Russie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Il exista en Russie de la musique avant Glinka (1804-1857), mais on peut affirmer que c'est avec ce compositeur que la musique russe rejoignit sur un pied d'égalité la musique européenne dite savante. Pendant des siècles, la Russie demeura à l'écart de l'évolution de la musique européenne, qu'elle ignora tout d'abord, pour ensuite, à partir du xviiie siècle et des réformes de Pierre le Grand, se borner à l'imiter tant bien que mal. Cela malgré l'importance en Russie, durant toute cette période, de la liturgie orthodoxe et des chants d'église, et l'existence dans ce pays d'un folklore et de chants populaires d'une richesse et d'une originalité sans égales d'une part, étroitement reliés aux manifestations de la vie sociale (comme le mariage) d'autre part.

La musique en Russie avant Glinka

À cette situation, des raisons d'ordre essentiellement religieux, politique et social. Alors qu'en Occident, à partir du xiie siècle, la polyphonie prenait son essor tout en se confondant pour commencer avec le domaine religieux, la Russie, évangélisée depuis la fin du xe siècle avec comme premier berceau culturel et religieux la ville de Kiev, héritait en matière de musique d'église de la tradition byzantine, avec entre autres conséquences importantes l'interdiction à l'office de tous les instruments de musique, y compris l'orgue, et le refus de la polyphonie, qui ne devait apparaître que vers le milieu du xvie siècle.

Jusqu'au xviie siècle également, l'influence du facteur religieux réduisit pratiquement à néant toute musique « savante », profane ou non, ce qui n'était pas le cas dans la Pologne voisine par exemple.

La situation commença à évoluer dans le dernier quart du xviie siècle. On vit alors apparaître une musique religieuse savante : chants strophiques plus ou moins calqués sur des modèles polonais ou ukrainiens, et intitulés kantys. En 1675, l'Ukrainien Nicolai Dilezki fit paraître une Grammaire musicale. En 1672 fut fondé le théâtre de la Cour de Moscou (il devait fermer provisoirement ses portes dès 1676), et monté le premier spectacle théâtral réalisé en Russie.

On peut distinguer durant le siècle et demi qui suivit, c'est-à-dire jusqu'au début du xixe, quatre grandes périodes. Avant Pierre le Grand, la musique savante ne se développa en Russie que de façon désordonnée et embryonnaire. Avec Pierre le Grand, qui régna de 1682 à 1725, on assista pour la première fois, en musique comme en d'autres domaines, à une tentative délibérée pour copier l'Occident, mais, en musique, la structure sociale du pays n'était pas apte à répondre à la volonté du pouvoir politique : il manquait le public. Au xviiie siècle, jusqu'à la fin du règne de Catherine II (1796), la Russie vécut musicalement à l'heure italienne : on y joua de la musique italienne ou d'inspiration italienne, on importa des compositeurs italiens, les rares compositeurs russes écrivirent de la musique italienne. Avec l'époque révolutionnaire et napoléonienne enfin, la vie musicale à Saint-Pétersbourg et Moscou commença à ne plus rien avoir à envier à celles de Berlin, Vienne, Londres ou Paris, et on assista à un début de prise de conscience nationale : le terrain était prêt pour Glinka et ses successeurs.

En 1731, une troupe d'opéra italienne se produisit pour la première fois à Moscou, et, en 1733, ce fut le tour de Saint-Pétersbourg. La tsarine Anne, enthousiasmée, fit recruter en Italie une chapelle. Dans ces premiers temps, le genre dominant fut celui de l'opera seria. En janvier 1737 fut représenté La Forza dell'amore e dell'odio du compositeur italien Francesco Araja, ouvrage dont la création avait eu lieu à Milan deux ans plus tôt : sur quoi Araja fut nommé maître de chapelle de la cour. En 1742, la tsarine Élisabeth entendit La Clemenza di Tito du célèbre Johann Adolf Hasse (1699-1783), sur un livret de Métastase que Mozart, après bien d'autres, devait mettre en musique en 1791. En 1755, avec Céphale et Procris, Francesco Araja donna le premier opéra en langue russe.

