Afrique noire

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

La découverte de l'Afrique et de ses langues

Nous avons peine à nous pénétrer de l'idée que l'Afrique noire est demeurée terre inconnue jusqu'à la fin du xixe siècle. Le voyageur écossais Mungo Park n'établit avec précision le sens dans lequel coule le Niger qu'en 1799 et il faut attendre 1830 pour situer l'embouchure de ce fleuve et accepter l'idée que son estuaire n'est pas celui du Congo. La géographie n'avait pas beaucoup progressé sur la localisation des sources du Nil depuis Ptolémée : le géographe alexandrin du iiie siècle abhorrait les « blancs de la carte » et peuplait ses dessins de montagnes et de lacs fantaisistes. La découverte de l'Afrique, la cartographie de ses fleuves et de ses montagnes sera la grande entreprise du xixe siècle, celle à partir de laquelle Jules Verne lance la série de ses Voyages extraordinaires en 1863. Cette même année est établi le cours supérieur du Nil : les idées sur les langues et les littératures de l'Afrique ne pouvaient échapper à ce climat d'ignorance.

D'un continent dont les réalités géographique demeurèrent si longtemps obscures, il était difficile de sortir des mythes et des théories extravagantes. Le centre de l'Afrique, domaine des mystérieux – et cannibales – Nyam Nyam de Jules Verne, les Azande, était censé être peuplé d'hommes à queue. La diffusion de l'évolutionnisme et d'une conception plus « positive » de la recherche ne dissipa en rien les théories racistes sur l'Afrique. La connaissance des réalités géographiques puis humaines accompagna le développement du colonialisme et la mainmise européenne sur l'Afrique ; en même temps s'élaborait tout un système complexe de dévalorisation des productions africaines, dont seul l'art plastique fut sauvé par quelques originaux au début du xxe siècle. Le succès même des créations plastiques de l'Afrique noire conduit en fait à se poser à nouveau la question de la création graphique : le continent qui contient le plus de peintures rupestres, dont les créations plastiques sont reconnues, a ignoré l'écriture alphabétique. Il n'a pas ignoré l'écriture idéographique, celle des hiéroglyphes. Les production égyptiennes se sont diffusées au-delà de la basse vallée du Nil : la culture de Meroé est encore une énigme : l'écriture déchiffrée ne donne pourtant pas la clé d'une langue, qui reste incompréhensible et nous sommes bien au Soudan, en plein Sahel. De même, de nombreuses énigmes archéologiques demeurent qui témoignent de créations plastiques, sans laisser de documents écrits pour en témoigner : Igbo uchkwu dans l'est du Nigeria ou dans une autre région, le grand Zimbabwe. Les cultures du masque ont élaboré de complexes systèmes de signes qui conservent une information de type religieux ou généalogique, mais ne se prêtent pas à la manipulation technique ou à un usage purement fonctionnel. Tout au long des siècles, depuis la culture d'Axum, les syllabaires guèzes ont accompagné la culture religieuse éthiopienne et, plus récemment, dans les régions en contact avec l'islam, des esprits féconds ont inventé des systèmes graphiques qui relèvent plus de la création plastique que de la conservation et de la diffusion de l'information, les deux fonctions essentielles de l'écriture alphabétique. La dernière de ces inventions africaines de l'écriture est celle de Njoya, sultan de Foubam au Cameroun, qui imagina au début de ce siècle une écriture et mit par écrit l'histoire de son royaume. Tout ceci fut détruit par la colonisation française et ne servit jamais à d'autres qu'à son inventeur. Les littératures et les arts du verbe pâtirent longtemps de l'incompréhension des problèmes linguistiques, inséparable de l'ignorance des réalités africaines, que l'on ne peut résumer sous le vocable commode et trompeur de civilisation de l'oralité, dans un continent très largement musulman et chrétien.

