Journal de l'année Édition 2002 2002Éd. 2002

Un « crime contre la culture » perpétré au nom d'Allah ?

Sur ordre de leur chef suprême, les taliban ont dynamité les deux bouddhas géants de Bamiyan, prélude à la destruction de toutes les statues préislamiques d'Afghanistan. Cet acte condamné dans le monde entier, nations musulmanes comprises, révèle le durcissement d'un régime en mal de reconnaissance internationale.

Une petite semaine. C'est le temps qu'il a fallu aux taliban pour détruire Shahmana et Solsol, les plus grands bouddhas du monde – hauts respectivement de 35 et 53 m, sculptés il y a plus de 1 500 ans dans une falaise de grès dominant la plaine de Bamiyan, au centre de l'Afghanistan.

Des idoles...

De nombreux monuments civils et religieux avaient déjà été mutilés, rasés ou pillés pendant la guerre civile qui a fait rage entre 1989 et la prise de Kaboul par les troupes talibanes en 1996. Après leur victoire, les « étudiants en religion » (traduction de taleb), tenants d'un islam néofondamentaliste inspiré du wahhabisme saoudien et architectes d'un émirat fondé sur la stricte application de la charia (loi islamique), n'avaient pourtant pas été pris d'une fureur iconoclaste à l'égard des statues représentant « les dieux des infidèles ».

Sous l'influence des plus « modérés », convaincus que la valorisation du patrimoine culturel afghan favoriserait la reconnaissance internationale d'un régime honni, les taliban semblaient considérer la statuaire préislamique comme des vestiges archéologiques et non comme des « idoles », dont le Coran proscrit l'adoration. Aussi commencèrent-ils à collaborer avec la Société pour la préservation de l'héritage culturel afghan. Puis, en juillet 1999, un décret du mollah Mohammad Omar, leur chef suprême, reconnut la légitimité de respecter et de protéger le patrimoine préislamique afghan, et singulièrement les bouddhas de Bamiyan, dans la mesure où « il n'y [avait] plus de bouddhistes en Afghanistan pour les révérer ».

C'est la très brève réouverture du musée de Kaboul en août 2000 qui semble avoir déclenché une querelle entre les « conservateurs » et les « modérés ». Des mollahs se sont offusqués de voir des statues de bouddhas exposées, et ont saisi une cour islamique pour demander au nom de quoi les taliban protégeait ces pièces. Dès lors, la crise va s'amplifier. Au mois de janvier, une commission pénètre dans le musée de la capitale pour y briser quelques « idoles » à la requête des plus hautes autorités du régime.

... en proie à une fureur iconoclaste

Le 26 février, un nouveau décret du mollah Omar, basé sur des « consultations juridiques des oulémas [théologiens] afghans », ordonne la destruction de la statuaire préislamique, en commençant par le site de Bamiyan. Cette sentence provoque un tollé international. Elle est condamnée par les principaux pays bouddhistes comme par les nations islamiques qui, à l'instar du Pakistan et de l'Arabie Saoudite, redoutent les répercussions négatives d'un tel acte de vandalisme sur l'image de l'islam dans le monde. Début mars, Pierre Lafrance est désigné par l'Unesco pour tenter d'infléchir la position du mollah Omar. Dans le même but, l'Organisation de la conférence islamique envoie une délégation comprenant deux des plus hautes autorités de l'islam sunnite, les cheikhs Al Waseel, grand mufti d'Egypte, et Al Qardhaoui, théologien égyptien résidant à Qatar. Ceux-ci mettent en garde les oulémas afghans en leur rappelant que, bien loin d'être « une injonction de l'islam », leur décision s'oppose au Coran, dont un verset commande aux musulmans de fuir « l'abomination des idoles », en aucun cas de les détruire. Mais rien n'entamera la détermination des taliban. Cette « catastrophe culturelle mondiale », contestée au sein même du régime par les « modérés », a révélé leur marginalisation face aux plus extrémistes. Car, au-delà de son aspect religieux, Olivier Roy, chercheur au CNRS, estime que l'affaire de Bamiyan est l'expression « d'un repliement des taliban sur eux-mêmes, et de leur frustration ». Sous la pression des États-Unis, qui exigent toujours que les autorités talibanes leur livrent Oussama Ben Laden, considéré comme le principal « parrain » du terrorisme international, l'ONU a, en effet, renforcé ses sanctions contre Kaboul en janvier 2001. Une attitude très mal accueillie par les taliban qui, après avoir banni la culture de l'opium en juillet 2000 et lâché un peu de lest sur l'éducation des filles et le travail des femmes, espéraient voir affluer l'aide internationale pour soulager la crise humanitaire qui continue d'affecter les réfugiés et déplacés afghans. Commentant la destruction des bouddhas, le ministre des Affaires étrangères taliban Wakil Ahmad Mutawakil n'a d'ailleurs pas manqué de rappeler que son gouvernement « aurait aimé que la communauté internationale, qui a réagi avec beaucoup d'exagération au décret [du mollah Omar], n'ait pas oublié la décision de bannir la drogue », avant d'ajouter : « Il est ironique que le monde se mobilise sur des statues mais pas sur les souffrances des Afghans ». Un message on ne peut plus clair, qui établit un lien direct entre la destruction du site de Bamiyan et le renforcement des sanctions onusiennes. Comme si l'intransigeance de la communauté internationale, en renforçant l'influence des fondamentalistes au sein du régime taleb n'avait pas, en définitive, un peu provoqué ce « crime contre la culture », perte irréparable pour la mémoire afghane comme pour le patrimoine universel.