Sous Catherine II furent reçus à la cour de Russie, et y occupèrent divers postes officiels, des compositeurs italiens comme Baldassare Galuppi (1706-1785), Vincenzo Manfredini (1737-1799), Tommaso Traetta (1727-1779), Giuseppe Sarti (1729-1802). Arrivé à Saint-Pétersbourg en 1776, Giovanni Paisiello (1740-1816) y séjourna huit ans, et c'est là qu'eut lieu la création de son œuvre la plus célèbre : Il Barbiere di Siviglia, d'après Beaumarchais (1782). Quant à Domenico Cimarosa (1749-1801), il vécut à Saint-Pétersbourg de 1787 à 1791, et y composa notamment, pour les funérailles de l'épouse de l'ambassadeur de Naples, son Requiem. Cette invasion de célébrités italiennes explique que les compositeurs russes du moment aient été relégués à l'arrière-plan. Dès 1756, un certain Volkov se risqua néanmoins à présenter un « opéra de style russe », Tanioucha ou l'Heureuse Rencontre. Et l'on vit naître, comme reflets de l'esprit bourgeois, les premiers ouvrages russes relevant du singspiel (ou de l'opéra bouffe). Le principal, les Cochers au relais, fut composé en 1787 par Evstigueny Fomine (1761-1800) : dans cet ouvrage remarquable par ses chœurs polyphoniques apparaît déjà le problème du servage. Fomine, qui avait étudié à Bologne, est également l'auteur du mélodrame Orphée (1792), où l'on trouve une très belle ouverture « à programme », et de l'opéra bouffe les Américains (1800), inspiré de Cimarosa. Dans le même temps, la musique sacrée se trouvait illustrée par Maxime Berezovski (1745-1777) et par Dimitri Bortnianski (1751-1825).

Durant ces années, la musique instrumentale resta secondaire en Russie. On y composa des variations sur des thèmes populaires, de 1780 datent les Variations pour clavecin de Vassili Trutovski (v. 1740-v. 1810). Mais à partir du règne de Paul Ier (1796-1801) la situation se modifia. À l'influence italienne succéda l'influence française, illustrée notamment par le séjour à Saint-Pétersbourg (1804-1812) d'Adrien Boieldieu comme maître de chapelle du tsar Alexandre Ier. Parallèlement s'établirent en Russie de grands virtuoses du piano, comme John Field en 1803 ou Daniel Steibelt en 1808. En 1802 était fondée la Société philharmonique de Saint-Pétersbourg, et, vers 1792, également à Saint-Pétersbourg, la maison d'édition de Johann Daniel Gerstenberg. Tout cela fit beaucoup pour diffuser en Russie les œuvres du classicisme viennois, en particulier de Mozart et Haydn. Dans la seule année 1801, la Création de Haydn (Vienne, 1798) fut entendue six fois en Russie. Depuis plusieurs années déjà, ses symphonies (parfois dans des arrangements douteux il est vrai) figuraient aux programmes des concerts publics et privés.

Les dernières décennies du xviiie siècle et les premières du xixe virent non seulement la vie musicale prendre définitivement en Russie les mêmes dimensions qu'ailleurs, mais l'opéra russe adopter les côtés patriotiques et légendaires qui devaient ultérieurement le caractériser si fortement. Paradoxalement, c'est une fois de plus un compositeur italien, Catterino Cavos (1775-1840), qui joua à cet égard le rôle de catalyseur. Arrivé en Russie en 1799, il y donna en 1815 un Ivan Soussanine, sujet repris plus tard par Glinka. Mais c'est surtout Alexis Vertovski (1799-1862), élève de Field et de Steibelt, et qui devait terminer sa carrière comme inspecteur des théâtres, que l'on peut considérer comme le véritable précurseur de Glinka, dont pourtant il n'était l'aîné que de cinq ans, et auquel il devait survivre cinq ans. On lui doit notamment Pane Tverdovski (1828), sorte de réplique russe du Freischütz de Weber (1821), et le Tombeau d'Askold (1835), sur un sujet inspiré de l'Antiquité slave. Quant à la musique symphonique, elle fut alors représentée par Alexandre Aliabiev (1787-1851), officier dans l'armée jusqu'en 1823, impliqué en décembre 1825 dans la conjuration des décabristes contre Nicolas Ier.