Les premiers travaux sur les langues et les littératures

Dès les premiers contacts entre Portugais et Congolais ont été entreprises des études sur les langues de l'Afrique noire : un catéchisme en langue kongo et une grammaire de la langue d'Ardra (adja, ewe, langue de la côte des Esclaves) furent publiés au xviie siècle, mais il fallut attendre 1834 pour que soit exposé clairement le système de la classification nominale typique des langues bantoues, qui couvrent une grande part de l'Afrique. Le nom même de « Bantou » ne fut créé qu'en 1857, par W. H. Bleek, docteur en philologie de l'université de Bonn, qui soutint, en 1850, une thèse sur les genres dans les langues africaines. Il élabora la catégorie de « Bantu » pour classer les langues à classes nominales des peuples de l'Afrique australe « Bantu » désignait les hommes dans la majorité d'entre elles (Wa– ou Ba-, marques du pluriel, plus racine –ntu). En même temps, il s'intéressa aux langues des Bochimans, les San : il recueillit les contes d'animaux (Reynard the Fox, 1864) et un important corpus de leurs contes que sa fille mettra des décennies à éditer. Ce recueil constitue jusqu'à aujourd'hui le premier et le plus remarquable exemple de la littérature orale des Bochimans. Les textes ainsi transcrits et recueillis ont fait l'objet d'une adaptation poétique par S. Watson, le Chant des Bushmen /Xam (trad. fr., 2001). Mais alors même que ce travail respectueux de leur langue voyait le jour, se mettaient en place des hiérarchies « raciales ». Les idées les plus étranges sur l'origine des langues et des peuples de l'Afrique noire – qui seraient venus du nord de l'Afrique de ces « pasteurs à la peau claire » qui auraient apporté la civilisation aux agriculteurs noirs –, eurent cours jusqu'au début du xxe siècle.

Au début du xixe siècle cependant, des travaux de collecte et de traduction ont été entrepris. En Sierra Leone, à Freetown, une mission américaine recueille des esclaves libérés et prépare sur une base comparative les vocabulaires qui permettront à S. Koelle de donner un premier recueil de textes en langues de l'Afrique (Polyglotta africana, 1854). Le wolof, langue du Sénégal, où les Français s'étaient établis depuis plusieurs siècles, était connu ; des Contes du Sénégal, traduits par le baron Roger, paraissent en 1828. En Afrique australe, la pénétration européenne est marquée par les travaux de la Mission de Paris et des autres confessions protestantes. En 1841, Eugène Casalis donne une étude sur la langue sechuana, qui est en fait une étude de la poésie des Basotho. Ce texte est véritablement le premier traité, comportant un choix de textes et de traductions, sur la littérature d'un peuple africain. E. Casalis y développe des théories sur la poésie et sur la composition des poèmes d'éloge, qui sont aujourd'hui encore acceptées et ont été saluées par toute la tradition de l'anthropologie linguistique, attachée à la littérature des Bantous du Sud.

Son collègue Thomas Arbousset publie en 1842 un chant d'éloge zoulou de Dingan, le successeur de Chaka, recueilli sur le terrain vers 1838, qui est sans doute le plus ancien texte bantou transcrit, traduit et annoté dans une langue européenne. Ce texte est encore l'objet d'éditions et d'études car il signale justement la spécificité de la poésie orale : celle-ci ne fonctionne pas à partir de formules métriques fixes, mais repose sur une dynamique du discours du sujet, vrai invariant anthropologique de toute poésie, et non caractéristique africaine comme les poètes de la négritude semblaient le croire.

Ces travaux demeurèrent longtemps peu connus en France alors qu'ils étaient commentés et traduits en anglais. La naissance de la monographie ethnologique a suivi le genre du récit de voyage dans la seconde moitié du xixe et l'étude linguistique des productions littéraires a été le corollaire du travail de traduction de la Bible qui a accompagné la diffusion du christianisme et la mainmise européenne sur l'Afrique noire. En Afrique australe, les travaux de Junod sur les Ronga, ceux de Jacottet sur les Basotho permettaient à la fin du xixe siècle de disposer de corpus de textes oraux, de contes et de récits historiques dans des éditions d'une excellente qualité scientifique.

