Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Théâtre : un certain équilibre

Pléthore. Jamais autant qu'en cette année 1993 le théâtre n'aura semblé aussi florissant. Deux cents ans après la mort du méconnu Vénitien Carlo Goldoni, on a vu le théâtre privé et le théâtre public rivaliser d'invention, on a vu le grand répertoire et les auteurs contemporains se côtoyer sereinement et de très jeunes metteurs en scène s'affirmer dans l'ombre amicale de valeurs sûres et depuis longtemps reconnues. Cette pléthore de productions, si elle traduit une incontestable vitalité dramatique, trahit peut-être aussi une maladie endémique : l'importance des propositions éparpille le public, interdit tout suivi exhaustif dans la presse, laisse peu de chances aux jeunes équipes de se faire connaître. Dopé par une augmentation sensible des subventions d'État au début des années 80, le théâtre semble peu tenir compte d'une époque de crise économique, où la fréquentation des salles est en stagnation. Un budget de la Culture en baisse (moins 5 % environ pour le théâtre) conduira sans doute, passé les premières manifestations de mauvaise humeur, une profession qui se veut responsable à reconsidérer ses manières de fonctionner.

Coûts trop élevés des productions, trop courte exploitation des spectacles : tout le monde s'accorde pour limiter les tendances négatives de la création dramatique. Mais le succès ne se décrète pas, et si l'on peut comprendre la juste alarme d'un Victor Haïm se posant la question de « l'avignonisation de Paris », on ne peut non plus, en conscience, décourager les jeunes qui se lancent dans l'aventure des planches, et les exemples sont nombreux de spectacles qui échappent aux règles et s'imposent malgré un environnement étouffant à force d'abondance et de diversité. On s'interroge et on cherche des solutions à une situation qui pourrait peut-être nuire au théâtre.

Goldoni en serait heureux sans doute. Le bicentenaire de sa mort a été l'occasion d'un vaste travail de recherche, de traduction et de mise en scène. Si l'on a revu avec un enthousiasme toujours plus grand les productions du Piccolo Teatro de Milan, Il Campiello et le Baruffe Chiozotte, deux bijoux signés Strehler, la Serva Amorosa selon Jacques Lassalle a été l'un des spectacles les plus courus de la Comédie-Française, et, dans la banlieue parisienne, Le Campagnol de Jean-Claude Penchenat a magnifiquement ouvert son nouveau lieu d'implantation, à Corbeil-Essonnes, par le Joueur.

Jeunesse. Mais c'est surtout la vitalité du temps présent qui restera la marque de cette année 93. Partout, les jeunes auteurs ont été mis à l'honneur. Au théâtre privé, où un Jean-Marie Besset connaît son premier grand succès public avec Ce qui arrive et ce qu'on attend, où Eric-Emmanuel Schmitt confirme ses qualités avec le Visiteur, où l'on retrouve le si fin Pierre Amette avec Passions d'avril. Et puis, on n'aurait garde d'oublier Jean-Claude Carrière, qui se taille l'un des plus beaux succès de la saison avec l'Aide-mémoire, pièce vieille de vingt-cinq ans mais que le public a plébiscitée, servie qu'elle était par deux distributions successives prestigieuses : Fanny Ardant et Bernard Giraudeau d'abord, Jane Birkin et Pierre Arditi ensuite.

Bien sûr, le théâtre n'a pas été avare de ses soins pour les plumes fraîches. Ni le Festival d'Avignon, ni le Festival d'automne ne les ont oubliées et ont surtout mis en valeur ces auteurs-metteurs en scène qui pratiquent « l'écriture scénographique », très emblématique du temps : Bruno Meysat, Marc François, Didier-Georges Gabilly, notamment, ainsi que Reza Abdo pour les étrangers. Mais c'est Philippe Adrien qui nous a fait découvrir Jean-Daniel Magnin et sa saignante Tranche, Jean-Claude Fall qui a éclairé la Tempête sur le pays d'Égypte de Pierre Lavile, Étienne Bierry qui a ajouté de sa saveur à la Fortune du pot de Jean-François Josselin. Jean-Louis Bourdon, lui, a tenu à mettre lui-même en scène son Landau qui fait du bruit, extravagante création de Judith Magre et Jacques François. Mais c'est d'ailleurs que vient l'écrivain contemporain qui a dominé, et de loin, l'année 93, Edward Bond. Après la création, fin 92, de la Compagnie des hommes, par Alain Françon, les productions de Jackets par Bruno Boëglin et de Maison d'arrêt par Jorge Lavelli imposent cet écrivain, qui a pour modèle les tragiques grecs et Shakespeare.