Les grands maîtres du xixe siècle

Les écoles nationales du xixe siècle, parmi lesquelles l'école russe, peuvent être reliées à l'essor des nationalités, mouvement dont l'Europe fut agitée de 1815 à 1914. Sur un plan plus strictement musical, elles correspondirent souvent à un désir de se libérer de l'emprise germanique et des techniques d'écriture considérées à tort ou à raison comme « scolaires » (par exemple la fugue). En Europe centrale, dans les pays soumis à la domination autrichienne, ces deux aspects se trouvèrent parfois étroitement liés. En France, la seconde attitude fut largement celle de Berlioz, avant d'être celle de Debussy. En Russie, les choses ne furent pas toujours aussi simples. Dans ce contexte, Glinka doit sa position exceptionnelle au fait que, contemporain (à un an près) de Berlioz, il fut le premier en date des grands musiciens « nationaux » européens, et aussi au fait que dans sa personnalité et ses œuvres se trouvent dès l'abord condensés tous les problèmes des musiques dites « nationales » du xixe siècle et même, dans une large mesure, du xxe.

Glinka et Dargomyjski

Mikhaïl Ivanovitch Glinka (1804-1857) eut une importance historique tout à fait comparable à celle d'un Liszt. Ce véritable père spirituel non seulement du groupe des Cinq, mais de toute la musique russe, déclara avoir voulu « unir par les liens légitimes du mariage le chant populaire russe et la bonne vieille fugue d'Occident », non en sacrifiant comme ses prédécesseurs le premier à la seconde, mais par des concessions mutuelles. Il y réussit largement, mais on trouve quand même chez lui un conflit plus ou moins latent entre d'une part la sonate et la fugue, types d'expression aristocratiques, internationaux et « intellectuels », et d'autre part la chanson et la danse populaires, types d'expression nationaux et largement gouvernés par l'instinct. Une chanson populaire est une entité en soi, et le problème avec une chanson populaire utilisée dans une œuvre de vastes dimensions est que, une fois qu'on l'a énoncée, il ne reste plus qu'à l'énoncer encore, en général de plus en plus fort. Kamarinskaia de Glinka et plus tard Dans les steppes de l'Asie centrale de Borodine illustrent parfaitement ce type de démarche, et ce n'est pas par hasard, mais bien pour introduire la diversité nécessaire, qu'en contrepartie ces ouvrages se caractérisent, comme tant de musique russe, par une infinie variété du coloris orchestral.

La Vie pour le tsar ou Ivan Soussanine (1836), le premier des deux grands opéras de Glinka, marqua l'acte de naissance officiel de la musique russe (sa première représentation fut dirigée par Catterino Cavos), mais fut considéré par les aristocrates comme de la « musique de cocher ». Plus russe encore devait se révéler en 1842 Rouslan et Ludmilla, d'après un poème fantastique de Pouchkine : ce fut l'échec et Glinka s'expatria, avant de mourir sans se douter de sa destinée posthume de chef d'école.

Parmi ses admirateurs, un homme d'une quarantaine d'années nommé Aleksandr Sergueïevitch Dargomyjski (1813-1869). Particulièrement attiré par la musique française, Dargomyjski écrivit deux opéras remarquables sur des livrets de Pouchkine, Roussalka (représenté en 1856) et le Convive de pierre (ce dernier laissé inachevé et complété par Rimski-Korsakov et César Cui). Contrairement à Glinka, qui composait sa musique (récitatifs y compris) d'abord, puis y faisait adapter les paroles, Dargomyjski dans le Convive de pierre ne changea pas une virgule au poème de Pouchkine, et réalisa plus de trente ans avant Debussy une réforme de l'opéra bien proche de celle de Pelléas, tout en annonçant fortement Boris Godounov de Moussorgski.

Le groupe des Cinq

Rimski-Korsakov et César Cui, qui terminèrent le Convive de pierre, étaient avec Balakirev, Borodine et Moussorgski membres du fameux groupe des Cinq, né vers 1862 sous l'égide du critique Vladimir Stassov, qui le baptisa « la toute-puissante petite clique ». Le groupe surgit dans une ambiance de fermentation politique et intellectuelle intense : abolition du servage en 1861, arrivée sur la scène d'écrivains explosifs tels que Tourgueniev, Dostoïevski et Tolstoï, délibérément tournés vers le peuple, fondation en 1863 par treize élèves « dissidents » de l'Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg de la Société des expositions ambulantes.