En Afrique de l'Ouest, la situation de la connaissance des langues et des littératures est aussi allée de pair avec la christianisation des peuples de la côte : en 1857 paraissait un journal en yoruba à Abeokuta, et un évêque africain, Samuel Ajayi Crowtther, traduisait la Bible dans sa langue en même temps qu'il élaborait une grammaire. Chez les Ewe du Togo, les missionnaires allemands donnaient traductions de la Bible et études de la langue avant la fin du xixe. Dans les régions proches du Sahel, dans lesquelles il existait une influence musulmane, on observe une expansion de l'islam et une renaissance de la littérature de piété, en particulier sous l'influence d'Ousmane Dan Fodio. Ces auteurs écrivent en arabe, en peul, en graphie arabe, mais aussi en haoussa. Des textes ont circulé depuis le milieu du xixe sous forme de manuscrits ; des éditions et des traductions en ont été données au xxe siècle, en particulier par Henri Gaden, traducteur d'un poème fameux sur El Hadj Omar. On ne saurait donc oublier que l'Afrique sahélienne de Dakar à Djibouti est une Afrique qui connaît les religions du livre, islam à l'ouest, christianisme monophysite et islam à l'est, et que ces religions sont des univers du manuscrit et de la voix : elles propagent le livre mais n'impriment pas des livres.

Ainsi, sur la côte de l'océan Indien, sont nées depuis plus de dix siècles la langue et la littérature swahili du contact entre l'Afrique bantoue et les négociants et mercenaires arabes et persans. Des fonds de manuscrits recueillant les compositions originales, mais aussi les traductions, ont existé : ce n'est que depuis près d'un siècle que des traductions et des transcriptions en graphie latine existent : il s'agit en somme de détacher de son contexte religieux une langue liée à la diffusion de l'islam, voire de la laïciser. Cet effort a été couronné de succès avec le kiswahili : il n'en a pas été de même avec les langues de l'Afrique de l'Ouest, restées très proches de leur contexte islamique, en particulier dans le cas du peul et du haoussa.

Continent de peuples migrants et relativement peu peuplé, l'Afrique a donc été considérée comme une sorte de Babel inexpugnable : or il existe de grandes langues de communication, aux multiples variantes dialectales mais comprises dans de très larges zones : le mandingue, le haoussa, le peul en Afrique de l'Ouest sahélienne ; l'akan, l'ewe, le yoruba, l'igbo, l'efik, l'edo sur la côte du golfe du Bénin. Plus bas, le kikongo, le lingala font de la cuvette congolaise une zone de langues de grande expansion, différente des régions très morcelées linguistiquement comme le Cameroun et la Côte d'Ivoire côtiers. Enfin, en Afrique australe, le xhosa, le zoulou, le sesotho, le shona (Zimbabwe) sont des langues importantes, jouant un rôle en partie analogue à celui du kiswahili en Afrique de l'Est. De plus, la logique de la description linguistique, celle des Atlas par exemple, n'est pas celle des poètes ou des pédagogues qui ont leur mot à dire en matière de communication linguistique. En d'autres termes, il ne faudrait pas présenter comme une donnée de la situation ce qui a souvent été le produit d'une politique coloniale visant à diviser pour régner et à bloquer le développement de langues interafricaines de communication. Le cas de l'adoption par la Tanzanie du kiswahili comme langue officielle montre bien qu'une politique cohérente obtient avec une langue africaine des résultats qui aboutissent à la naissance d'une véritable littérature. A contrario, les hésitations sur les graphies de plusieurs pays sahéliens, les politiques linguistiques incohérentes de l'ex-Zaïre, de la Guinée ou du Bénin retardent l'harmonisation des systèmes graphiques et découragent les éditeurs et les auteurs.

