Cicéron

en latin Marcus Tullius Cicero

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Homme politique et écrivain latin (Arpinum 106 - Formies 43 av. J.-C.).

Issu d'une famille provinciale et plébéienne entrée dans l'ordre équestre, il suit à Rome les leçons des maîtres de l'éloquence latine (L. Crassus, Scaevola) et les conférences des orateurs grecs (Molon de Rhodes). Il aborde la vie publique en simple avocat et au milieu d'une triple crise économique (extension de la grande propriété et confiscation de l'ager publicus par l'aristocratie), sociale (les paysans ruinés gonflent la plèbe urbaine) et politique (les séquelles de l'affrontement entre Marius et Sulla). Il se pousse précisément au premier plan de l'actualité en attaquant Sulla à travers un de ses affranchis (Pro Roscio Amerino, 79) : bien que soutenu par la puissante famille des Metelli, il préfère s'éloigner après ce coup d'audace et part pour Athènes, où il s'initie aux grands courants de la pensée hellénique et resserre ses liens avec la noblesse sénatoriale. Cicéron est, en effet, entre deux ordres, entre deux chaises : aisé sans être riche, possesseur d'une culture originale bien différente de la teinture grecque des « play-boys » de l'aristocratie, il n'a cependant que de l'aversion pour les aventures démagogiques du parti populaire qui cherche ses appuis du côté des grandes familles patriciennes – à commencer par celle de César, ce « fils de Vénus » – plutôt qu'auprès des « hommes nouveaux ». Cicéron, c'est en un sens la « noblesse de robe » française au début du xviie s. Rentré en Italie, nommé questeur en Sicile, il se fait une réputation de justice et les habitants de l'île le chargent d'attaquer leur ancien gouverneur, Verrès. Cicéron le fait avec beaucoup d'habileté : s'opposant avec fermeté au consul et avocat célèbre Hortensius, intimidant le tribunal par le nombre des témoins à charge, il contraint Verrès à s'enfuir sans avoir à prononcer sa plaidoirie, qu'il publie (les Verrines, 70) – plus tard, il n'hésitera cependant pas à défendre le gouverneur des Gaules, Fonteius, en butte aux mêmes accusations, et il gagnera encore sa cause. Reconnu comme le premier orateur de Rome (Pro Cluentio, 66 ; Pro Archia, 62), il s'impose dès lors à l'aristocratie (il est édile en 69, préteur en 66, consul en 63) et obtient pour Pompée des pouvoirs exceptionnels (Pro lege Manilia, 66). Triomphant de Catilina (Catilinaires, 63), il se croit le premier homme d'État à Rome et envisage une sorte de partage du pouvoir entre lui (la toge, l'administration de la République) et Pompée (les armes, les conquêtes extérieures). Mais il se rend vite compte qu'il n'a été que l'exécuteur des hautes œuvres et de la basse politique du sénat et, abandonné par le triumvirat (Pompée, Crassus, César) à la rancune d'un tribun de la plèbe, Clodius, il est condamné à l'exil. Rappelé, il tente une vengeance timide (Pro Milone, 52) et part gouverner la Cilice. Il hésite au milieu de la guerre civile, penche pour Pompée, mais se réconcilie avec César et, confiné dans le rôle de leader d'une opposition toute formelle, se consacre aux lettres, écrivant des traités rhétoriques (De oratore, 55 ; Orator, 46), politiques (De la république, 54-51 ; Des lois, 52), philosophiques surtout (Des termes extrêmes des biens et des maux, 45 ; Tusculanes, 45 ; De la nature des dieux, 45-44 ; Des devoirs, 44-43), qui acclimatent dans la littérature latine la métaphysique et la morale grecques, et où il confronte la pensée théorique aux nécessités de l'action. À la mort de César, il rentre cependant dans la vie politique et commet l'erreur de vouloir dresser Octave contre Antoine (Philippiques, 44-43) : les deux adversaires, réconciliés, portent Cicéron sur la liste des proscrits et le font assassiner. En 34, Octave, dans sa lutte contre Antoine, obtint du fils de Cicéron et de son ami Atticus la publication de la Correspondance de l'orateur : cette manœuvre politique révéla un des chefs-d'œuvre de la littérature épistolaire. Issu d'une classe charnière et homme du juste milieu, Cicéron, hérissé par la gloire militaire et fasciné par les nuances, était fait pour les exercices de corde raide et les entreprises de conciliation. Il a rêvé de l'équilibre des pouvoirs (potestas/auctoritas), il a conçu Rome comme une puissance ouverte et universaliste (il a plaidé pour les naturalisés de fraîche date comme Archias ou Cornelius Balbus) : au fond, c'est un « philosophe de l'impérialisme » tempéré, de l'exploitation bien comprise, qui ménage la bête et rassemble généraux et marchands, sénateurs et chevaliers ; l'ironie a voulu qu'il ne réalise cette union que le bref instant d'une dissension civile et dans le sang de Catilina et de ses partisans. Combinant la rigueur du stoïcisme et le doute méthodique de Socrate, c'est l'homme des synthèses dans une époque de dissociation : synthèse philosophique au nom du scepticisme académique ; synthèse politique, au nom du consensus bonorum, le rassemblement des « honnêtes gens » ; synthèse esthétique, au nom de la variété et de l'adaptation du discours au sujet et aux circonstances. Philosophe éclectique et écrivain artiste, il fut pour la Renaissance et le classicisme européens le modèle de l'éloquence fondée sur les vertus morale et civique et la référence constante dans l'élaboration du goût littéraire.