L'esthétique du groupe des Cinq, telle qu'elle fut formulée par César Cui, se résumait en quatre points assez peu précis, et qu'auraient pu reprendre à leur compte, ou presque, tous les réformateurs de l'opéra de Monteverdi à Debussy en passant par Gluck, Mozart et Wagner. La musique dramatique devait avoir une valeur propre de musique absolue, indépendante du texte. Elle ne devait pas ignorer le texte. Les formes de la musique d'opéra devaient dépendre non de moules traditionnels, mais naître de la situation dramatique et des exigences du texte. La musique enfin devait traduire avec le maximum de relief les divers personnages, et restituer fidèlement, sans anachronismes quand il s'agissait d'ouvrages historiques, la couleur locale.

Partisan du « retour à la terre » et de l'appel au « génie de la race », le groupe des Cinq fut en réalité composé de personnalités fort diverses et d'importance inégale. Son « directeur musical et artistique » fut Mili Balakirev (1837-1910), que ses tâches de mentor, de pédagogue et d'animateur, qu'il prit très à cœur, empêchèrent de produire beaucoup. Parfait autodidacte, il mit plus de vingt ans à mener à bien son poème symphonique Thamar, que Rimski-Korsakov devait largement piller dans Schéhérazade. Des Cinq, aucun n'était à l'origine musicien de profession. Seul le fécond César Cui (1835-1918), qui devait finir général dans l'armée, avait fait des études musicales assez poussées. Paradoxalement, c'est le seul à être tombé dans un oubli à peu près total, y compris dans son propre pays.

Nikolaï Andreïevitch Rimski-Korsakov (1844-1908), d'abord officier de marine, est une tout autre personnalité, et c'est lui dont la production est la plus vaste. À l'âge de trente et un ans, il se résolut à passer par l'apprentissage traditionnel, et s'isola pendant cinq ans pour travailler l'harmonie et le contrepoint. Nommé professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, il acquit un très grand renom, en particulier comme orchestrateur. Ses deux domaines de prédilection furent le poème symphonique et surtout l'opéra. Des pages comme le Capriccio espagnol, la Grande Pâque russe et Schéhérazade ont fait le tour du monde, ce qui n'est malheureusement pas le cas d'Antar (1903), partition moins spectaculaire mais plus intense. Dans ses quinze opéras, ce maître de la féerie musicale s'exprima encore plus complètement, surtout dans les deux derniers, Kitège (1904), où l'on a vu une sorte de Parsifal russe, et le mordant Coq d'or (1907), où Rimski-Korsakov tend la main au jeune Igor Stravinski, son élève. Enfin, Rimski-Korsakov fut aussi un ami très fidèle, à qui l'on doit de connaître les grands opéras de Moussorgski et de Borodine.

Sans lui, ni la Khovanchtchina de Moussorgski ni le Prince Igor de Borodine n'existeraient : l'un, à la mort de Moussorgski, se présentait comme un recueil de pages de musique inorganisées, et de l'autre, à la mort de Borodine, seul un tiers environ était réellement écrit.

Aleksandr Borodine (1833-1887), fils naturel d'un prince géorgien, poursuivit une carrière de chimiste. Malgré son existence agitée, il trouva le temps de beaucoup composer. C'est le symphoniste du groupe des Cinq ; par une sorte de miracle, il parvint à concilier expression nationale et esprit symphonique.

Modest Petrovitch Moussorgski (1839-1881), le plus génial des Cinq, né dans une famille noble, fut d'abord officier d'active (il démissionna à l'âge de vingt ans pour se consacrer à la musique). À l'opposé du Prince Igor de Borodine, issu de Glinka, Boris Godounov se situe dans la descendance à la fois de la Vie pour le Tsar et du Convive de pierre de Dargomyjski. Une première version (1869) fut refusée, la dernière fut représentée à Saint-Pétersbourg en 1874. Pouchkine fournit une fois de plus le canevas de l'ouvrage. Moussorgski fut à la musique de la Russie ce que Dostoïevski fut à sa littérature. Il mourut miné par l'alcool, et en proie à une affreuse solitude, mais demeure avec Igor Stravinski le plus grand musicien qu'ait produit son pays.

