Le Congo de Kabila

Si la machine militaire a montré qu'elle avait de bons conducteurs, il reste évident que la machine politique requiert des experts tout aussi compétents. Laurent-Désiré Kabila et son équipe, au vu de leurs premiers pas sur la scène intérieure de la République démocratique du Congo, n'ont pas donné l'impression de pouvoir prétendre au titre de pilotes expérimentés.

En octobre 1996, la guerre éclate dans le Sud-Kivu, focalisant l'attention de l'opinion internationale sur la région des grands lacs un peu plus de deux ans après le drame rwandais. Déjà les succès militaires de l'Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) forcent l'étonnement. Très vite, il va apparaître que les prévisions de ceux qui limitent le conflit au « nettoyage » des camps, à la sécurisation de la frontière avec l'Ouganda et le Rwanda sont infondées. En effet, Laurent-Désiré Kabila et les siens ne font pas mystère de leur objectif : s'emparer de Kinshasa par les armes et chasser Mobutu Sese Seko du pouvoir. L'objectif est donc clair. Mais nul n'imagine alors que l'armée de Kabila pourra traverser à pied, d'est en ouest, un pays aussi vaste que l'Europe occidentale, et surtout de vaincre une armée réputée – de toute évidence à tort – bien équipée, véritable colonne vertébrale du régime depuis trois décennies.

Performances de la « machine militaire »

Dans sa conquête du pouvoir, l'AFDL dispose de plusieurs atouts. On retiendra d'abord l'étonnante préparation militaire du noyau dur de ses combattants.

Certains d'entre eux ont été intégrés depuis 1990 dans les rangs du Front patriotique rwandais, d'autres ont reçu une formation du même ordre : ces hommes démontreront qu'ils sont capables de se déplacer très vite en parcourant des distances moyennes de 60 kilomètres par jour. Ensuite, il est clair que l'état calamiteux des infrastructures joue contre l'armée de Mobutu, qui se trouve dans l'incapacité de se déplacer efficacement : outre la pénurie d'avions et de carburant, les quelques hélicoptères de combat dont dispose le régime ne sont pas dotés de cartes du pays. Enfin, plus que la déliquescence des forces armées de Mobutu et la détermination de l'AFDL, le stade avancé de « décomposition » du régime de Kinshasa aura facilité la tâche des hommes de Kabila. C'est peu d'écrire que le mobutisme n'est plus, au moment où les combattants de l'AFDL effacent un à un les derniers kilomètres qui les séparent de la capitale, qu'une coquille vide : littéralement miné par une corruption d'une ampleur phénoménale, tout aussi inlassablement sapé par l'opposition intérieure qui, durant les sept années de transition, a su préparer les esprits au changement, le régime incarné par le « maréchal » s'offre comme un fruit mûr. Là réside le principal facteur du succès de l'AFDL. On a pu le vérifier à la manière dont les hommes de Kabila ont été accueillis dans les principales villes du pays, salués comme des libérateurs. À Kinshasa, le bain de sang a été évité grâce à l'action de l'opposition intérieure, notamment celle des militants du Front patriotique, qui ont réussi à guider les soldats de l'Alliance lors de leur entrée dans la ville. Par ailleurs, si l'armée de Mobutu n'a pas combattu c'est moins par lâcheté ou par manque de motivation que parce que la plupart des militaires attendaient, eux aussi, le changement, peu prompts finalement à défendre un régime discrédité et comptable de très importants arriérés de soldes. Si la campagne éclair des hommes de Kabila paraît de nature à forcer l'admiration, la réputation de l'AFDL a sérieusement été ternie par les informations sur le sort réservé aux réfugiés rwandais en fuite dans les forêts zaïroises. Avant même la chute de Kinshasa, on savait de sources onusiennes et humanitaire – à cet égard, le rapport publié le 21 mai par Médecins sans frontières est accablant – que de larges groupes de réfugiés, traqués dans la forêt et « découverts » par les soldats de l'Alliance, avaient été massacrés. Ces derniers ne se sont pas contentés de mettre hors de combat miliciens et militaires rwandais (les seuls à leur avoir opposé une réelle résistance), mais ils ont également éliminé les civils, femmes et enfants, entraînés dans la déroute de cette armée.

Incompétence de la « machine politique »

Maître de la capitale, Kabila était attendu au pied du mur : il lui fallait en effet se défaire de sa tenue de combat pour endosser l'habit de l'homme politique. À considérer l'improvisation qui a nimbé cette mue, force est de conclure que le mobutisme reste dangereusement contagieux. Dès la chute de Kinshasa, Kabila s'autoproclame président de la République démocratique du Congo, tandis que, devant des citadins pour le moins étonnés, les principaux responsables de l'Alliance assurent leur intention de « faire élire les délégués du peuple par les paysans afin d'instituer une vraie démocratie à la base ». Les premières mesures arrêtées par le gouvernement plombent l'épithète « démocratique » d'une connotation qui ne l'est pas : la nouvelle équipe, balayant tous les textes juridiques existants, décide de prêter serment sur la base des statuts de l'AFDL ; la presse publique est décapitée, les partis politique sont suspendus et les manifestations interdites.