Seule une partie de la correspondance de Cicéron a été conservée et les 931 lettres qui subsistent sont adressées à son ami Atticus (16 livres), à ses parents et amis (16 livres), à son frère Quintus (3 livres), à Brutus (2 livres). Ces lettres, dont la rédaction s'étendit de 63 à 43 av. J.-C., offrent une peinture vivante de la vie politique et privée à Rome, au jour le jour. Elles permettent aussi de mieux comprendre la personnalité de Cicéron, ses faiblesses, ses indécisions ou ses enthousiasmes, ainsi que les multiples aspects d'une intelligence où la curiosité anime la passion de la synthèse.

L'œuvre philosophique

Dans la République (54-51 av. J.-C.), écrit sous forme de dialogue en 6 livres, Cicéron, s'inspirant à la fois de Platon et de Polybe, imagine une conversation entre Scipion Émilien et ses amis sur la meilleure forme de gouvernement. À la différence de Platon, qui proposait un modèle utopique de république, Cicéron expose pourquoi l'État romain présente une constitution harmonieuse grâce à son alliance d'éléments empruntés à la monarchie, à l'aristocratie et à la démocratie. Mais certains érudits voient dans ce traité une œuvre de politique active, qui justifierait le principat de fait accordé à Pompée, consul unique dès 52. Dans un fragment conservé du livre VI, Scipion Émilien voit en songe son grand-père adoptif Scipion l'Africain lui révéler l'immortalité réservée aux bienfaiteurs de la patrie. Dans ce traité, où se reconnaît l'influence du stoïcisme, Cicéron a donné le bilan de sa conception philosophique de la politique et ses théories seront contestées par saint Augustin dans la Cité de Dieu.

Des termes extrêmes des biens et des maux [De finibus bonorum et malorum], dialogue en cinq livres, dédié à Brutus et composé en 45 av. J.-C., est consacré au problème du souverain bien. Dans le premier livre, la conception épicurienne du bien résidant dans le plaisir est défendue par Torquatus ; le stoïcisme, qui place le souverain bien dans la vertu, est représenté, dans le troisième livre, par Caton d'Utique. Le deuxième et le quatrième livres exposent les répliques que Cicéron donne respectivement à Torquatus et à Caton. Dans le cinquième livre, le péripatéticien Pupius Pison développe sa thèse assez proche de celle des stoïciens, auxquels il est cependant reproché de ne tenir compte que de l'âme dans la quête du bonheur et de négliger la part faite au corps. Cicéron, érigé en arbitre, adopte une position voisine de celle des péripatéticiens. Ce traité, bien que sans grande profondeur philosophique, a le mérite de conserver les théories morales des grands courants philosophiques de l'Antiquité.

Les Tusculanes [Tusculanae disputationes] se présentent comme une série de cinq conférences que Cicéron aurait prononcées dans sa villa de Tusculum en 45 av. J.-C. et dans lesquelles il aurait successivement traité de l'attitude du sage face à la mort, à la souffrance, au chagrin, aux passions, et du bonheur dû à la sagesse. Pour faire assimiler les principes du stoïcisme par un auditoire peu au courant des discussions philosophiques, Cicéron expose avec beaucoup de vie les points de doctrine en les illustrant par des exemples historiques et des passages empruntés aux poètes grecs et latins. L'ouvrage, qui met en avant (livre premier) la thèse de l'immortalité de l'âme, arrive à la même conclusion que le De finibus, composé immédiatement avant lui : l'homme vertueux apparaîtra comme supérieur à toutes les contingences.

Le dialogue Caton l'ancien ou de la vieillesse (45 av. J.-C.) fait dans une perspective stoïcienne héritée de la philosophie grecque (Ariston de Chio) l'éloge de la vieillesse : moins sensible aux plaisirs des sens, elle favorise la pratique des ouvrages de l'esprit ; proche de la fin de l'existence terrestre, elle touche à l'immortalité.

Dans le dialogue les Académiques (45 av. J.-C.), Cicéron expose la théorie néoacadémique de la connaissance et, tout en réfutant le scepticisme, reconnaît que la vérité est inaccessible à l'homme. Dans De la nature des dieux [De natura deorum] (45-44 av. J.-C.), traité en 3 livres dédié à Brutus, l'assassin de César, en réponse à l'épicurien Velleius – qui nie non l'existence des dieux mais la providence divine – et au stoïcien Balbus – qui affirme que les dieux gouvernent le monde –, le néoacadémicien Cotta définit l'essence divine (que l'on doit saisir « avec les yeux de l'esprit ») en rejetant aussi bien les conceptions anthropomorphiques des stoïciens que le matérialisme des épicuriens.