Tchaïkovski

Un seul musicien de grande classe vit monter son étoile en même temps que le groupe des Cinq : Petr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Il y a chez lui quelque chose de paradoxal. Tandis que les Cinq, amateurs de talent ou de génie, forgeaient presque de toutes pièces un art national, il s'en tint pour l'essentiel aux moules de la musique occidentale. Mais les Cinq œuvrèrent à Saint-Pétersbourg, porte ouverte sur l'Occident, et lui dans la vieille ville de Moscou, déjà à moitié asiatique. En outre, un Stravinski n'hésita pas à le qualifier de « plus russe de tous ». Peut-être voulut-il dire par là que dans les formes et les genres d'Occident, Tchaïkovski coula une nostalgie et un sens du pathos typiquement russes, ou encore les reflets immédiats de sa vie affective, cela par opposition aux sources d'inspiration plus « objectives » des Cinq.

Tchaïkovski fut le plus productif des grands compositeurs russes du xixe siècle, il a abordé à peu près tous les genres : symphonie, concerto, musique de chambre, piano, poème symphonique, ballet, musique sacrée, opéra. À lui plus qu'à nul autre, la musique russe doit d'avoir définitivement scellé le pacte réclamé par Glinka avec « la bonne vieille fugue d'Occident ».

Du xixe siècle au xxe

Entre Tchaïkovski et le groupe des Cinq d'une part, Stravinski et Prokofiev d'autre part, se situe une génération de compositeurs dont la mission, grâce à de sérieuses qualités professionnelles acquises aux conservatoires de Saint-Pétersbourg (auprès de Rimski-Korsakov) et de Moscou, fut de consolider l'acquis et de réaliser une synthèse. Cette génération eut d'ailleurs un prédécesseur en la personne d'Anton Rubinstein (1829-1894), formé à l'école classique et romantique européenne, et dont César Cui disait : « Ce n'est pas un compositeur russe, mais un Russe compositeur. »

La génération de 1860-1870

Anatole Liadov (1855-1914) et Alexandre Glazounov (1865-1936) furent tous deux élèves de Rimski-Korsakov. L'un composa fort peu ­ Baba-Yaga, Kikomora ­, l'autre, parti du poème symphonique (Stenka Razine), aboutit au classicisme le plus rigoureux, avec notamment huit symphonies. Directeur du conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1906, Glazounov conserva ce poste après que la ville fut devenue Leningrad, mais émigra finalement en 1927. À leurs côtés, on peut citer Mikhaïl Ippolitov-Ivanov (1859-1935), dont ont survécu les Esquisses caucasiennes, Alexandre Arenski (1861-1906), fils spirituel de Tchaïkovski, ou encore l'aimable Aleksandr Gretchaninov (1864-1956), connu surtout pour sa musique religieuse.

Rachmaninov et Scriabine

Nés à un an de distance, Sergueï Rachmaninov (1873-1943) et Aleksandr Scriabine (1872-1915) sont de loin, mais à des titres divers, les plus grands représentants de leur génération.

Compositeur et pianiste formé au conservatoire de Moscou, Rachmaninov manifesta dans sa jeunesse une admiration sans bornes pour Tchaïkovski : d'où les séductions faciles de ses pages malheureusement les plus connues, comme le 2e Concerto pour piano (1901) ou le trop fameux Prélude en « ut » dièse mineur. Plus convaincants, et parfois assez proches d'un certain Prokofiev, sont le poème symphonique l'Île des morts (1906), ou ses trois opéras dont Aleko, écrit en quinze jours en 1892. On lui doit aussi trois symphonies. Après la révolution de 1917, Rachmaninov vécut alternativement en Suisse et aux États-Unis, donnant de nombreux concerts dans les deux continents.

Des grands musiciens de son pays, Scriabine fut à la fois un des plus originaux et le moins russe, le seul à avoir été profondément marqué par Wagner et à n'avoir eu aucune attache avec le folklore. D'abord successeur attardé de Chopin, ce prodigieux pianiste subit l'envoûtement de Tristan, et, à partir de la quatrième (1903) de ses dix sonates pour piano, se forgea un langage tout personnel. Il se tourna vers les programmes philosophiques avec sa 3e symphonie, dite le Poème divin (1904), et avec les 4e et 5e, dites respectivement le Poème de l'extase (1907) et Prométhée ou le Poème du feu (1910), adopta un style de plus en plus tendu et exacerbé tout en visant à un art de messie et de prophète. Il reste un grand visionnaire de la musique et (à la même époque que Schönberg) un pionnier intrépide de l'atonalité.