Les littératures orales et leur étude

La Bible est traduite en plusieurs centaines de langues africaines et c'est là un fait remarquable, mais il n'existe de dictionnaire unilingue que dans une vingtaine de langues – en général celles que nous venons de citer –, et l'on peut dire que seules ces langues ont suscité des écrivains, c'est-à-dire des spécialistes du verbe écrit. Quant aux travaux de l'ethnologie linguistique, de l'anthropologie de la parole et de la performance, ils nous présentent un tableau de la situation africaine assez différent mais très dépendant des diverses traditions de recherche : nous ne connaissons la poésie des Baluba que parce que des chercheurs (Mufuta, Faïk-Nzuji) ont produit des travaux sur cette poésie, mais il en est de même avec le corpus de la lyrique médiévale occitane, qui est le produit de la philologie du xixe siècle. Ainsi, le travail des chercheurs sur des traditions littéraires – les travaux menés sur l'Afrique australe et sur ces monuments culturels que sont les chants d'éloge – modifie à chaque époque notre vision des littératures de l'Afrique. Il a fallu attendre la fin du siècle dernier pour que nous ayons une édition en langue originale, traduite et annotée en français du Soundiata, le grand cycle épique sur le fondateur de l'empire mandingue au xiiie siècle. Une édition procurant trois versions successives avait été donnée près de quinze ans auparavant ; il est certain que la comparaison de ces versions recueillies sur le terrain auprès de spécialistes de la poésie orale précise notre conception du héros mandingue. De même, les travaux de transcriptions et de traductions des épopées mvet du Cameroun ou de la Saga d'Ozidi des Ijo, constituent un corpus de longs récits épiques pleins de héros merveilleux qui élargissent nos idées sur la variété des genres de l'expression verbale en Afrique.

Certains peuples ont été traités avec une particulière attention par les ethnologues : les Malinke, par exemple, ont produit sur leur tradition un abondant discours interprétatif, aujourd'hui relayé par des textes originaux. Le travail classique de Sory Camara sur le Griot (1976), les traductions et les adaptations qu'il donne des textes mandingues, montrent une voie possible de l'évolution de l'oralité africaine quand elle est mise par écrit dans des livres. Tel est aussi le cas du travail d'Amadou Hampate Ba sur la tradition peule et sur les récits initiatiques peuls comme Kaidara, mais aussi Koumen. Transcrits, traduits, annotés, ces textes deviennent des monuments littéraires qui s'inscrivent à côté des textes épiques comme Silamaka et Poullori, des contes, mais aussi de la littérature manuscrite dont Alpha Sow et P. F. Lacroix (1966) avaient donné de précieux recueils.

La question de la présence de récits épiques dans la tradition orale africaine a fait l'objet de vastes débats. Les premières recherches n'avaient pas produit de longs textes merveilleux, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas : l'épopée de Lyanja chez les Mongo et l'épopée de Mwindo transcrite par D. Biebuyck montrent bien combien notre connaissance du domaine était sommaire. Il y a, en d'autres termes, un rapport étroit entre les intérêts et les traditions de recherche et les théories générales que l'on peut proposer : la prudence devrait donc être de mise. Ainsi, l'analyse des traditions héroïques des Swahili, par exemple, montre l'importance du cycle de Fumo Lyongo, un héros continental dont les luttes avec le sultan de Pate sur la côte sont sans doute une image et un écho des interrelations qui ont abouti au syncrétisme culturel swahili entre les peuples de la côte et ceux de l'intérieur.

Certains groupes ont vu naître chez eux une tradition de recherche ethnolinguistique : toute une série de travaux de grande qualité porte sur la poésie des Yoruba et sur ses constituants formels. De même, la littérature liée aux pratiques divinatoires, le corpus de récits et de poèmes qui sont activés lors des séances de divination, connus sous le nom de odu ifa, ont été recueillis par des chercheurs américains mais aussi nigérians.

