme et de l'écologie qu'il fut aussi, fut accueillie avec ferveur par un public renouant avec la paix. L'œuvre dramatique de Giraudoux reste comme un brillant engagement qui plaide en faveur de la responsabilité de l'homme.