Stravinski et Prokofiev

En 1907, Serge de Diaghilev (1872-1929), impresario et fondateur des Ballets russes, donna à l'Opéra de Paris des « concerts historiques de musique russe » au cours desquels on entendit notamment les Danses polovtsiennes du Prince Igor de Borodine. Deux ans plus tard, cette même page était présentée dans le cadre de la première saison des Ballets russes. En 1910, Diaghilev frappa un grand coup avec Schéhérazade, qui mit en vedette le nom de Rimski-Korsakov, jusque-là peu connu du public parisien, et surtout avec la création aux Ballets russes de l'Oiseau de feu du jeune Igor Stravinski. L'esthétique révolutionnaire des Ballets russes et l'irruption de Stravinski, bientôt suivi de Sergueï Prokofiev, projetèrent soudain la Russie à l'avant-garde de la scène musicale internationale.

Stravinski

Igor Stravinski (1882-1971) entra dans la gloire à moins de trente ans, et cette gloire ne devait plus le quitter. Premier compositeur russe à occuper (au même titre que ses contemporains Debussy ou Schönberg) le devant de la scène mondiale, il l'occupa durant les quelque soixante années de sa longue carrière. Parler de lui implique nécessairement de dépasser le cadre de la seule Russie, d'autant qu'il quitta son pays en 1914 pour ne plus jamais s'y établir et ne le revoir qu'une fois, en 1962. Cela posé, il reste que Stravinski est demeuré toujours profondément fidèle à ses origines russes, dont l'écho affleure jusque dans ses pages les plus « cosmopolites ».

Élève de Rimski-Korsakov, il s'imposa avec les trois ballets écrits pour Diaghilev et créés par lui à Paris : l'Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911) et le Sacre du printemps (1913), œuvre clé de la musique du xxe siècle. Les années suivantes le virent aborder, avec une verve parfois corrosive, des formations plus restreintes (Renard, Histoire du soldat, Noces). Avec Pulcinella, d'après Pergolèse (1919), débuta ce qu'on devait appeler, souvent non sans mépris, sa période néoclassique. Jusqu'à l'opéra The Rake's Progress (1951), il emprunta en effet largement son bien à autrui, de Machaut à Tchaïkovski en passant par Bach et Rossini, mais en général avec une originalité, un humour et une distanciation n'ayant rien d'épigonal (Symphonie d'instruments à vent, Symphonie de Psaumes, Perséphone, Symphonie en trois mouvements, Messe). Il reste que vers 1950, face à l'impact grandissant de Schönberg et Webern, Stravinski pouvait apparaître comme le porte-parole de la réaction musicale. C'est alors que, Schönberg à peine disparu, il opéra sa volte-face la plus imprévue en abordant (Septuor) sa phase sérielle, dépouillée, d'une grandeur austère, et où l'inspiration religieuse occupe une place prépondérante (Threni, Requiem Canticles).

Son influence a été et reste immense, et il n'y a rien d'étonnant à ce que, de son vivant, il soit devenu une sorte de mythe, et ait symbolisé pour l'ensemble de l'humanité la musique moderne, tout comme Picasso la peinture.

Prokofiev

La destinée et l'évolution de Sergueï Prokofiev (1891-1953) ont été très différentes. Issu du conservatoire de Saint-Pétersbourg, il débuta comme un enfant terrible de la musique avec ses deux premiers concertos pour piano, la Suite scythe (partition qui grâce à Diaghilev le « lança » en Occident), l'opéra le Joueur : ces œuvres furent toutes écrites entre 1912 et 1915. En 1917 vit le jour la fameuse Symphonie classique, conçue « telle que Haydn l'aurait composée s'il avait vécu de nos jours », en réalité très habile pastiche.

En mai 1918, Prokofiev quitta la Russie. Pendant quinze ans, il devait rester fixé en Occident, à Paris surtout, et y donner de nombreux ouvrages se caractérisant pour la plupart par un modernisme agressif tout à fait dans le climat des années 20 (2e, 3e et 4e symphonies, trois derniers concertos pour piano, ballets Pas d'acier et le Fils prodige, opéras l'Amour des trois oranges et l'Ange de feu). Mais après un bref séjour dans son pays natal en 1926-27, il en éprouva de plus en plus la nostalgie.