Une vision simpliste ne peut donc opposer la multiplicité de l'oral à la relative étroitesse de l'écrit. Le travail de mise par écrit des traditions orales se poursuit depuis les premiers contacts entre les sociétés africaines et les hommes de l'écriture. Il a abouti à des genres originaux, comme la poésie gnomique swahili ou les épopées (tenzi), mais aussi à la création d'une littérature en langues africaines et en langues européennes, dont les œuvres aux sujets historiques partagent avec leurs confrères du reste du monde des préoccupations identiques.

Les livres en langues de l'Afrique

Au monde de l'oralité communautaire, monde très largement mythique puisque dans de très nombreux cas les auteurs compositeurs chanteurs sont connus et apportent par leur interprétation même vie au verbe oral, succède peu à peu un monde de sujets historiques, dans un rapport singulier au livre et – mais dans un rapport à la fois interprétatif et prophétique – à la tradition. Les premiers auteurs sont des catéchistes ou des journalistes employés dans des missions protestantes ; tel est le cas de Tiyo Soga, qui publie une traduction du Pilgrim's Progress en xhosa et déploie une activité de journaliste et d'écrivain en anglais et dans cette langue à la fin du xixe siècle. Thomas Mofolo, correcteur à la Mission de Paris, est sans doute le premier romancier de l'Afrique noire. Son livre, le Pèlerin de l'Orient (1907), publié d'abord en feuilleton dans le journal de la Mission puis en livre sur les Presses de Morija, est le témoignage prophétique de la crise spirituelle que provoque chez un jeune Mossouto l'arrivée du christianisme. C'est aussi une œuvre écrite dans une belle prose, toute pénétrée de la saveur des poèmes oraux sotho. Quelques années plus tard, en 1910, Mofolo compose Chaka, qui ne sera publié qu'en 1925 : il a été traduit en de très nombreuses langues et suivi de nombreux romans en sesotho (Motsamai, Au Temps des cannibales ; Machobane, Dans les cavernes sombres). L'Afrique australe fut le premier terrain de déploiement d'une intelligentsia noire : Sol Plaatje, interprète de Baden Powell lors du siège de Mafeking en 1899, traducteur de Shakespeare en langue tswana, est aussi le premier romancier anglophone de l'Afrique australe (Mhudi, 1930). Il est aussi un essayiste à la plume aiguisée et à l'esprit lucide : son livre Native Problem in South Africa, écrit en 1916, demeure l'analyse la plus éloquente et la plus juste des conséquences de la loi foncière de 1913 qui spoliait les Noirs de leurs terres et enclenchait les mécanismes qui ont conduit à l'apartheid en 1948. Il existait donc, dès avant la Première Guerre mondiale, un milieu intellectuel noir en Afrique du Sud, dans la province du Cap : ces auteurs voyageaient, étaient en contact avec les Noirs américains, mais l'Europe ne les écoutait que d'une oreille distraite. M. Fuze donne une Histoire du peuple noir en zoulou et, dès l'entre-deux-guerres, de nombreux auteurs sont connus dans leur langue et en anglais, comme les frères Reginal et Herbert Dhlomo.

L'Afrique de l'Ouest est un autre foyer de bouillonnement intellectuel, et en particulier la Gold Coast : une presse existe en akan-fanti, et la vie politique y est active ; en 1908, un avocat gold-coastien, E. Casely Hayford, publie à Londres une fiction prophétique sur l'Afrique : l'Éthiopie libérée, qui rassemble toutes les utopies de l'époque sur l'avenir d'une Afrique délivrée du colonialisme. Dès ces années paraissent au Sénégal des nouvelles et des articles en français qui poursuivent la tradition de production intellectuelle des métis franco-sénégalais comme Leopold Panet et l'Abbé Boilat.