De l'amitié ou Laelius (44 av. J.-C.) présente sous forme de dialogue une réfutation de la thèse épicurienne fondée sur l'intérêt et une adaptation de l'interprétation stoïcienne à la problématique de l'élite sociale et culturelle romaine, tandis que Des devoirs [De officiis] (44 av. J.-C.) est un manuel de morale politique qui étudie successivement les bases (sagesse, justice, fermeté, modération) de l'honnêteté (livre I), les critères de l'utilité dans la cité (livre II), les conflits entre l'utilité et la morale et la difficulté de discerner l'utilité à long terme de l'intérêt immédiat (livre III). Inspiré en grande partie de l'œuvre du stoïcien Panétius, l'ouvrage, illustré d'exemples et d'anecdotes historiques et dont le ton familier tranche avec le style pompeux du genre, est un témoignage intéressant sur la hiérarchie des valeurs et des devoirs dans les sociétés antiques.

Les traités de rhétorique

Si le Brutus (46 av. J.-C.) propose une histoire de l'éloquence romaine depuis les origines et de ses rapports avec ses modèles grecs (Cicéron proposant en exemple la force de Démosthène contre les néoattiques représentés par Brutus et soucieux d'imiter l'élégance froide de Lysias), le De oratore [De l'orateur] (55 av. J.-C.) constitue le bilan de l'expérience oratoire de l'auteur. Sous la forme d'un dialogue situé en 91 av. J.-C. dans les jardins de Crassus à Tusculum, ce débat, en 3 livres, entre Antoine et Crassus, trace un programme complet de culture intellectuelle et artistique, à travers la définition du rôle de l'orateur dans la cité et des techniques de l'art oratoire. Liant philosophie et éloquence, et faisant de la beauté la perception d'une rationalité organique dont le modèle est le corps humain, l'œuvre établit une harmonie profonde entre l'art et la nature (le rythme de la prose libre est comparé à celui des gouttes de pluie). Ce traité, dont Cicéron reprendra les idées dans l'Orateur [Orator] en 46, et dont un manuscrit complet fut découvert en 1421, fut un des livres fondateurs de l'humanisme et anima les utopies de restauration de la Rome de Tite-Live nourries par Cola di Rienzo et Pomponius Laetus. Cicéron avait été accusé d'asianisme à la fois par les partisans de la simplicité de la latinitas (César, De analogia) et par les tenants du dépouillement de l'atticisme (dont le modèle était Lysias plutôt qu'Isocrate). Cette situation se retrouva à la Renaissance, mais inversée, les cicéroniens du xvie s. se recommandant de la rigueur de la latinitas et les anticicéroniens, partisans de la diversité des styles, se trouvant en réalité les plus fidèles disciples de la varietas de Cicéron.

Les discours politiques et judiciaires

Les Verrines (sept discours composés en 70 av. J.-C.) furent prononcées contre Verrès, propréteur de Sicile. Les Siciliens, qui avaient intenté un procès de concussion contre Verrès, choisirent pour défendre leurs intérêts Cicéron, dont ils avaient apprécié l'honnêteté pendant sa questure dans leur île. Par un premier discours, la Divination contre Caecilius, Cicéron parvint à faire récuser un complice de Verrès qui était parvenu à se faire nommer accusateur pour le procès, puis, après une enquête éclair en Sicile, prononça un bref réquisitoire (Première Action contre Verrès) si accablant que l'accusé préféra s'exiler sans attendre la fin du procès. Utilisant les documents qu'il avait assemblés, Cicéron composa alors une Seconde Action contre Verrès contenant cinq harangues fictives jamais prononcées (la Préture urbaine, la Préture de Sicile, le Froment, les Œuvres d'art, les Supplices). Très importantes pour nous faire connaître l'administration des Provinces romaines, les Verrines, par leur narration vivante et la virtuosité de l'argumentation, constituent le modèle de l'éloquence cicéronienne.

Les quatre discours qui composent les Catilinaires [In Catilinam orationes] furent prononcés contre Catilina. Le premier fut improvisé le 8 novembre 63 av. J.-C. au moment de la découverte de la conjuration et débute par l'exorde resté fameux : « Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? » Dans le second discours (9 novembre), Cicéron demande aux Romains de dévoiler les complices de Catilina. Dans le troisième (3 décembre), il révèle les noms des conjurés et, dans le quatrième (5 décembre), il justifie leur condamnation à mort. L'urgence de la situation donne à ces discours, rédigés plus tard d'après des notes, une très grande vivacité, renforcée par la violence des diatribes destinées à intimider l'adversaire.

Enfin, les Philippiques désignent les 14 discours que Cicéron prononça contre Marc-Antoine en 44-43 av. J.-C. Après l'assassinat de César, Cicéron tenta de rétablir le régime républicain en attaquant violemment celui qui se posait en successeur du dictateur, Antoine. Ces dernières harangues prononcées par l'orateur font alterner invectives, railleries et appel à la liberté et, par leur véhémence passionnée, furent comparées aux discours de Démosthène contre le roi de Macédoine.