Il y retourna définitivement en 1933, et passa donc ses vingt dernières années dans ce qui était devenu l'Union soviétique. Sa production s'en ressentit, bien qu'avec le recul la rupture apparaisse moins nette. De cette époque datent aussi bien des ouvrages de premier plan (2e concerto pour violon, ballets Roméo et Juliette et Cendrillon, cantate Alexandre Nevski, 5e et 6e symphonies, opéra Guerre et Paix, sonates nos 6 à 9) que d'autres (oratorio la Garde de la paix) n'évitant ni les dangers de l'art officiel ni l'académisme pur et simple.

La musique « soviétique »

Nul mieux que Prokofiev n'assura le lien entre les deux époques et les deux régimes de la Russie du xxe siècle, mettant ainsi en évidence, par-delà les vicissitudes politiques, la profonde continuité de la musique de ce pays. Cela dit, au lendemain de la révolution d'Octobre, la situation était assez défavorable dans la mesure où Stravinski et Prokofiev se trouvaient à l'étranger, et où ne restaient en place que des maîtres consacrés, plus âgés et moins « avancés » qu'eux comme Glazounov, Ippolitov-Ivanov, Reinhold Glière (1875-1956) ou Nikolaï Miaskovski (1881-1950). Dès 1922, un « avant-gardiste » comme Arthur Lourié (1892-1966) dut se résoudre à l'émigration. On redécouvre aujourd'hui d'autres noms qui ont eu leur époque de gloire dans les années 1920, avant d'être occultés par le totalitarisme culturel : Nikolai Roslavetz (1880-1944), ou encore Alexandre Mossolov (1900-1973), célèbre pour sa pièce constructiviste les Fonderies d'acier (1926). On peut citer dans ce contexte Galina Ustvolskaya (1919).

Au début, on eut d'une part les manifestations de l'Association russe de musiciens prolétaires qui, ayant interprété maladroitement les impératifs de l'actualité, et sous prétexte de se rapprocher des « masses », cultivait un simplisme primaire, et d'autre part, celles de l'Association de musique contemporaine, dont les adhérents ne juraient que par Schönberg, Berg, Hindemith ou Darius Milhaud. Dans un cas comme dans l'autre, la « tradition » était brisée.

Chostakovitch

C'est dans ce contexte que surgit Dmitri Chostakovitch (1906-1975), premier compositeur important n'ayant œuvré que sous le régime soviétique, et seul compositeur de son pays à avoir acquis, depuis la révolution, une renommée internationale certaine. Personnalité complexe et tourmentée, il fut à la fois un artiste officiel soucieux de toucher le plus grand nombre possible d'auditeurs, et un rebelle plus ou moins non conformiste dont la carrière n'alla pas sans crises graves ni sans heurts avec les autorités. Ses premières œuvres, dont l'opéra le Nez, d'après Gogol, le montrent sous l'influence des contemporains les plus avancés, comme Alban Berg.

Mais son opéra Lady Macbeth de Mtsensk (1934), puis sa 4e symphonie (1936), retirée après une seule répétition, lui valurent de violentes critiques des milieux dirigeants. Leurs faveurs lui revinrent avec la 5e symphonie (1937), une de ses plus connues, et davantage encore avec la 7e dite Leningrad, écrite en 1941 dans la ville assiégée. Or on peut prétendre que les symphonies « abstraites » (nos 4, 6, 8, 10) surpassent d'assez haut celles tentant de célébrer des aspects de la vie politique de l'U. R. S. S. (nos 3, 7, 11, 12).

En 1960, Chostakovitch donna, sous le titre de Katerina Izmailova, une version nouvelle de Lady Macbeth : on put alors se convaincre qu'il s'agissait d'une de ses meilleures œuvres. Il en va de même de la plupart de ses quinze quatuors à cordes, ainsi que de l'admirable 14e symphonie (1969), sorte de requiem profane. Cette partition est de celles qui obligent à reconsidérer le stéréotype du « musicien soviétique officiel », et à voir en Chostakovitch un artiste ayant réussi à retrouver, sur le tard, l'indépendance d'esprit et même les audaces qui l'avaient rendu célèbre à vingt ans. Dans la musique du xxe siècle, il a sa place assurée.

