Emmanuel Levinas

Philosophe français d'origine lituanienne (Kovno [aujourd'hui Kaunas] 1906-Paris 1995).

Penseur juif dont la vie a été marquée par les horreurs de la Shoah, Emmanuel Levinas a fait de la question éthique le centre de ses préoccupations. Profondément influencé par la phénoménologie de Husserl, qu’il révéla au public français avec sa thèse de 1930, il a réinterprété la métaphysique dans le sens d’une « transcendance vers l’autre ».

De la Lituanie à Paris

Fils de libraire, Emmanuel et ses deux frères sont élevés dans la langue russe, mais apprennent l’hébreu en cours particulier. En 1914, la famille Levinas, fuyant l’avancée des troupes allemandes, s’installe à Kharkov (aujourd'hui Kharkiv, en Ukraine), où Emmanuel est admis au lycée, malgré le numerus clausus qui limite à cinq le nombre d’élèves d’origine juive. En 1920, sa famille revient en Lituanie et, en 1923, lui-même se rend à Strasbourg faire des études de philosophie. Il découvre la pensée de Husserl, dont il va suivre les cours à l’université de Fribourg-en-Brisgau en 1928-1929, puis il s’inscrit à ceux de son successeur, Martin Heidegger. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat (Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl) en 1930, il se fixe à Paris. Naturalisé français en 1931, il s’engage dans l’armée en 1939 ; fait prisonnier à Rennes en juin 1940 et déporté dans un camp de travail, où il restera cinq ans, il y écrit l’essentiel de son livre De l’existence à l’existant (1947) tout en tenant à jour des Carnets de captivité (édités pour la première fois en 2009), si importants pour la compréhension de son œuvre. En Lituanie, ses parents et ses frères sont massacrés.

Poursuivant ses recherches après la guerre (le Temps et l’Autre, 1948 ; En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, 1949), Levinas se consacre aussi aux commentaires du Talmud et prend la direction de l’École normale de l’Alliance israélite universelle (créée en 1860). En 1961, il publie sa thèse Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, et, en 1964, il commence sa carrière universitaire, qui le conduira de Poitiers à la Sorbonne, où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1976. Ses travaux donnent lieu à différents volumes, parmi lesquels : Difficile Liberté (1963), Quatre Lectures talmudiques (1968), Humanisme de l’autre homme (1972), Éthique et Infini (1981), l’Au-delà du verset : lectures et discours talmudiques (1982), À l’heure des nations (1988), Nouvelles Lectures talmudiques (1996).

La méditation sur autrui

Dès l’époque où il suit l’enseignement de Husserl, Levinas ne cesse de commenter, de reprendre et, parfois, de critiquer les fondements de la phénoménologie. L’idée maîtresse de la nouvelle approche qu’il en fait est riche d’implications : la conscience n’est pas à penser comme une substance qui existerait par soi ; toute sa réalité est d’être « tension vers ». Aussi est-il nécessaire de dépasser la conception ontologique ou substantialiste du sujet : être sujet, c’est ne pas être, au sens de la permanence réduite à ses déterminations objectives.

La conscience ne peut pas être objectivée : elle est toujours au-delà d’elle-même. Elle ne peut être considérée comme un objet, puisque c’est par sa visée – et seulement par elle – que les objets sont des « ob-jets », des corrélats de la visée, jetés devant elle. Si la conscience était un objet, ce ne serait pas la conscience, puisque la conscience est, en deçà de l’objet, ce par quoi il peut advenir des objets. Il découle de là que la conscience de l’autre ne rend pas raison de sa réalité, qui est au-delà de notre puissance d’appréhender. Autrui ne peut être réduit à sa phénoménalité : il apparaît comme l’infini qui déborde absolument ma représentation, ma capacité à définir.

« La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage » (Totalité et Infini). Le visage ne désigne donc pas la face ou la figure d’autrui, mais tout son corps est visage, brèche introduite dans l’objectivité totalisable. Par le visage d’autrui, je suis visé, non au sens où il ferait de moi un objet, mais au sens où il en appelle à ma réponse : il m’est impossible de ne pas reconnaître qu’il transcende le domaine des objets, mais, cette transcendance étant extrêmement vulnérable, il me revient de veiller sur elle. La responsabilité n’est donc pas la conséquence d’actes libres d’un sujet actif ; elle précède et fonde la liberté.

Levinas a pris rang parmi les plus grands philosophes contemporains. Sa pensée renouvelle profondément l’éthique mais aussi la philosophie de la connaissance.