Littérature en français

C'est en 1926 que paraît à Paris le premier roman écrit en français par un Africain, Force Bonté, de Bakary Diallo, un ancien tirailleur sénégalais qui a participé à la Première Guerre mondiale. Trois ans plus tard, Félix Couchoro, un journaliste dahoméen qui poursuivra sa carrière – mais dans la presse togolaise – jusque dans les années 1960, donne un roman marqué par l'univers du roman colonial, l'Esclave (1929). Ainsi en ces années, en Afrique même, naît une expression littéraire. Il se produit une appropriation du français qui ne doit rien au séjour métropolitain : Félix Couchoro n'ira jamais en Europe, tout comme son contemporain Jean Joseph Rabearivelo, qui écrit à Madagascar au même moment un roman sur le monde ancien, l'Interférence (1928, première édition 1988).

C'est à Paris que se crée un mouvement littéraire dont l'importance sera grande, celui de la négritude, issu de la rencontre entre des écrivains antillais, guyanais et africains. La revendication des spécificités de l'Afrique ne se fit pas sans confusion, mais elle avait l'intérêt de signaler publiquement une forme nouvelle d'appropriation de l'histoire. Elle devait lancer la carrière politique et littéraire de L. S. Senghor dont le lyrisme subtil et chaleureux a dominé la poésie africaine en français tout au long du xxe siècle. De plus, l'homme politique, président catholique d'un pays très largement musulman, qui sut se retirer après vingt ans de pouvoir, a donné une leçon de sagesse et de réalisme politique et laisse une importante œuvre d'essayiste.

Dans les années 1950 sont parus à Paris les principaux romans africains qui racontaient la vie quotidienne de l'époque coloniale dans une langue classique d'une verve voltairienne : Mongo Beti et Ferdinand Oyono ont ainsi connu en 1956 le succès. À la même époque, Sembène Ousmane, un autodidacte, ancien docker, commence une œuvre de fiction romanesque par des textes qui racontent le monde du travail, les conflits raciaux et politiques : son œuvre se poursuivra par une activité de nouvellliste et de scénariste. Désireux d'avoir un public local, il s'oriente vers le cinéma et tourne en wolof. Il est devenu l'un des premiers cinéastes africains, en tout cas le premier cinéaste d'Afrique noire à avoir produit une œuvre qui n'est pas encore achevée en ce début du xxie siècle.

Les indépendances africaines ont semblé tarir la veine satirique francophone. Les Soleils des indépendances, fresque critique des nouveaux régimes, a eu du mal à trouver son public. Aujourd'hui, l'accueil fait au reste de l'œuvre d'Amadou Kourouma salue une voix originale qui n'hésite pas à africaniser le français et semble constituer le modèle littéraire de référence.

Nous pouvons cependant noter la vitalité de l'expression en français au Congo-Brazzaville, petit pays repéré par les linguistes comme celui dans lequel la connaissance du français est la plus largement diffusée. Des œuvres poétiques comme celles de Tchikaya UTamsi, de Tati Loutard, ou romanesque, comme celles de S. Bemba, de Sony Labou Tansi, de E. Dongala ou de H. Lopes ont véritablement marqué les dernières décennies. Un véritable champ littéraire congolais s'est constitué : peut-être est-il hasardeux de parler de littérature nationale dans des pays déchirés par la guerre civile, dont les structures étatiques s'effondrent. Les utopies reviennent chez les penseurs comme chez les romanciers : certains États ne sont-ils pas des fictions ? Le Togo existera-t-il encore dans quelques décennies ; qu'en est-il par exemple de l'ancien Zaïre aujourd'hui coupé en deux ?