Autour de Chostakovitch

Après Chostakovitch, le musicien soviétique le plus célèbre à l'étranger fut sans doute Aram Khatchatourian (1903-1978), originaire d'Arménie, et qui puisa largement dans le folklore caucasien ayant bercé son enfance. Il a écrit des concertos et des symphonies, mais c'est sur ses deux grands ballets, Gayaneh (dont est extraite la fameuse Danse du sabre) et Spartacus, que sa réputation repose le plus solidement. De Dmitri Kabalevski (1904-1986), le chef-d'œuvre est l'opéra Colas Breugnon, dont on entend parfois l'ouverture au concert. Nikolaï Miaskovski (1881-1950), professeur au conservatoire de Moscou de 1921 à sa mort, a écrit 27 symphonies, Vissarion Chebaline (1902-1963) a donné en 1955 une Mégère apprivoisée, et Iouri Chaporine (1887-1966) s'est fait un nom comme auteur de l'opéra les Décembristes, au sujet évoquant la révolte de 1825.

Une première version était prête dans les années 1930, une version définitive fut donnée en 1953. De cet ouvrage, on a pu dire qu'il représentait « une synthèse curieusement satisfaisante de deux incompatibles, Moussorgski et Tchaïkovski ».

Représentèrent fidèlement l'art engagé, et le « réalisme socialiste », parmi les cadets de Chostakovitch, un Tikhon Khrennikov (1913), auteur de l'opéra la Mère, d'après Gorki (1957), un Andreï Echpaï (1925), un Rodion Chtchedrine (1932), à la carrière météorique, et dont l'opéra Pas seulement l'amour (1961) décrit la vie dans une ferme collective, et surtout Gheorghi Iouri Sviridov (1915), titulaire en 1960 du prix Lénine pour son Oratorio pathétique sur des paroles de Maïakovski, composé l'année précédente ainsi que de nombreuses œuvres chorales. Les deux Arméniens Edvard Mirzoian et Arno Babadjanian (1921) marchèrent plutôt sur les traces de Khatchatourian.

La jeune génération et les problèmes de l'avant-garde

Dans les années 60, avec le « dégel », on assista aussi bien à la naissance d'œuvres dont le « contenu » n'aurait pas été pensable auparavant qu'à une prise de conscience, chez certains, des apports de l'avant-garde occidentale. Une des premières manifestations importantes de ce renouveau fut la création à Moscou, en décembre 1962, de la 13e symphonie de Chostakovitch, sur des poèmes d'Evtouchenko.

Quant à l'avant-garde proprement dite, son porte-parole le plus connu est Edisson Denissov (1929), qui, après avoir travaillé avec Chebaline et composé dans le style de Chostakovitch, a évolué en direction de Stravinski et même de Boulez et Nono, adoptant notamment divers procédés sériels et aléatoires. On peut citer également Nikolai Karetnikov (1930-1994), auteur de l'opéra Till Eulenspiegel, Sofia Goubaïdoulina (1931), Sergueï Slonimski (1932), Andreï Volkonski (1933) et Alfred Schnittke (1934), maître dans l'art de « collages » adaptant des pastiches du classicisme viennois à la musique contemporaine et auteur de monumentales symphonies, Valentin Silvestrov (1937), Boris Tichtchenko (1939), et un groupe apparu dans ce qui était alors la République soviétique d'Estonie avec Kheïno Iourissalou (Jurisalu), Iaan Riaets (Rääts), Giya Kancheli et Arvo Piart (Pärt), nés respectivement en 1930, en 1932 et (les deux derniers) en 1935. Depuis 1980, Arvo Pärt est établi à Vienne. Il est peu probable que l'un quelconque de ces jeunes compositeurs oriente de façon authentique vers l'atonalité une musique russe dont l'évolution naturelle en ce sens semble avoir été coupée net par la mort prématurée de Scriabine en 1915.

Parmi les derniers venus, on peut relever les noms de Viatseslav Petrovitch Artiomov (1940), Vladislav Alexevitch Schout (1941), Vladimir Ivanovitch Martinov (1946), Victor Alexevitch Ekimovski (1947), Vassili Pavlovitch Lobanov (1947), Dmitri Nicolaïevitch Smirnov (1948), et Elena Firsova (1950).