Littératures en anglais

Dans les pays de l'Afrique de l'Ouest anglophone, une presse en langue locale et en anglais accompagna le développement d'une littérature dans la première moitié du xxe siècle, mais peu de livres virent le jour. Il y eut des ouvrages d'histoire comme l'Histoire des Yoruba de Samuel Johnson (1921), voire, après la Seconde Guerre mondiale, une littérature populaire autour du marché d'Onitsha. En 1952 paraissait le premier roman nigérian, l'Ivrogne dans la brousse (1953), dû à un ancien planton autodidacte, Amos Tutuola : il devait rencontrer un succès mondial et son auteur eut beaucoup de mal à se faire reconnaître par le milieu littéraire nigérian, longtemps plein de condescendance pour un intrus. En 1958 paraît Le monde s'effondre (1963), qui est sans doute le roman africain le plus traduit et le plus connu. Son auteur, Chinua Achebe, a poursuivi une carrière romanesque féconde au contact de l'histoire de son pays, et son œuvre constitue une chronique lucide et pathétique qui a servi de modèle à plusieurs générations de Nigérians. Wole Soyinka est son contemporain, mais il est d'abord un dramaturge, actif dans l'ouest du pays, dans les universités, la presse et rencontrant un immense succès auprès des jeunes. La vigueur et le courage de ses dénonciations, notamment en 1975, celle d'Amin Dada, président un temps de l'O.U.A., lui valut le respect international, et le succès mondial de ses souvenirs d'enfance, présentés dans un texte qui mêle réalité et fiction, est sans doute à l'origine de son prix Nobel. Le Nigéria avec plus de cent millions d'habitants a, dans une histoire tourmentée, marquée par la guerre du Biafra (1967-1970), produit plusieurs générations d'écrivains de qualité qui ont donné à l'expression anglaise ses lettres de noblesse en Afrique ; Amos Tutuola est aujourd'hui mis à sa juste place de pionnier.

Des œuvres romanesques fortes sont sorties des drames de la nouvelle Afrique, comme celle du Somalien Nurudin Farah – qui a reçu en 1999 le prix littéraire international Neustadt –, hanté par l'imaginaire géographique d'un pays, la Somalie, qui n'existe plus que par une langue qu'il n'écrit pas.

L'Afrique du Sud a vu son histoire littéraire entièrement récrite et a enfin reconnu la place des écrivains noirs. Alors que se mettait en place une société de caste, les Boers établissaient leur dialecte « africain » du néerlandais, l'afrikaans, comme langue officielle et, malgré leur enfermement dans l'apartheid, produisaient des œuvres comme celles d'André Brink ou de B. Breytenbach. Les anglophones blancs, par la voix de leurs écrivains, persistaient à défendre l'utopie d'une Afrique du Sud multiraciale et démocratique, d'Alan Paton à Nadine Gordimer (prix Nobel, 1995). John Coetzee, allant au-delà de cette utopie, en explore le sens métaphysique. Tel était aussi le sens de l'œuvre puissante d'Athol Fugard, sans doute avec Wole Soyinka le plus grand dramaturge contemporain du monde anglophone, qui a su rester fidèle à son pays et pu en exprimer dramatiquement les déchirements intérieurs. Les victimes de l'apartheid choisissaient d'écrire en anglais et de quitter l'Afrique du Sud, comme Peter Abrahams ou Ezekiel Mphalele. Ce dernier rentra d'exil avant la fin de l'apartheid et plusieurs nouveaux romanciers noirs se réclament de son exemple, comme Zakes Mda ou Njabulo Ndebele. Enfin, la contribution majeure des premiers écrivains noirs anglophones, comme Sol Platjee ou H. Dhlomo, est reconnue dans un grand mouvement de réécriture de l'histoire à partir de nouvelles recherches qui font éclater l'idéologie de la séparation des races, des cultures et des langues. Demeure la question de l'avenir des littératures en langues africaines, pour lesquelles l'Afrique du Sud est aujourd'hui un exemple encore ambigu avec ses onze langues nationales.

Exils, inventions

Ces questions sur l'avenir des pays du continent deviennent l'horizon des écrivains : ceux qui les posent à partir de leur témoignage personnel, à partir d'une expérience partagée avec les autres le font avec pertinence. Il n'est pas possible de réduire la littérature de l'Afrique contemporaine à celle de ses diasporas, même si la presse et la critique du Nord sont tentées fréquemment de se contenter de cette solution aisée. En effet, un phénomène remarquable de la fin du xxe siècle aura été l'émigration considérable de cadres et d'intellectuels du sud vers le nord. Il y aujourd'hui une littérature de l'Afrique en exil, mais elle ne saurait monopoliser le discours sur l'Afrique. Elle réussit parfois à parler de ce qui n'est pas dans la fiction africaine, par exemple les guerres et les génocides des Grands Lacs évoqués avec force dans un livre écrit en néerlandais et en anglais, Chroniques abyssiniennes (2001) de Moses Isegawa.

Les questions d'édition, de choix des langues sont aussi des questions économiques : l'Afrique du Sud choisit onze langues nationales, mais il ne sera pas possible d'imprimer des livres dans toutes ces langues. Cela doit-il conduire à l'exclusivité de l'anglais ? Dans les grandes villes se développent des langues véhiculaires africaines qui sont présentes dans la chanson par exemple, voire dans des spectacles théâtraux, en tout cas dans les arts du spectacle vivant, que l'on peut nommer les arts de la performance. Elles traduisent une expérience de la vie et du monde qui est celle des jeunes – l'Afrique est un continent jeune –, qui a ses mots, ses rythmes, sa syntaxe. Comment ces voix peuvent-elles se faire entendre dans des langues européennes ? Comment peuvent-elles s'approprier les langues africaines écrites, souvent héritières de traditions conservatrices ?

L'exemple de Ngugi Wa Thiongo qui essaie de donner voix à sa fiction nouvelle en gikuyu est ici à citer. Écrivain reconnu, auteur de cinq romans en anglais publiés et traduits internationalement, exilé du Kenya, après avoir été mis en résidence surveillée, il entreprend à partir du dernier quart du xxe siècle d'écrire dans sa langue, le gikuyu. Ce groupe est l'un des principaux groupes ethniques du Kenya : il compte près de cinq millions de personnes représentant les milieux agricoles et économiques qui entouraient le premier président du Kenya, Jomo Kenyatta. Mais la littérature en gikuyu comprend une traduction de la Bible et des séries de brochures romancées à visée pédagogique ; elle comprend aussi des transcriptions et des traductions de la tradition orale. Ngugi choisit de forger une langue littéraire gikuyu : la tâche n'est pas mince et ce romancier confirmé, ce maître du roman, se trouve face à des problèmes nouveaux pour lui en gikuyu : comment identifier le personnage qui raconte ? comment marquer le discours intérieur ? le style indirect libre ? Toutes ces questions relèvent en propre de l'art de la fiction narrative, et auxquelles s'ajoutent celles liées à l'aménagement et à la standardisation linguistique, déjà largement résolues mais pas totalement dans une langue qui connaît une traduction de la Bible. L'exemple de Ngugi est à méditer : il montre combien cette initiative est utopique, puisqu'il s'agit de créer un lectorat nouveau pour un genre qui n'existe pas, dans une langue qui n'existe pas encore – car le gikuyu de la Bible et celui des contes n'est pas le gikuyu de la fiction contemporaine même si sa morphologie est en grande partie la même : une langue littéraire est toujours une création. La question posée par cette pratique de l'écriture est celle de sa reproductibilité : elle nous paraît tout à fait possible, voire même souhaitable. Le nationalisme linguistique ne vaut que par les vocations d'écrivains qu'il suscite ou qu'il ranime. Il ne sert à rien de voter des lois sur les langues officielles si personne n'écrit ces langues. La reconnaissance du bilinguisme acquise paisiblement et efficacement – « l'anglais est le kiswahili du monde » a même dit Nyerere et cela vaut sans doute aussi un peu pour le français ne saurait effacer tout ce qui se dit ailleurs et autrement. L'exemple de l'Europe multilingue, mais riche, est ici utile à l'Afrique. Il ne sert à rien de poser au défenseur des cultures de l'Afrique si c'est pour abandonner ses langues. Wole Soyinka écrit en anglais sans complexe et s'en félicite ; mais il a aussi traduit du yoruba et composé de nombreuses chansons en yoruba. La diversité culturelle, célébrée par tous, n'a de sens que si elle s'accompagne de la diversité linguistique, et ce constat vaut aussi pour l'Afrique.